IVAN TSAREVITCH, LE LOUP BLEU & L'OISELLE DE FEU

JABEZ

Corruption (3)

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[Midipolia, 2244]

Tu as beau fermer les yeux, dans le noir tu te cognes invariablement.

La tempête a avalé des junkies et des frankés sous la cité, des suicidaires opportunistes, des gamins inconscients et papi-mamies déments-débilino-séniles oubliés dehors et d’autres indésirables qui ne manqueront pas à grand monde. Le grand nettoyage débute, pour la plus grande joie des sociétés privées sous contrat de la municipalité, avec son lot de dégradations plus ou moins intentionnelles, sans compter les invariables vols de marchandises sur les débarcadères – la spécialité locale pour faire raquer les assurances.

Les jours qui suivent, Jabez peaufine son dossier dans le cas où il faudrait « homologuer » en antidate les preuves. Aboubakar lui jette son sandwich sur le bureau avec une mine dépitée. Son expression lui rappelle sa femme quand elle sait avoir raison.

— Alors ?

Le Loup a la côte sur les réseaux. Les parieurs attendent son retour revanche impatiemment. Jabez déballe sans faim son repas, croque un bout. Aboubakar lâche enfin, las :

— Les Douanes l’ont retrouvée avec un raf qui a dérivé. Un drone a donné l’alerte…

Un temps lui est nécessaire pour refaire la connexion logique.

— Bordel de merde !

Le poulet-curry s’offre un dernier vol par-dessus le bureau. Le lieutenant Jabez saute sur place, attrape son blouson estampillé Sureté.

— Laisse tomber, Jabez ! Change de chasse ! hurle le commandant tandis qu’il traverse le couloir en trombe.

Si cette veste n’était pas si lourde sur ses épaules, peut-être pourrait-il être un « bon » flic bien sage concentré sur des objectifs réalistes.

Le port imbibe toujours son nez de cette odeur de friture trop cuite et trop salée. À midi, le soleil dans l’azur acide passe sur la ville et couvre la zone d’un voile d’ombres sur les combinaisons des techniciens, des automates en fil de fer. Les froissements des petits sachets plastiques scellés se mêlent au clapotis des vagues.

Près d’un ponton, l’équipe de scientifiques de la Centrale s’active à repécher ce qu’il reste du cadavre de la frankée , non loin d’un tas de débris flottants ; étrange crachat d’un cyclone vite passé, qui aurait dû l’envoyer par le fond. La baignade dans la saumure a gonflé et verdi le corps comme une baudruche à écailles. Les doigts, les orteils et les lézardes de plaies ont régalé des charognards hardis mais aucun n’a voulu finir festin, peut-être écœuré par cette chair avariée et modifiée. Une pellicule de microalgues crémeuses et de sel a enduit la peau tendue à rompre, mélange de crasse et de paillettes de mer. Le visage est un ballon putréfié où il ne reste qu’une fente abjecte, un sourire étrange et béant ; un message à l’ironie terrible.

L’identification ADN crache un nom et un prénom sur lesquelles Jabez ne peut plus fermer les yeux. Le légiste, qu’il connaît bien, résume l’exécution :

— ‘Fait un bail que j’ai pas vu un sale bordel pareil. Électro’ ou vibrolame, p’t-être. Rare mais charcutée propre, tu vois l’espèce ? Ah ça, c’est sûr. Mais je dois passer ça sur la table pour verif’. Ça prendra du temps. Y’a embouteillage dans les frigos. Avec la tempête et la dernière esclandre dans les quartiers avec l’autre commissaire-là, plus la mario’ en panne, je dois tout m’ouvrir à la main… Putain de ransomware par-dessus ! M’a zouké toute l’archive, l’enculasse.

Il n’a pas le temps de grappiller autre chose, qu’un brigadier des Douanes s’immisce pour un topo des plus expéditifs :

— C’est quoi ton problème ? T’es pas chez toi ici.

Aboubakar grésille comme un taser à cette politesse. Jabez prend une bonne seconde de microméditation. Les douaniers n’ont pas le sang bleu des autres brigades. Le leur est saturé de saumure, ce qui les rend désagréables dès qu’on piétine leur territoire ; le port et ses miasmes. Ce spécimen est particulièrement réputé pour son esprit collaboratif.

