T'ai-je sollicité

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IVAN TSAREVITCH, LE LOUP BLEU & L'OISELLE DE FEU

ROZALYN - Diable (4)

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[Hameau u Pian di Valu, commune de Santa Lucia di Talcinu, Région Autonome de Corse, France, 2244]

C’est justement parce que je t’aime que je ne peux pas te faire confiance. Même si je te serai éternellement reconnaissante.

La rencontre de la montagne et de la mer en dentelle de roches et d’écumes fait de cette île un endroit à part. Les cicatrices sur ses seins, la démangent. La nuit précédente a réveillé des souvenirs qu’elle croyait enfouis. Rozalyn se laisse aller à un brin de nostalgie, non sans lâcher la poignée de maintien. La conduite locale en manuelle à l’avantage de son inconvénient, intraçable mais peu confortable quand on est habitué aux larges voies maglev midipoliennes adoucies par l’IA. Ici chaque cahot, chaque virage offre une vue panoramique sur le vide d’où gronde une rivière. Plusieurs fois, bien qu’elle ne soit pas au volant, elle espère ne croiser personne sur cette route affreusement étroite.

De son débarquement de ferry à Civitavecchia, puis du terminal aéroportuaire de Rome jusqu’à Figari, elle n’a fait que suivre des sbires sans nom qui l’attendaient d’un point relais à l’autre. Cette confiance aveugle dans les instructions de Narciso mêlée à une méfiance naturelle asticote toujours ses nerfs en mission. Rozalyn a recueilli avec soulagement le pistolet offert à sa descente de l’avion, qui dort maintenant sous son aisselle, couvert par sa veste. Elle espère ne pas en avoir besoin, mais le Diable lui a largement suggéré que la paix avec les Russes est aujourd’hui, plus que jamais, très relative. Et une femme seule fait toujours une cible facile, même si j’ai un peu de peine pour ceux qui viendront se frotter à toi.

Le véhicule s’engage dans les cols sinueux qui montent vers les anciens villages montagnards, ces mises en scènes avec acteurs pour touristes, traverse les forêts de hêtres et de pins laricio. Un troupeau de chèvres ayant investi le vieux goudron rosâtre pour siester en plein soleil les oblige à s’arrêter par deux fois, à sortir puis à négocier avec les têtues caprines pour libérer le passage. Rozalyn oscille entre amusement et paranoïa ; sublime occasion d’un piège.

Le hameau, juché en nid d’aigle sur une crête, parmi les résineux, n’a pas changé depuis sa renaissance. À croire que même la mousse prend son temps pour couvrir les murets dans cette photographie désuète peuplée d’irréductibles authentiques autochtones et de quêteurs de sens et d’ouverture d’énergie gaïa-mystique. Autant par faute de place que pour s’assurer un départ rapide, le cas échéant, son chauffeur gare le véhicule en pleine milieu de l’unique ruelle qui coupe le village en deux alignements de maisons d’anciennes pierres aux toitures solaires.

Face au perron d’une bâtisse rénovée, Rozalyn appréhende ces retrouvailles qui n’en sont pas vraiment. Narciso l’a prévenue en ces termes sibyllins : « Frank t’apprécie. Raison pour laquelle c’est mieux si tu y vas à ma place. Il est trop malin pour t’opposer une résistance frontale, mais méfie-toi ! Il n’est pas tout seul dans sa tête… Enfin, la menace numéro un reste la Krovavaya. J’espère me tromper mais… On se comprend.». Elle a pris l’avertissement au mot, non sans hausser un sourcil, mais son père adoptif a étouffé sa question.

Elle n’a pas le temps de toquer que la porte s’ouvre sur un papi rachitique qui lui désigne l’intérieur d’un doigt déformé par l’arthrose.

Ùn vi scurdate e vostre cose quandu partite.

Un signe de cornes puis le vieux piétine vers l’opposé de la rue. La rouquine entre sans autre formalité, rompue à ce petit cinéma.

— Vous êtes toujours aussi apprécié, Doctor… lance-t-elle à l’N-GE qui s’affaire dans la cuisine.

