ta fortune ne changerait point.
IVAN TSAREVITCH, LE LOUP BLEU & L'OISELLE DE FEU
SKËNDER
Mutation (3)
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La monstresse électronique scande :
– Je suis Skënder et je vois les escaliers à côté des boites aux lettres. Papa est à côté de moi. (Un silence, puis un bruit de goutte-à-goutte) Répète.
Sa mâchoire craque. Il obéit :
– Je suis Skënder. Je vois les escaliers à côté des boites aux lettres. Papa est à côté de moi.
Morve, bile rouge et mémoires gémissants dévalent sa bouche, ruissellent à ses pieds nus. Avec un soulagement terrible, il bouge ses orteils ; dix petits doigts intacts qu’on a pas jetés dans le seau parce qu’il se souvient enfin.
Il est Skënder. Il voit les escaliers à côté des boites aux lettres et ça ne sent plus sa propre pisse mais celle à la bière, avec la mauve et cette espèce de peinture protectrice antirouille qui couvre toutes les surfaces métalliques du quartier de la Mèche mais que les croûtards grignotent et finissent par chier en paillettes arc-en-ciel. Les bandes bioluminescentes bataillent avec les ombres ; elles tiennent à distance les monstres tagués sur les murs. Les couleurs tourbillonnent un peu. Son père est à côté de lui ; il pose une main rassurante sur l’épaule du garçon. Toute la scène se stabilise. Il a mal aux pieds dans ses dockers neuves. Son père a insisté pour qu’il les mette, même s’ils ne vont pas sur les quais et que les semelles à accroche magnétique lui pèsent à chaque pas quand ils s’engagent dans les marches. Skënder ne demande pas pourquoi on s’emmerde au lieu de prendre l’ascenseur, même si la cage agonise de rouille. Un étage, puis deux, puis cette fois les deux mains sur ses épaules, fermes et anxieuses. Vacillantes.
– Écoute, Skënder. Écoute-moi bien. Je vais monter seul et tu vas tracer par-là (il désigne l’enfilade de portes sur leur gauche), monter jusqu’au dernier par l’escalier extérieur, pas l’ascenseur c’est très important, une fois sur le toit, tu prends la passerelle de maintenance numéro quatre, celle qui est peinte en bleu. En haut de l’échelle, la porte sera déverrouillée. Tu m’as bien compris ?
L’arberèche résonne jusque dans sa moelle. Skënder s’en veut de ne pas être capable de pouvoir répondre dans la même langue que celle de son père ; d’être capable de répondre tout court à ce non-sens. Ce n’est pas le point de chute mais l’Albanais tranche nette ses protestations :
– Tu es un garçon intelligent, mais je veux que tu m’obéisses. Et quoi qu’il se passe, tu m’as bien compris ? quoi qu’il se passe, tu montes là-haut, tu prends le chemin de maintenance et tu suis le tracé vers la réserve quatorze. C’est pas compliqué : passerelle quatre en bleue, puis direction réserve quatorze.
Son père le fixe droit dans les yeux un temps indéfini tandis que Skënder recule d’un pas, avise les environs pour trouver une pastille de caméra, un signe quelconque de plaisanterie dans le regard de son géniteur, une foutue raison qui pourrait justifier ce merdier dans la crasse qui colle sous ses pieds. Parce que ça ne fait pas partie du plan, mais d’un autre putain de plan.
– Allez, dépêche-toi ! (sa voix est lente, faussement calme) Je te rejoins là-bas.
Il l’embrasse sur le front, contact si rare. L’aux’ paternel émet un long bip. L’écran de Skënder s’est tout à coup figé. Le panneau de l’ascenseur juste à côté a viré rouge erreur. Son père vérifie son arme, le regarde comme s’il était surpris que son fils soit encore là.
Déjà, c’est la cavalcade en contre-bas, des interjections en russe. Mais Skënder ne bouge pas. C’est son père qui le bouscule en se jetant sur lui lorsque le feu se met à crachiner par le dessous des marches.
Le mélo de bagarre prend l’odeur de la poudre rose, sa couleur et peut-être son goût. Comme une langue râpeuse qui peigne une mèche de cheveux dans son cou poisseux. Chut, doucement, nous sommes-là. Avec toi. Avec Skënder, qui… sonné, se redresse sur un visage félinoïde à poil rose et aux yeux orange. Une patte aux longues griffes le repousse au sol. À sa périphérie, son père compresse sa jambe en jurant et gesticulant. Je t’ai dit de… Skënder pâlit, il ne sait plus où est son flingue et quand bien même, se sait incapable de se dépatouiller. La vitesse à laquelle l’hybride lui a sauté dessus et sa force sont inhumaines. Sa queue double bat furieusement l’air. Une ribambelle de clochettes accompagnent sa tête lorsqu’elle se penche sur lui. Ses pupilles minces comme des fentes le pétrifient.
Des hommes la rejoignent, les encerclent et les tiennent en respect. De là où il est, impossible de les compter par-delà les statures musculeuses des deux premiers. L’Albanais gueule en runglish son incompréhension. Skënder suit l’échange sans rien y attraper, trop mauvais en russe, majoritaire. Bon Dieu qu’il déteste ce refus paranoïaque les neuro-implants chez eux ! Giovanni et son don des langues ont encore de beaux jours devant eux ; et une place garantie dans toutes les négociations.
Finalement, la félinoïde, a priori nommé Maneki, ou Kina, enfin un truc comme ça, un peu japonisant, conclut la conversation à l’intention de ses hommes :
– Vous, vous montez et allez chercher Frankenstein. Et tant pis si y’a du bobo.
