Maître Encreur, dessine-moi la Croix
IVAN TSAREVITCH, LE LOUP BLEU & L'OISELLE DE FEU
VYACHESLAV
Chasse (1)
Maître encreur, dessine-moi des coupoles,
Près de la Croix miraculeuse avec des icônes,
Pour qu’y résonnent les cloches
Avec des scintillements et des carillons.
Dessine-moi une cabane au bord du ruisseau,
Laisse-le couler à volonté en un mince filet,
De peur que le juge
Ne m’en interdise l’accès.
Dessine-moi un coucher de soleil écarlate,
Une rose derrière un fil de fer barbelé et rouillé,
La ligne: "Maman, ce n’est pas de ma faute !"
Ecris et laisse-les essayer d'effacer.
S’il y a assez d’espace — dessine-moi
Un bateau, avec des voiles pleines de vent,
Je m’en vais à la nage, les loups, en voilà un pour vous…
Qu’on se souvienne de moi pour toujours.
Et il s’est posé sur mon âme comme une paix.
Rencontrer ma mère est l’un de mes souhaits.
Dessine-moi la Croix, pour que j’emporte avec moi
La délivrance, mais pas la repentance.
Kolshik, par Mikhaïl Vladimirovitch Krug (1995)
*
* *
* *
[Moskva – Carnet de route]
Avant, il y avait de l’amour en toi.
Liouba lui raconte encore une fois l’histoire d’Ivan Tsarévitch en quête de l’oiselle de feu ; ces aventures merveilleuses au bout des mondes, la jolie princesse qu’il faut sauver du méchant sorcier, tout un folklore fantastique à merci de son imagination d’enfant. Le voyage, interminable, et dont elle rajoute des péripéties et des rencontres au gré de son inspiration prolixe avant de le coucher. Le baiser sur son front de cette mère qui n’est pas la sienne achève l’épisode, jusqu’au lendemain.
Une parenthèse surréaliste dans les salons cosys d’une maison close de prestige, très tard, ou très tôt. À ces heures qui n’en sont pas et qui n’appartiennent ni au jour, ni même encore à la nuit. Sous les regards attendris d’une bandercha un peu trop gentille, des derniers clients mélancoliques imbibés de vodka et des gars de la sécurité, las de sommeil et de poudre en fin de service.
Vyacheslav est un sukin syn, littéralement. Sauf qu’il ne sait pas de laquelle, et il s’en fout. Tout le monde s’en fout à vrai dire. Il est ce gamin du bordel, avec une dizaine de mères à la fois, de toutes les couleurs, autant de tantes, presque des sœurs – tout dépend du dernier arrivage. L’impondérable non désiré mais aimé, choyé, d’une contraception mal calibrée à une ère paradoxalement stérile où l’on paye des fortunes pour faire des gosses, et plus cher encore pour en choisir toutes les options.
Aux abords des eaux troubles de la Moskova, il grandit, les pieds dans la neige et la tête nue malgré la bise. Il chasse, dans les ruelles chics, entre les flocons et les regards borgnes des camés des sombres allées, parmi les manteaux luxueux et les voitures aux vitres teintées, entre les uniformes et les drones, dans ses rêves, par-delà les coupoles aux milles couleurs et les tessons de bouteilles des squats, l’oiseau magique aux plumes flamboyantes.
*
* *
* *
[Midipolia, 2244]
Tant pis, ou tant mieux ?
Assis sur le rebord du lit, dégoulinant d’une douche aussi express que sommaire après une nuit de ronde avec Pavel, Vyacheslav permet à des mains expertes de caresser son ventre, retracer les sillons de ses abdominaux qu’il trouve, après des semaines de suspension, gras et mou. La fatigue l’accable. Il voudrait dormir, hésite à le rembarrer aussitôt, mais se serait manquer de respect au messager de bon retour du Baron, et ça serait un très mauvais calcul.
Le barkhotka, nu lui aussi, effleure d’une incertitude toute maitrisée sa ceinture en V, frôle d’un ongle les deux yeux bleus encrés sur ses plis inguinaux, son sexe, se ravise d’un sourire confondu. Il s’agenouille au pied d’une croix qui remonte sur sa poitrine, étend ses bras du sternum aux épaules massives, où étincellent sombrement des étoiles à huit branches, des points cardinaux comme des malédictions. Ces lèvres embrassent une Marie pleurant des larmes noires sur un rosaire à son flanc gauche ; elle prie face aux sillages baveux d’un navire aux voiles filamenteuses contre son foie ; un vent sinistre porte des oiseaux de mauvaises augures vers une aube sanglante. Ces baisers à peine humides remontent dans son dos pour faire gronder l’orage au-dessus d’une plaine désertique, esquivent un crâne aux dents brisées sur une omoplate, comptent des coupoles pour autant d’années perdues sur l’autre, effleurent avec crainte les contours des lettres boursouflées « cyкa » qu’on a pyrogravé dans le creux de ses reins.
