Si tu savais changer de nature

8 minutes de lecture

IVAN TSAREVITCH, LE LOUP BLEU & L'OISELLE DE FEU

SKËNDER

Mutation (1)

Si tu savais changer de nature quand changent les circonstances, ta fortune ne changerait point.

Le Prince, Nicolas Machiavel

*

* *

* *

[Midipolia, 2244]

Le dentiste va peut-être avoir plus de boulot que prévu.

Lorsque Skënder revient à lui, la croûte dans son cou brûle et tiraille. Roza m’a pas loupé, putain… Son corps balloté, pris de spasmes, s’est recroquevillé dans une fraîcheur humide, une gangue étroite où son souffle chaud reflue sur son visage moite. Un collier de serrage en plastique lui scie les poignets, un autre enserre ses pouces. Ses doigts gigotent pour y faire circuler le sang. Une douleur irradie alors dans son bras gauche devenu gourd. Encore dans la nébuleuse, des bulles multicolores éclatent dans sa vision floutée de ténèbres. À cette sensation de roulis, de plongeon de son estomac comme dans un ascenseur sans limite, l’angoisse obstrue sa trachée. Prisonnier d’un cercueil ! S’asphyxier dans une boite lestée jetée à la mer l’horrifie. Avec ce précieux oxygène qu’il hyperventile…

Non. Tout est immobile autour de lui, sinon un reste de vertige. Sainte Marie Mère de l’Enfant Jésus, Notre Prophète, Dieu miséricordieux, merci merci merci ! Il tente de déplier ses jambes ankylosées. Impossible avec les attaches qui verrouillent ses chevilles et le lien qui les joint à ses poings croisés dans son dos. En ver de terre saucissonné, les muscles mous, et les côtes labourées malgré le pare-balle dégrafé qu’il porte encore, Skënder peine à redresser son tronc à l’aveugle et constate avec délice qu’il a, en réalité, la place pour bouger. Il se remue jusqu’à un angle de mur, y prend appui, se redresse en étouffant son mal et attend que le reliquat de drogue se tamponne. Avec la conscience plus nette, revient l’enchaînement des évènements. Dans un flou cinétique : son père, les Russes, ses velléités passagères de héros, Giovanni, cette rafale qui a failli le couper en deux et le caprice infâme de son ange gardien, leur fuite ; les dernières images nettes découpent un fauve roux toutes griffes dehors se jetant sur lui. Ce que ça me vaut de sauver le cul du prince ! De rien, bande d’enfoirés. Il retient ses larmes, même si personne n’est là pour les voir dans le noir.

Sa baraka ne pouvait pas être éternelle. Pas qu’il comptait vraiment leur échapper. Rozalyn flanquée du Diable ! Le pari était inespéré, surtout avec le colis surprise tout aussi barjo. L’N-GE ressemble à une version élimée de Maddalena avec la psyché en patchwork. Le même châssis Chasseur, mais trop vieux pour être Luciano – supposant ce dernier pas tout à fait mort. Encore une sale histoire jamais racontée.

Skënder n’a eu aucune chance. Il le savait. Son corps a néanmoins bougé à cette ouverture au shop. Et quand bien même il se serait fait la malle, pour aller où ? Jusqu’à quand ? Tout ça pour se faire cueillir chez sa mère. La pauvre doit être dans un état… En espérant qu’ils ne l’ont pas touchée. Une prière vaine. Skënder inspire profondément cet air presque illimité à sa disposition et cela le rassure. D’abord recentrer sur les choses sur lesquelles il a une prise. Si Maddalena voulait se débarrasser de lui, la petite merde qu’il est serait déjà évacuée. A priori, son pote kamikaze a eu le bon goût de se faire refouler à l’entrée du paradis. La matrone pourrait en être mieux disposée à son égard. Enfin, tout dépend comme on lui raconte l’histoire. Giovanni pourrait confirmer. C’est pas la meilleure des situations certes, mais ça offre plus d’options qu’au fond de la Méditerranée. Skënder pourrait se payer le luxe de négocier sa vie tant qu’il est utile.

Et maintenant ?