Les hommes s’exécutent à la course. Skënder n’ose pas bouger. La félinoïde attend que les degrés avalent le cliquetis des armes, puis se détourne de lui pour se pencher sur son père. Ses pupilles s’étrécissent à la vue du sang.
– C’est ton gamin ?
L’Albanais hoche la tête.
– Prends-le avec toi et cassez-vous. Skënder, je suis désolé, tu dois…
– Non, je crois pas, coupe-elle. Eh toi, reste pas planté là. Appuie ici !
Son père le supplie du regard dans une flaque luisante sous le bio-éclairage. Skënder s’approche les mains en l’air, non sans un œil vers son arme, puis s’agenouille pour compresser la plaie sur la cuisse. Deux trous ; entrée et sortie. Sauf que ça n’arrête pas. Il faut un garrot et… L’hybride le fixe intensément, puis se lèche le dos de la main qui ne tient pas son flingue. Dans sa confusion, une certitude se plante en lui. Quoi qu’il y ait entre eux, je ne fais pas le poids.
– Lorik, on a un deal. Tu viens avec moi et on s’arrange pour ton gamin. Lui tout seul, il nous sert rien. On se comprend ?
Échange de regards vides. Skënder reçoit cette trahison en plein cœur. Déjà, la perspective de vivre comme un fantôme anonymisé par les procédures le saisit d’effroi.
– On s’est compris, lâche son père après un silence qui veut tout dire.
Alors Skënder voit l’hybride fouiller son gilet pour en extraire un autre auxiliaire, au bracelet large et noir mat avec un petit logo de fleur – le même que celui au poignet du lieutenant Yann Macbeth, sauf pour l’emblème. Elle le serre en bonne place puis scrolle sur la projection tout à fait fonctionnelle pour lancer un code sur les Réseaux Brigades.
– Cette plongeuse, c’est vraiment une artiste. Bon… Skënder, c’est bien ça ? On évacue ton paternel et…
Une explosion les fait sursauter. L’hybride à l’ouïe sensible grimace et semble défaillir l’espace d’un instant.
Skënder sait qu’il n’aura pas d’autre chance pour échapper à une vie de cavale. Il se jette sur son arme, se redresse et fend aussitôt le couloir adjacent d’une course à s’enflammer les poumons. Son père crie dans son dos, mais il n’a pas le courage de regarder en arrière.
– Ah, voilà ! Nous sommes fiers de toi. Maintenant écoute et lorsque je claquerais des doigts…
On a éteint la lumière, mais il en filtre par l’interstice de la lourde porte rouillée. Il répète :
– Je m’appelle Skënder Zijai.
Puis il s’arrête. Le siège humide de ses fluides colle à ses fesses et ses cuisses. Le souffle âcre de la Russtik glisse sur ses cils, tout près, si près de lui, l’ombre dans les ténèbres, ses lèvres empoissonnées sur son visage trempé. Skënder pleure des larmes qui brûlent les entailles sur ses joues et l’air coule dans sa gorge desséchée de soif. Il voudrait que ça finisse. Enfin non, pas comme ça. Il veut juste rentrer chez lui, rincer, bon Dieu de merde ! toute cette saloperie qui suinte par tous les pores de sa peau et qui n'est même pas sa propre transpiration, voir sa mère, si elle va bien, si... Je viens de condamner mon propre père. Comment je vais pouvoir la regarder en face ?
Il répète encore, pour conjurer le sort, reprendre possession de sa propre bouche :
– Je m’appelle Skënder Zijai. Je suis le fils unique de Lorik Zijai, mais personne l’appelle comme ça. Lui, c’est l’Albanais et moi je serai le Junior. Enfin ça, c’est ce qui était prévu à la base, parce que… maintenant je suis baisé comme il faut. Traître à mon père et à ma famille, putain ! Je veux pas mourir, pitié, laissez-moi…
Les sanglots compressent sa cage thoracique et son souffle heurte ses côtes cassées. Il a mal en dedans, juste derrière la barrière des os rompus. Dans ce creux entre le ventre et le cœur, un nœud gordien tire, tire puis se dénoue.
L’N-GE jubile.
– Voilà ! Trois heures et vingt-cinq minutes. On est toujours aussi bons, bon boulot l’équipe Frankenstein. Eh Narcisse ! Narciiiiiiiiiiiissse !
La porte s’ouvre à la volée dans un raclement strident. Un Diable aux yeux bandés s’avance, main en avant pour tâter le relief d’un mur comme guide.
– Tu nous dois un tajine et un film. Et pas une putain de romance, hein ! Ça nous a fatigué toutes ces conneries. Et… oh !
Skënder se sent partir. Les mots enveloppent les silhouettes dans cette lumière aveuglante et cet air frais, qui ne sent ni le sang, ni la sueur, ni la douleur. Il inspire profondément à s’en donner le tournis. La lueur l’emplit tout entier. C’est fini.
– Dis, je peux le garder ? Il me plaît beaucoup.
– Non, Frank. Tu peux pas. Maddalena a dit qu’elle le voulait vivant jusqu’à ce qu’on le retrouve.
– Et après ?
– Après on t’en trouvera d’autres des cobayes, espèce de folle.
– Chut, soit pas méchant. Laisse-moi voir… Ouh, c’est pas beau ça ! elle t’a pas loupé. Le gauche est foutu, mais on peut, peut-être, sauver l’autre. Tu es hors-jeu pour la suite des opérations. Vous avez une Brigade avec un écusson de fleur ? Mon avis, que ton client s’est fait ramasser par ceux-là.
Skënder rêve du paradis avec tout plein de lumières et des nuages roses. Il rêve d’un diable qui embrasse un ange.
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