de m'arracher aux ténèbres ?
IVAN TSAREVITCH, LE LOUP BLEU & L'OISELLE DE FEU
ROZALYN - Diable (5)
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[En cavale, Région Autonome de Corse, France, 2244]
La dose ne fait pas toujours le poison. Certains toxiques le sont davantage à faible concentration à des moment bien précis ; d’autres agissent à rebours, comme les mensonges et les non-dits.
L’échappée champêtre, menée à bon rythme avec lae biologiste, se transforme vite en trail ardu et traître à cause de ses foutues bottines. Rozalyn a beau être entrainée, l’allonge des grands segments de l’N-GE et ses semelles antidérapantes creusent l’écart entre eux tandis qu’ils dévalent le lit d’une rivière coulant en minces filets languides d’une fin d’été, parmi les ombres boisées. Plusieurs fois, et selon la profondeur des petits bassins de rétention naturels formés par l’amoncellement de pierres en bordure des creux d’érosion, la Diablesse doit s’immerger, parfois jusqu’à la taille, pour lea suivre. L’eau ne laisse pas d’empreinte et attenue notre signature thermique.
Fran en boussole, ils suivent les sentiers balisés à bonne distance, direction sud-est. Ses vêtements maintenant humides l’enserrent et la gênent dans ses mouvements. Une vraie pinzut’ ! Le reste de ses affaires est resté sur la plage arrière de la Stellantis Star-40, au village. Rozalyn ne transporte jamais rien qui puisse avoir une valeur sentimentale en mission, mais elle n’aurait pas refusé une autre tenue, en fibres souples à séchage rapide, et des baskets. Leur dérobée par une antique fenêtre déjà brisée la veille au soir ne leur fera pas gagner beaucoup de temps. Si le chauffeur est dans la magouille, le départ de leur poursuite a déjà sonné. Subissant cette initiative de fuite, Rozalyn n’a pas le souffle pour lea questionner.
Fran, ellui, évolue parmi les surfaces glissantes et les pierrailles en débouillis comme un citadin en retard prenant au pas de course les escalators, avec toutefois, le flegme de l’habitude, et dans le silence feutré d’un prédateur en chasse, son fusil en bandoulière d’épaule. Tu pourrais me semer comme un rien ! peste-t-elle, mais Fran l’attend. À chaque halte pour compensation l’écart, iel lui propose une compote ou une barre énergétique, un demi-sourire plaqué sur son visage pâle aux joues à peine rosies. Rozalyn commence à comprendre l’incompatibilité d’humeur entre ellui et Narciso. Son air de ne pas y toucher l’agace d’autant plus avec la fatigue qui pincent ses muscles optimisés après des heures de crapahute.
Méticuleuse, Rozalyn colle sa trace. Iel évite scrupuleusement les brindilles, les tapis d’aiguilles jaunies, les reliefs instables, marque l’arrêt à un bruit lointain qu’iel semble lae seul à percevoir, réajuste leur itinéraire, mu par l’instinct et un radar interne particulièrement précis – toute la nuance entre un humain augmenté et un véritable N-GE, réalise-t-elle. Pas besoin de carte ni de GPS quand on possède un sens de l’orientation digne d’un oiseau migrateur et une ouïe longue distance panoramique.
— Ça va, tu suis ?
Et d’engouffrer une énième barre protéinée goût coco-mangue tout rond puis de sauter d’un appontement rocheux de trois bons mètres avec la grâce d’un félin. Sa réception est souple quoique vacillante. Sa démarche oscille ensuite imperceptiblement sur les passages plus techniques, notamment lorsqu’il leur faut varapper pour s’éviter une voie à découvert, en marches rudimentaires taillées à même une falaise. Une cheville vulnérable que Fran, insensible, néglige.
Tu n’essayes même pas de faire semblant de me prendre pour une conne.
Le soleil fléchit sa courbe derrière les monts brumeux d’un orage estivale, qui tonne dans la vallée. Un rapide calcul entre l’horaire et la distance parcourue via son auxiliaire signifie à Rozalyn que Fran a opéré un sacré détour plutôt que de tirer droit vers la côte, et un axe de circulation principal – ce qu’elle a choisi de ne pas relever. Je n’ai aucun intérêt à aller avec la confrontation. Fran ajuste peut-être leur parcours selon ce qu’iel perçoit derrière nous. Ou bien iel me promène jusqu’à ce que je m’épuise…
L’insensibilité à la douleur n’est pas toujours un avantage. La cheville de lae biologiste a pris une mauvaise tournure et son appui devient de plus en plus instable au fil des heures à leur cadence infernale, contraignant Fran à ralentir dans la soirée. Rozalyn doit néanmoins se concentrer sur sa respiration pour économiser ses forces jusqu’à la nuit.
Les trombes d’eau les obligent à s’abriter avant le crépuscule. Noyé sous l’orage, le terrain est devenu dangereusement glissant. Au moins, nos traces s’effacent. À présent à couvert d’une cahute sentant la paille et la chèvre, elle a enfin de l’énergie et de la ressource mentale à consacrer pour la planification de leurs prochaines manœuvres. L’objectif est simple : rentrer. À cette fin, il leur faudra rejoindre un axe routier, louer un véhicule et atteindre port le plus proche pour embarquer directement vers la cité-plateforme. En espérant ne pas se faire aligner ; pas dit que le commando ait été neutralisé au complet.
Fran lui a rapidement fait le topo de sa fête nocturne improvisée : trois hommes avec une ligne rouge tatouée sur la gorge ont fracturé sa fenêtre avec un vacarme épouvantable avant de tomber nez-à-nez sur un N-GE insomniaque qui les a pris à leur propre piège, a suivi un équarrissage dans les règles de l’art pour nourrir la future génération de figatelli.