Le sol et les murs sont en ciment ou équivalent, lisses, secs et plans, pas du tout le revêtement sous les quais ou au fond des docks. Plusieurs fois, Skënder cligne des yeux pour en chasser les mouches, guette et analyse les bruits alentour. L’eau ne ruisselle nulle part, aucune course de pneus, pas même l’écho d’un mégaphone ou d’une radio, ni les pépiements des raccords électriques mordillés par les croûtards, sinon leurs couinements une fois pris en chasse par les brigades félines. Non, juste les battements de son cœur qui ralentissent un peu. On ne le séquestre pas à l’endroit habituel où l’on prévoit de faire gueuler un pauvre type.

Après un temps infini d’obscurité moirée à longer en asticot la pièce nue ridiculement petite, le besoin de pisser âprement retenu et la soif au point de lécher sa propre sueur sur ses lèvres, des pas se trainent, deux cadences distinctes, dans ce qu’il devine être un couloir adjacent, vers lui. La porte racle en s’ouvrant mais point de lumière sous la cagoule. Deux cadences distinctes.

– T’as pas besoin de moi, j’t’attends dehors. J’te pose ça là. T’appelles au besoin, OK ?

Le vieux Zulfiaqar, chez qui les passages à tabac coupent systématiquement l’appétit, lâche lourdement la caisse à outils. Du métal cliquète. Skënder imagine déjà la rouille des tenailles dans sa bouche, le marteau écrasant ses phalanges les unes après les autres, les sécateurs pinçant ses orteils ou ses oreilles et les perceuses avec les mèches à métal forant des petits trous dans ses tibias. Ses molaires claquent malgré lui. Il se fait cette réflexion absolument idiote qu’il a rendez-vous pour un détartrage la semaine prochaine.

Zulfiqar s’éloigne en grommelant. La porte grince avant de se refermer. Skënder regrette out à coup sa solitude. Clap d’un briquet. La fumée de Russtik qu’on lui souffle au visage lui pique les narines. Terrible proximité soudaine. L’odeur des cigarettes paternelles lui tombe au fond de la gorge. Et tu m’as mis là-dedans sans rien me dire ! La langue pâteuse, Skënder salive et s’humecte les lèvres. Des pinces osseuses le redressent.

La voix électronique résonne dans l’espace clos, à moins que cela ne soit des acouphènes :

– Comment tu t’appelles ?

Skënder tremble. Il croit comprendre l’embrouille. Se blinde. Gémir ne ferait qu’exciter les sadiques. Autant que ça aille vite.

– S-Skënder.

– C’est papa qui a choisi, ou maman ?

– Je… sais pas.

Déglutition pénible. Il a tellement soif mais n’ose rien quémander.

– Comment tu t’appelles ?

Échos, échos.

– Skënder, répète-t-il avec la crainte de ne pas avoir bien répondu à la question.

– Tu en es sûr ?

– Je… oui.

– Je pourrais te faire tellement mal que tu en oublierais ton propre nom.

Des doigts palpent son bras blessé, dénouent le bandage sommaire poisseux. Le jeune homme appréhende chacun de ces gestes qui explorent la plaie à son cou, descendent avec lenteur, comme une caresse, sur sa poitrine, passe sous ses vêtements pour tâter son ventre, les hématomes sur ses côtes qui se soulèvent avec sa respiration saccadée. La pression d’un point douloureux le fait sursauter et il étouffe un cri. Skënder redoute les questions qu’on ne lui a pas encore posées. Elles viendront et mentir ne servira à rien. Trop de fois, il a assisté à des interrogatoires du Diable pour savoir que si les Bianchi veulent une information, ils l’obtiennent. Et cette créature-là, qui pose ses pattes sur lui avec une douceur malsaine, est d’une espèce autrement plus injonctive.

– Tu as quel âge ?

Une lame a jailli et sa course dans son cou, près de son oreille lui intime motus et immobilité. Elle dénude son torse du col jusqu’en bas d’un geste vif. Skënder ne contrôle déjà plus sa langue. Il vient à regretter qu’on ne l’ait pas déjà roué de coups.

