quand changent les circonstances,

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IVAN TSAREVITCH, LE LOUP BLEU & L'OISELLE DE FEU

SKËNDER

Mutation (2)

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– T'écoutes l'émission de K-Billy, le "Super son des Seventies" ? Moi, c'est mon émission préférée.

Le rire freeze. Une langue court près de sa jugulaire, remonte à son oreille, mordille un lobe. La nausée lui soulève l’estomac. Skënder crache un liquide tiède sur ses cuisses qui dégouline à ses pieds, se mélangent à la sueur et au sang. Peut-être d’autres trucs aussi. Les spasmes à son sphincter menacent de le vider et il se dit, l’imbécile, qu’il est déjà suffisamment dans la merde pour s’en rajouter.

L’N-GE a eu un geste de recul, une grimace. Un poing s’écrase contre sa pommette. Le jeune homme vacille mais son assise est vissée et lui, ligotée à elle. Sa bouche est comme pleine de graisse, assoiffée. Skënder se laisse accrocher par les volutes roses comme des bras qui flottent autour de lui. Ça soulage. La douleur des coups de lames et la bastonnade précédentes se fondent presque dans cette chaleur épouvantable, qui sent la fraise. Il tangue. Merde, c’est forcément la chaise qui bouge autant… Il était persuadé d’avoir encore ses chaussures. Ses orteils se tendant pour effleurer le sol, cette fraîcheur de stabilité liquide. Tu délires, mec.

– Comment tu t’appelles ?

Il voudrait implorer, mord si fort ses lèvres pour ne pas se mettre à geindre. Ce n’est pas ce qu’on attend de lui. Il a droit un bonbon à chaque fois qu’il répond correctement à une question. Tout devient plus doux, comme des baisers de filles alcooliques. Skënder hésite, mais aucun coup ne le sanctionne. Un hoquet le soulève tout entier. Un faisceau de lampe repasse une fois, puis deux, traîne des nuées de phosphènes sur ses rétines. Son sang bat dans ses tempes une mesure dingue. Il entend à peine :

– Chut. Laisse-nous faire, Skënder. Ça fera moins mal. Enfin, j’imagine.

Parterre, un cadavre d’emballage multicolore. Y’en a plus. Pourtant, il a essayé d’être sage. Ses intestins le labourent encore de l’intérieur. Des sensations fantômes. Quelque part, il entend des raclements de métal, des cris, la caisse à outils dans laquelle on farfouille. Il sait qu’il n’est pas seul ; que le premier qui parle aura le droit de sortir d’ici. Il fait des efforts, vraiment, mais sa tête est aussi vide que son estomac.

Il n’ose même relever la tête pour marmonner :

– Je sais pas où il a pu aller. Je sais pas, putain… s’il vous plaît…

– Ah ! Je n’ai pas encore posé la question suivante. Sois pas pressé. J’ai encore jamais perdu de pari avec Narcisse. Ça le rend dingue, tu sais ? Il n’y voit plus très clair, en plus… Nous, on sait que toi, tu vas tout nous le dire. N’est-ce pas ? T’as juste besoin d’un peu d’aide. Ou bien tu préfères qu’on se détende un peu ?

La caresse à sa joue puis jusqu’à son bas-ventre est brûlure, même si une part de lui s’y est résigné. La tension dans ses yeux le fait cligner sur une poche à perfusion, le cathéter planté dans son coude. Dans le coton d’une mémoire écœurante qui lui donne mal aux dents, Skënder s’accroche à un nom.

Elle s’appelle Munya. C’est une professionnelle que les Ozzello payent pour se vautrer sur les genoux de Giovanni à chacune de leurs sorties. Une superbe pièce rapportée typée brunette méditerranéenne avec un hâle doré et des cils d’anémones. Elle s’est déjà tout intégrée à leur groupe, maintenant. Marco et Eligio la taquinent comme n’importe qu’elle autre fille des clans et ça se déplace en bande organisée aux toilettes avec le naturel désarmant de ces femmes qui caquètent et portent un taser contre leurs cuisses depuis l’âge nubile.

Pendant que l’héritier Bianchi fulmine de voir Litzy contre son humerde, lui, le brave petit second bade sur la ligne de ces hanches voluptueuses pinçant cette taille en sablier avant de remonter sur cette gorge et cette poitrine aux mamelons larges et bruns qu’il voit s’agiter sous la fine maille transparente de la brassière que son ami n’effleure même pas. Quel gaspillage. Les joutes se poursuivent avec Vitorre, les autres garçons à témoins. N’en pouvant plus, le petit prince finit par lui refourguer cette moule trop collante, enchevêtré dans les ondulations blondes de Litzy qui s’éparpillent dans ses danses comme des filaments de méduse. Il ordonne : amuse-toi bien.

Voilà. Obéis au maître, petit chien. Lève la queue, donne la patte, assied-toi. Obéis, obéis, obéis… Capito?