Rozalyn ne doute pas des édulcorants de cette version mais n’insiste pas. Narciso l’a prévenue ; des choses couvent à Midipolia. Des Russes en combine avec des hommes à nous ? Aussi, l’N-GE n’a aucune marque, ni sur le visage, ni sur ses mains ou ses avant-bras. Iel ne s’est pas battu, ou alors contre des lascars bas de gamme mal équipé. Or, il serait très surprenant, sinon décevant, que quelqu’un voulant capturer lae biohacker envoie des pignes avec seulement leur bite et leur couteau contre une cible d’une telle valeur. Miser sur la surprise, avec des armes amagnétiques pour ne pas se faire détecter, mais se faire avoir parce que trop bruyants en cassant du verre ? Erreur de débutant. Possible mais trop hasardeux.
Rozalyn peut bien lui laisser le bénéfice du doute. Après tout, lae Doctor possède un corps de Chasseur, comme Donna Maddalena. Et leur patronne a des réflexes et une puissance que même Narciso ne peut compenser avec son expérience et sa technique. La dernière charpie d’Inébranlable dans l’arène lui soulève encore le cœur.
Son profil androgyne se découpe dans la pluie. Rozalyn est prise de scrupule. Pour elle, Fran est cette personne qui a pris soin d’elle comme un bébé vulnérable, au sortir de la cuve. Iel l’a nourri à la cuillère, l’a lavée, habillée, fait marche à nouveau malgré ses membres grêles après des mois de suspension… comme les rares ombres de sa mère biologique ne l’ont sans doute jamais fait.
Ses yeux se posent sur les balafres de son cou. Une pensée fulgure, mais Fran est plus rapide :
— Oh, ça ? (iel se renfrogne) Maddalena n’a pas beaucoup le sens de l’humour. Je n’ai pas particulièrement envie de retourner à Midipolia, d’ailleurs… Mais ne t’inquiète pas sur ce point : je serai coopératif. Primo, je n’ai aucun intérêt à me faire alpaguer par vos nouveaux copains-ennemis-associés ; primo-bis, j’en ai rien à foutre de ce vous branlez entres vous, et je ne veux pas le savoir. Secundo, je commence gravement à me faire chier de vivre depuis plus de trente ans comme un berger des âmes en haut de sa montagne corse. Ne prends pas ça pour toi, hum, le panorama et le calme sont superbes, mais je n’ai pas changé d’enveloppe pour subir l’éternité comme un ermite. Enfin… Tercio, je préfère encore revenir de mon plein gré avec le confort et les jouets qu’on m’a promis plutôt que de me retrouver en kit sur le billard. Il y a des parties de moi auxquels je tiens encore, figure-toi. Et je compte en profiter longtemps.
Son larynx artificiel grésille d’un rire froid. La lumière semble s’éteindre dans ses pupilles contractées. Iel reprend, d’une autre voix, si douce et posée, presque triste :
— Tu es comme lui. Tu te soucies beaucoup trop des autres, même si tu ne le montres pas vraiment. En ça, tu lui ressembles beaucoup, même si tu.
Arrêt sur image. Iel a un instant de flottement, puis switche avec un naturel désarmant :
— Tu as quels genres de remembrances ?
— Je n’ai pas de…
Stupéfaite, Rozalyn a répondu par automatisme. Fran lui sourit, de cette demi-grimace entendue parentale. Sa main aux doigts amputées pianote sur son paquet de cigarettes taché de sang avant d’en cueillir une. Encore une fois, elle se laisse magnétiser par ce geste d’une précision lente mais sans mouvement superficiels. L’efficience d’un chirurgien…
— Je n’ai pas effacé ta mémoire, Rozalyn.
Un rond de fumée vantard se fait mitrailler en franchissant le rebord d’une fenêtre sans carreaux. Fran s’y accoude.
— Mais j’ai oublié.
Sa poitrine se serre. Ces mots l’amusent comme une vieille plaisanterie cent fois radotée. Rozalyn plisse le nez à cette affreuse odeur de tabac russe.
— Je te l’ai déjà dit. Le cerveau n’est pas un disque dur mais un système. Un neurone ne sert pas à stocker mais à faire passer des messages chimiques. Je n’ai rien supprimé. J’ai juste coupé les ponts. Tu as oublié parce que tu ne peux plus lire les données. J’ai… comment dire ça simplement ? J’ai partitionné l’organisation de ton cerveau pour mettre une partie de tes souvenirs dans un coin. Une espèce de sauvegarde fantôme enkystée.
— Donc mes souvenirs sont toujours là. Bien au fond, mais toujours là.
En dedans, elle sent un appel d’air venant d’un gouffre, si profond, si effrayant, qu’elle combat la tentation de s’y pencher.
— Bien évidemment, mais comme tu ne les relis pas, ils finiront par s’épuiser et se fondre dans le néant quand ton cerveau recyclera ses cellules. La mémoire est une chose qu’on réécrit et renforce à chaque lecture. Parfois, un combo de stimuli en ramène certains à la surface.
— Comme ton petit tour de drague minable ?
Iel poursuit sans relever :
— Ça clignote et ça s’éteint. C’est tout.
Rozalyn percute comme un camion sur voie maglev lancé à contre-sens.
— Combien de fois ?
Fran cille. Elle hésite sur la formulation exacte.
— Cette partition, combien de fois tu l’as faite sur toi ?
Son regard trop clair erre quelque part dans la nuit puis le murmure chuinte d’une bouche à peine entre-bâillée :
— Nous… j’ai oublié.
Et les volutes acres d’une Russtik s’étiole sous la pluie.
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