Une odeur de détergent particulièrement tenace et un ordre irréprochable y règnent. De larges couteaux baignent curieusement dans l’évier. Elle note les vêtements de randonnée et les chaussures boueuses de son hôte. Des détails qui l’interpellent, au souvenir de la maniaquerie presque pathologique de lae scientifique.

— Appelle-moi Fran, corrige-t-iel gentiment. Juste Fran. C’est une très vieille histoire manquée... Je le baiserai aujourd’hui que ce serait toujours de la pédophilie.

Iel ricane un peu en regardant par la fenêtre le petit vieux de tout à l’heure qui discute avec le chauffeur. Elle accepte un café noir d’encre tenu par une main qui ne compte que trois doigts et deux moignons pour l’annulaire et l’auriculaire – rien d’accidentel, elle le sait. Rozalyn a fini par comprendre le mode de fonctionnement singulier de cellui qui avait assuré sa rééducation après sa sortie de cuve.

Fran escamote sa main sous la table quand iel s’assied face à elle. Une patience d’ange, derrière un sens de l’humour bancal, a noué une relation particulière entre eux, à des années lumières de l’animosité qu’iel entretient avec Narciso ; un passif jamais ne serait-ce que mentionné.

— Ça te fait combien maintenant ?

Iel jette quatre sucres dans sa tasse, remue bruyamment. Le temps passe mais certaines choses ne changent jamais. Rozalyn se rend compte qu’elle éprouve de la sympathie pour cellui qui lui a enseigné l’art des poisons.

— Vingt-sept ans, officiellement.

Iel sourit, aussi mignon que terrifiant. Fran est le prototype même de ses créations : les N-GE. La ressemblance avec Maddalena et Giovanni la perturbe d’autant plus, aujourd’hui ; clone conforme à trois étapes différentes d’une vie extensible.

— Tu es stable ? Pas de réminiscence ?

La vie de montagne a sculpté un corps vif, réactif, et, elle n’en doute pas, affreusement puissant et endurant malgré sa finesse. Les mêmes fibres musculaires qui lui donnent, à elle aussi, une force supérieure à un mâle de gabarit équivalent, malgré le dimorphisme humain classique. Avantage qu’elle a décidé de maximaliser en allant à la salle quatre fois par semaine.

— Aucune.

— Tant mieux.

Ses longs doigts arachnéens extraient avec une méticulosité fascinante une Russtik d’un paquet tâché de rouge oxydé. Sans un mot, elle l’observer tirer sur le clou de cercueil du bout de cette bouche à moitié paralysée. Cette grâce curieuse a toujours semé le trouble chez Rozalyn.

Elle n’aime pas l’attirance étrange qu’elle éprouve pour lae biohacker. Cette sensation qu’elle a de se sentir se tendre vers ellui comme une ado face à son idole durant leurs échanges de banalités.

— Tu as pris en masse. Tu es mignonne comme ça, finit-iel par lâcher, au bout d’un moment de plus en plus malaisant.

Rozalyn bute sur le changement de ton trop appuyé. Le regard un peu trop porté sur son généreux décolleté. Leur proximité offre une ouverture facile à saisir. Le genou de Fran appuie contre sa cuisse, sous la table, tandis qu’iel écrase son mégot dans sa tasse, faute de cendrier.

Directe, elle arme son poing pour le lui coller dans sa face. La faïence réalise un vol plané non contrôlé pour se fracasser plus loin. Fran encaisse, redresse la tête sans faire mine se ressentir la moindre douleur. J’avais oublié ce détail. Croassement synthétique en guise de gémissement, ou de rire, avec des gencives sanglantes.

Putain de merde ! Elle regrette aussitôt son geste, dicté par une irrépressible réponse biochimique, se rassoit, fébrile. La rage s’empare d’elle, incapable de contenir le frisson qui l’a parcourue à ce simple effleurement – une provocation dans laquelle elle est tombée comme une bleue.

Un fin filet commence à gouter de la bouche de lae biologiste. Elle secoue la main qui a porté le coup. Des années qu’elle n’a pas subi une perte de contrôle pareille. Une rapide introspection lui confirme son intuition.