— Y’a pas de problème, Macbeth.... tacle Jabez. Y’a jamais de problème avec toi. C’est ça, mon problème.

— Eh, ça suffit. Tu remontes à la surface, là où ta veste, elle y brille bien. Et tu te la carres, okay !

— Mange ta merde, Macbeth ! argue Aboubakar. Les paillettes on sait très bien comment tu les ramasses.

Jabez attrape la manche de son adjoint pour éviter du grabuge. Trop malin pour ne pas connaitre le petit jeu du lieutenant Yann Macbeth. Un mauvais geste, un blâme et peut-être une mise à pied ; alors l’enfoiré aura les coudées franches pour arranger les types qui le payent pour être borgne.

— Faudra demander à votre commandant pour le rapport, conclue le morgueux.

Sur cette diplomatie constipée, il s’en retourne à ses aimables et silencieux cadavres escorté d’un Macbeth ravi de son petit effet. Message reçu, bandes d’enfoirés.

De retour dans l’aéro, Jabez se fait l’économie d’un sermon envers son acolyte. Le silence est entretaillé de « fais chier » et de « pour sûr » qui n’attendent aucune réponse, jusqu’à ce qu’Aboubakar n’en puisse plus :

— Tu dois savoir, pour sa gosse, à cet enfoiré. Une petite frankée de luxe avec des cils interminables de poupée. Même qu’il crèche plus haut que les chefs. Putain, ça me dégoûte !

Jabez s’engage sur le Cercle pour rentrer à la niche, ménage un temps de réflexion. Il n’a pas envie de refaire une conversation qu’il a déjà eue. Blanche comme une Immaculée Conception qu’on jacasse à la pause-café. Donna Maddalena Bianchi en modèle réduit. Que les parents aient payé quelques faiseurs clandestins en tirant le mauvais numéro est récurrent, ce n’est pas le seul. Ce genre de business rapporte gros et nourrit les caisses noires de nombreux labos. Peut-être qu’il paye sa dette comme ça, en réglant les problèmes.

Tout le monde est complice malgré lui. Faut faire avec.

— Ouais… (il botte en touche, laconique). Mais ça sert à rien de piter à la provoc.

Peut-être bien que si les Douanes sont si briguées, c’est parce qu’il y a des gars comme Volpino ou l’Albanais pour mettre des paillettes dans la vie merdique des sous-bites d’une cité-État bananière. Là où les cols blancs assurent le buffet et où les cols zippés jusqu’en haut picorent les miettes.

Au-delà de toute animosité professionnelle, presque naturelle au vu de leurs affectations respectives, Jabez aimerait poser la question au Lieutenant des Douanes Yann Macbeth ; Comment tu as géré ça ? La perspective de sa visite à la clinique de conception l’angoisse. Jabez chasse l’idée avec le reste de sympathie qu’il pourrait éprouver pour son non moins sympathique collègue. Et si le mien sortait tout blanc, l’aimerais-je tout pareil ?

Le commandant l’alpague sur le retour :

— Qu’est-ce que j’t’avais dit ? T’écoutes rien, Jabez. Maintenant, tu veux pas aller voir au Mystic si les filles ont des infos pour le prochain Run sur le Cercle ?

Qu’une pauvre gamine qui s’est payée du custom génétique foireux se fasse déchiqueter sous Midipolia n’excite personne. Ça fait même pas de point bonus pour les états de services. Ouais, rien à branler que des psychos charcutent des petites paumées.

Putain qu’elle est lourde cette foutue veste de la Sureté sur ses épaules ! Il a l’impression que ses bras pèsent une tonne quand il la pend à la patère derrière la porte de son bureau tout neuf. Jabez n’ose pas regarder son comparse dans les yeux. Aboubakar ne décroche pas un mot du reste de la journée. Lorsque l’adjoint part, à dix-sept heures moins une minute, sa veste reste là, jetée en vrac sur le rebord de son siège. Jeunesse se passe, trépasse.

Jabez ferme les yeux, masse ses tempes de ses doigts engourdis. Des étoiles voltigent dans l’obscurité, si noires mais brillantes, et sur sa rétine s’impriment des lettres sanglantes dans une pierre de lave saturée d’eau crasse et salée.

Elle s’appelait Avrora Lysenko.