Une ardeur vindicative fouette son sang.
Il pourrait l’allonger sec, le prendre à revers vite et bien. Non – si c’est juste pour se vider, autant y aller à dextre. Aussi, Vyacheslav tâtonne, autorise, prend cette nuque frêle d’une seule main, songe à la rompre par sa force dopée par les OptiMuscles. Le Siniy Volk – golouboï ! et cette mauvaise blague pulse contre sa langue –, goûte une saveur de vodka éventée à cette bouche où il manque de dents, et qui n’est, définitivement pas, celle d’un androïde. Il voudrait mordre, laisser une cicatrice, corrompre cette texture sans marque ni accroc, qui offre une douceur veloutée irréelle à la pulpe rugueuse de ses doigts. Il n’aime pas la fragilité faussement oscillante de ce corps trop bien huilé, cette chair parfaite qu’un auto-chirurgien a arrangé.
Pavel a vraiment des goûts de merde, en fait. Il n’y a que cet enfoiré pour l’avoir vu à poil ; savoir qu’il est un toptoun, que lui encore, pour n’en avoir rien à foutre du code. On s’autorise des largesses dangereuses, par ici. Midipolia toute entière clignote comme un mordalik. La première fois ne fait pas de toi une tarlouze, et la deuxième c’est comme la première fois, a-t-il dit. Vyacheslav n’est pas convaincu mais force est de constater que personne n’en a rien à carrer de qui la met à qui, tant que la boutique tourne. Magnifique politique de branleurs mal branlés, plutôt. Au moins, pourra-t-il dormir tranquille, après quelques efforts de bienséance.
Le minet glisse contre lui, l’invite à monter sur son propre lit, se cambre comme une chatte bien domestiquée. Ses fesses et son trou noir s’offrent avec une lenteur de pantomime agaçante. Vyacheslav joue du pouce dans cette plaie élastique, tente de faire croître une envie languissante. Ça tarde à lui monter. Trop de patchs et pas assez de sommeil avec toutes ces conneries de chasse à Frankenstein et de bricolage pour le prochain Run. Il se sent flasque, bagarre intérieurement, invente un scénario déjà sucé un peu minable où la bataille est plus rude, essaye de s’imprégner de cette odeur de musc, de phéromones artificiels qui ont laissé une pellicule onctueuse sur cette peau si glabre et trop nette. Ça viendra, ça vient... Sa pogne verrouille cette hanche qu’il juge trop maigre, plonge sans plus de préliminaires, allonge la cadence, resserre ces jambes fluettes, puis accélère. Du ronron, ça miaule. Un espèce de cri aigu étranglé, du cinéma de petite salope parfaitement rodée aux premiers à-coups. Tout le monde sait que ça aime se la prendre, sinon ça ne l’aurait pas aussi raide malgré les genoux tremblotants et les poings verrouillés au drap. Les saccades lui sabrent le souffle. Non, il n’a pas encore récupéré de l’accident, quoi qu’en ont dit les docs. Voilà que ça en rajoute quand il passe en vitesse de croisière. Ces ersatz de feulements pseudo-féminins, c’est bon pour rassurer les hét-indécis. Il marmonne un « ta gueule » bref. Alors, après un raclement de gorge nerveux, le pidor regagne un semblant de dignité virile – et la boucle enfin.
Antique mécanique, allers-et retours de frustration, sa paume pétrit, rage un peu. Rien à bouffer là-dessus. Interminable latence. Si docile…
Des éclats troublent ses rétines, à moins que ça ne soit des diamants fous devenus spongieux, de la gélatine pailletée qui embourbent ses paupières... Vyacheslav s’éjecte de ce cul gratuit avec véhémence. Tu n’étais pas comme ça. On s’affrontait face à face, à force égale. Ce minois trop lisse coule un regard par-dessus l’épaule, la pupille emplie de la crainte de se faire rayer du carnet d’adresses pour incompétence pure et simple – ou peut-être celle de se faire simplement tabasser. Vyacheslav pourrait se bercer de ses gémissements de morveuse après une simple gifle. Trop fatiguant et pas vraiment satisfaisant. Ses yeux jurent l’inverse.
Le garçon essaye de rattraper la mise. Il roule sur le côté avec la souplesse de l’urgence, se presse contre son corps fourbu. Sur sa queue à demi-droite, à demi-érigée, il s’y penche pour l’engloutir, entame la tétée habituelle. Machinale, si redoutable efficacité.
Vyacheslav ferme les yeux. Les fantômes hantent ses fantasmes. La petite mort ranime la grande. Warszawa en embuscade l’attaque au creux du bas-ventre, sape ses dernières velléités. Envie de frapper, de hurler, de pleurer même ! Cette impuissance tue, un souvenir de gangrène purulente. Il râle à sa défaite.
Les yeux à peine rougis par la pompe, le khouïesos avale et se redresse un peu penaud.
— Maintenant, dégage.
Et laisse-moi chialer comme le lâche que je suis.
Annotations