— L’empreinte, c’est ça ? renvoie-t-elle, pour marquer la distance de sécurité entre eux.

Fran se lève de table pour ramasser les éclats qui jonchent le sol auparavant impeccable de la cuisine. Iel a l’air visiblement satisfait de sa petite expérience.

— C’est plus compliqué que ça… mais oui. D’une certaine manière.

N’importe qui de normal aurait eu un geste vers sa blessure. Pas Fran, qui renifle à peine et laisse le sang gouter sur son t-shirt imprimé Pachamama dans un calme olympien avant de passer un chiffon humide sur le café renversé et les cendres. Iel se relève en prenant appui sur le plan de travail, puis se ressert dans un nouveau mug. Les greffes à ses cartilages luisent légèrement. Rozalyn ne connaît que trop bien les N-GE pour savoir qu’iel scanne la zone. Elle n’aime pas cette impression qu’elle a de jouer une comédie sans avoir le fin mot de la pièce.

Qu’est-ce que tu essayes de me faire comprendre ?

— Je te refais du café ?

— Narciso ne me fait pas cet effet.

Là, Fran rigole franchement. Son larynx artificiel grésille.

Elle a fini par le déduire en voyant des photos avec Maddalena. Narciso traîne sa cinquantaine d’années depuis plusieurs décennies. Si les N-GE suivent une maturation au ralenti, c’est aussi le cas des Diables – ces soldats génétiquement optimisés du siècle dernier, qui eux sont garantis appellation d’origine intra-utérine contrôlée. De vrais êtres humains, nés de mère non standardisées, optimisés puis remerciés car moins rentables que des machines. Elle n’a jamais osé demander la différence au concerné par peur de sa réaction.

Une fois le fou-rire contenu, Fran poursuit ;

— C’est parce qu’il est raté, comme tous ceux que je n’ai pas désignés. Ça marche mieux sur les femelles. Mais bon, les volontés d’un état-major et la réalité de la physiologie, hum. On ne travaille pas contre la nature. Jamais. Votre métabolisme est plus conservateur, et votre réponse à l’agression est mieux modulée. Question de fitness d’espèce.

Le verbiage rend lae Doctor attachant, mais aussi particulièrement irritant. Je vais t’en mettre de la modulation de la réponse à l’agression et du fitness d’espèce !

Son regard noir n’impressionne pas Fran. Roz préfère temporiser. Elle ignore tout de son l’arsenal. Ses deux mètres de maigreur cachent leurs secrets ; des greffes d’optimisations, des lames entre les phalanges, des toxines sous les ongles certainement. Merde, si ça se trouve ses membres repoussent comme à un axolotl. Et cet enfoiré a dû faire exprès, pour la jauger ! Enfin, dans le cas où iel serait récalcitrant, elle lui flinguera un genou. Mal ou pas, iel courra moins vite avec une balle à la place de la rotule.

— Tu as confiance en l’homme qui t’a conduit ici ?

Son sang ne fait qu’un tour.

— Pourquoi tu me demandes ça ?

L’antique machine à café vrombit, couvre leurs voix.

— Parce que j’ai eu des invités surprises cette nuit.

Rozalyn revient sur l’évier, l’odeur étrange qui en émane, celle encore de ses affreuses Russtik, et les couteaux qui y trempent.

— Les cochons ont adoré… Alors maintenant, dis-moi franchement, c’est quoi le plan ?

Les gens dans la confidence à propos de la localisation de lae Doctor bicentenaire se comptent sur les doigts d’une main. Considère toujours que la loyauté des autres, ça va et ça vient. Surtout à l’intérieur de l’Organisation. La rouquine avise la porte fermée. Elle regrette d’avoir mis ses bottines neuves et un jean qui galbe ses jambes musclées. Pas l’idéal. Deux sacs à dos de randonnée sont posés contre une armoire, à côté d’un fusil de chasse, prêts au départ.

Quelqu’un nous a vendu ! Après une brève mais intense réflexion, elle répond :

— J’ai jamais fait la vallée de la Restonica.

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