La première fois, Skënder l’a sautée au fond des vestiaires de l’Indigeste bien volontiers, ivre et maladroit, mais surtout soulagé de d’échapper à cette ambiance de plomb ; cet appel à la poudre et aux bagarres avec des clients qui ne font pas toujours bien attention à qui ils parlent quand on ne les sert pas assez vite par rapport à cette table du fond si bruyante.

Les cheveux de Munya ont l’odeur de l’huile d’olive, ses lèvres le goût de la tequila à la rose. Skënder oublie dans leur naïveté feinte, cette douceur tarifée qui ce lui est pas destinée, son équilibre précaire. Lorsque ses jambes serrent sa taille, et qu’elle mordille son oreille, parmi les blousons et les casques, il se sent – enfin – stable.

Les fois suivantes, il s’applique à toujours se trouver un coin d’intimité toute relative sur la banquette quand la polichinelle les suit dans les escapades au (W)Hore Al’ain, pourtant réservées à l’escouade masculine.

Giovanni le regarde la baiser avec cette indifférence du documentaire animalier, sinon un froncement de sourcils d’un tutoriel de démontage d’un fusil trop rapide. Skënder trop plié à l’usage – combien de fois se sont-t-ils fait tailler des pipes côte à côte ? – ne s’en formaliserait pas si l’N-GE n’avait pas cet éclat de fièvre qui allume parfois sa pupille lors d’un match sanglant aux docks ou d’une convocation par les Fasci. Ces yeux trop clairs lisent en lui avec une transparence presque honteuse, puis se détournent finalement, las des bruitages du coït. Un sourire un biais, puis résonne une note presque familière dans le froid du rire : Tu l’aimes bien, sì ?

Alors, Skënder voudrait fondre comme le sel dans cette odeur de transpiration suave. Munya est douce, si câline, avec ses cils interminables qui l’agrippent et le brûlent ; ses ongles sont des griffes offertes par un démiurge salace… Comment ont-ils pu penser une seule seconde qu’une créature aussi fragile puisse intéresser un psychopathe ? Skënder ondule entre réalité, fantasmes et cauchemars artificiels. L’anémone l’a agrippé. Il l’a senti au premier baiser. Ce goût si terrible : l’influence des phéromones synthétiques et de la béta-khaty. Munya est une copy-cat, une Optimisée qui tend à ressembler à ses N-GE d’infiltration. Elle a dû couter très cher ; toutes ces années de conditionnement pour en faire une poupée malléable, organique, capable d’aimer et de souffrir, qui obéit malgré tout.

Comme lui.

Et cette graine, une fois tombée là dans son ventre gavé de pourritures, s’y nourrit et germe.

Le monstre le prend tout entier, par cette bouche, cette vulve, ce cul. La gueule s’ouvre à béante et leurs vides résonnent et se remplissent – tant pis si ce ne sont que de mensonges volatiles, des erreurs de synapses, des tromperies de chimie. Skënder aime à corps défendant ces tentacules qui vont chercher des plaisirs qu’il n’a pas osé explorer, plus bas que ses résistances, ces griffes comme des harpons glissant entre ses fesses. Il oscille entre cette frontière subtile de l’intrusion et du désir – annihile tous ses doutes et ses jalousies.

Puis cette mâchoire se referme sur son oreille, le précipite au fond du gouffre. Cette douleur, là, versatile et pulsatile qui déborde de ses orifices. Ce sucre amer du dard et les blessures qu’il lui inflige.

Il aimerait lui dire : Tu sais, le jour où il te laissera approcher, ce sera pour te tuer. Hélas, Skënder ne dit rien. Il sent, dans sa douceur, cette illusion si visqueuse, qu’il est spécial, qu’elle ne veut que lui, que son bien-être. Et puis, Giovanni le lui a demandé. Ça ne demande pas tant d’effort ? C’en est même plutôt plaisant.

Ce baiser avec les dents ; l’air lui manque. La souffrance n’appartient pas aux rêves roses ni au sommeil, aussi il s’y accroche. À ces mots qui ne font aucun sens. Ces doutes terribles. Cette loyauté pour laquelle il est simplement en train de se faire enculer bien profond.

– C’est vrai, ce qu’on dit, à propos des N-GE Chasseurs ? Que ce sont des hermaphrodites, parce qu’ils ont des gènes de hyènes tachetées ?

Comme elle est belle avec son sourire plein et entier, sa mèche de cheveux qui a collé à son maquillage. La curiosité est un si vilain défaut…

– Tu ne devrais pas dire ça.

Si c’était vrai, Eligio ne se serait pas privée de raconter que la « copine » de Giovanni a un pénis, afin de confirmer toutes les rumeurs homosexuelles.