– Dix-sept ans.

Les ongles passent et grattent sa peau moite de sueur pour glisser vers son nombril. Sa fuite en arrière l’amène contre un mur. Acculé, une serre capture sa gorge et plaque sa tête dans l’angle avec une force paralysante. L’autre enlace sa main droite, appuie entre son pouce et son index sa marque d’appartenance à la Stidda. Les petites billes qu’on a injectées sous sa peau roulent sous le contact de la créature.

– Et tu es déjà un homme d’honneur.

Sifflement, ni moqueur ni admiratif. Iel reprend :

– Joli, l’héritage. Mais ça a son prix. (La voix sature dans les aigus :) C’est encore un bébé… Commence pas ! Décision collégiale. J’ai quand même le droit de m’amuser un peu. Regarde comme il est un beau. Un pur Authentique. Zéro optimisation ni méca. Tout est d’origine. Vierge.

Skënder a oublié de respirer alors que l’étreinte s’est relâchée. Deux griffes passent autour de sa taille et dézippe sa braguette avant de tirer complètement son pantalon et son caleçon à ses chevilles. Il voudrait protester, ruer, faire preuve d’un minimum de résistance malgré ses entraves mais la tétanie s’est emparée de ses muscles. Le contact de ses fesses sur le sol lui est glacial. Quand l’N-GE se détache de lui, prenant peut-être du recul pour mieux le mater, il parvient à bafouiller de rage et d’impuissance :

– Vous êtes qui ?

– Ça dépend. Tu as des choses à me dire, Skënder ?

Dans une autre vie, il aurait aimé être courageux et faire des trucs dingues comme Giovanni sans se soucier des conséquences, avoir la panoplie complète du stiddaro qui en impose d’un seul regard, ne craindre rien ni personne grâce à un physique optimisé et profiter d’une réputation qui vaut presque totem d’immunité. Mais voilà, la vie n’a jamais été juste. Même cet abruti de deuxième zone d’Eligio chez les Ozzello a plus de chance de l’enrhumer avec une gifle que l’inverse. Aussi, Skënder tient à chacune des trente-deux dents bien en place dans ses gencives et à sa petite fierté d’homme. Et la décision qu’a prise son père à la Mèche de le foutre dans cette merde n’est pas la sienne. Tu me fais même pas assez confiance pour m’en parler avant ! Peut-être que c’est ça, le pire de tout ; que le petit poussin s’est fait embrigader pour se faire écrabouiller et paner comme un putain de nugget avant d’être servi à ce prédateur.

Pour toutes ces foutues raisons, bonnes et mauvaises, Skënder déballe avec une sincérité pitoyable en se dandinant :

– Je sais pas où il est. Et si je savais, je le dirais. Mais je sais pas. Je sais pas, OK ! Il m’a planté là-bas et, et…

Il hoquette. Personne n’a le droit de le juger. Personne n’était là quand ça a vraiment dérapé.

– C’est dommage, ça. On va devoir faire connaissance, toi et… hum, d’accord… Fran.

Iel desserre le cordon de sa cagoule et la retire d’un coup. La pièce baigne soudain dans une lueur pâle derrière une ombre famélique immense penchée sur lui. Un monstre dont la moitié du visage ne rend pas son sourire à l’autre.

– Tu sais, j’aime pas faire de mal aux enfants, mais j’y suis obligé. Parce que sinon Maddalena va vraiment me l’abimer. Et j’y tiens. De toutes les Fleurs, c’est ma préférée... Toi aussi, tu as des choses auxquelles tu tiens, n’est-ce pas ? Chut, pleure pas, viens-là.

Des yeux trop clairs aux pupilles affreusement dilatées se rivent en lui. Skënder lae voit porter à sa bouche un petit de tube, puis iel fond sur lui. L’étreinte est froide et raide. Des pointes éraflent son visage. Sa langue s’imprègne de fiel quand iel plaque ses lèvres contre les siennes. Une salive amère ruisselle dans sa gorge.

Et tout devient doux, sucré et tiède comme de la barbe à papa.

Annotations

Vous aimez lire Emystral ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0