Le doute s’insinue, lent poison, tremblement succinct d’une mémoire déficiente, qui rebondit et… Pourquoi tu le défends ? S’est-il déjà battu pour toi ? Pour elle, oui. Mais pour toi, jamais. C’est toi qui a pris les coups à sa place, la dernière fois. Encore une fois.

Bobine. Grésils de bandes étroites et noires, d’entraves et de jeux interdits.

Skënder a beau explorer ses souvenirs, enfant, il n’a aucun arrêt sur image suffisamment net pour affirmer, ou non, si Litzy aurait un semblant de virilité. Et cette question, qu’il n’a jamais osé poser auparavant, tant elle était en dehors de sa matérialité, lui donne un vertige. Parce qu’il est incapable de se rappeler de la dernière fois où il aurait pu apercevoir les rares formes de son amie. Ce corps d’Artificielle conçu pour le combat qu’elle cache sous des vêtements amples. Si ce n’est ces délires de colorations, quelques grimaces à la rigueur, à vrai dire, même Skënder a du mal à faire la différence entre Litzy et Giovanni.

Des clones, tous des clones ! Maddalena l’androgyne, toujours sous des robes, des tuniques amples… ces uniformes asexuées des transhumanistes sectaires et des hybrides sympathisants qui appellent à annihiler les genres humain pour n’en former plus qu’un seul.

Skënder a perdu le fil de ses pensées. Elles défilent, vrac et ressac, douleurs et peines de cœur – retombent sur le parcours sportif, près du skate-park où tous les étudiants d’Amazon aiment zoner quand il est encore trop tôt pour aller boire et que les filles ne veulent pas s’enfermer en salle VR.

Munya, dans ses bras, a suspendu son baiser à une énième figure de callisthénie des deux N-GE. Il les revoit danser avec la gravité, inconscients de leurs privilèges. Giovanni chute avec souplesse, jette son t-shirt vers les filles, frêle silhouette en V, ligne des abdominaux obliques tracée, s’étire juste pour le cinéma, car il n’a d’yeux que pour la punkette traceuse, toujours en superman au-dessus d’une barre. Eligio et sa bouche ouverte se referment sur tous leurs rancœurs ; il pourrait avaler toutes les pilules du monde, jamais il n’égalera cette grâce.

La bande passe et repasse, ça laboure en dedans et les attaches de plastiques lui fond mal.

Munya qui ondule sur lui. Eligio qui embrasse langoureusement Litzy sous la rage tue et impuissante d’un garçon que rien se semblait pourvoir ébranler.

– Il me fait peur, tu sais.

Un instant volé. Skënder n’aurait pas dû lui demander son ID, l’appeler, la voir après les cours. La vouloir rien que pour lui. Il avalé les mots pour ne pas répandre le poison au-delà des blessures promises. Pour quoi dire ? Ne t’approche pas de lui. N’essaie pas. Il viendra quand il se sera lassé de ton petit jeu. Il va te déchiqueter comme un croûtard juste pour le kiff de t’entendre couiner. Cela n’aura strictement aucune conséquence. On nettoiera derrière lui, on s’excusera platement. De l’autre côté, on se dira que c’était finalement pas la meilleure des idées, tant pis, tant mieux, qu’importe, on trouvera autre chose. Et on oubliera la jolie petite pute qui s’appelait… comment déjà ?

Skënder !

La voix de son père, qui hurle dans les escaliers. Je t’ai dit de.... Le couloir et les vieux tubes luminescents. Les coups de feu et les Russes. La flaque fluorescente qui se répand autour de sa jambe. Je suis désolé. Tu dois… – rembobine ; bobine ; débine, ; bim ! bam-boum !

Fils indigne.

La gifle fait presque du bien. Elle remet les choses en perspectives, évacue le sang. La petite salle sombre. La porte métallique sur la gauche. Le montre aux segments longs et osseux, son demi-sourire de carnassier penché sur lui. Le plastique contre son dos et ses fesses. Sensation de moiteur étrangère sur sa peau, dans sa bouche des dents qui bougent et…

– Comment tu t’appelles ?

– Munya…

– Oh merde… Tu es sûr ? s’esclaffe-t-iel.

– On s’en branle ! Tu l’as cramé. Le minot sature en plein. Y nous raconte la même depuis une heures. Putain con ! Tu me donnes chaud avec tes conneries.

L’ombre diabolique derrière, sans pitié ni yeux, juste des braises sous un bandeau imbibé.

– Dis pas des mots doux comme ça, tu m’excites.

Un rai de lumière transperce les silhouettes puis la porte grince lentement jusqu’à se refermer. L’N-GE s’assoit carrément sur ses cuisses et l’enlace, chuchote à son oreille en lambeau :

– Allez, on reprend tranquille. Juste toi et moi. En tête à tête.

La lampe revient, imprime des bisous de lumières sur ses yeux pleins de larmes. Ses oreilles sont brouillées par la chanson du sang. Il entend encore :

– Comment tu t’appelles ?

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