VYACHESLAV

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QUI SEME LE VENT... (2)

VYACHESLAV

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[Midipolia, hiver 2251]

Neuf vies c’est pas assez pour celle que tu mènes.

Ça commence à la foutre mal devant toute la baronnie de la Krovavaya. Bien en face, Iouri suçote goulûment une patte de crabe-araignée. La bestiole gît, atomisée, entre les coquilles et les oursins violets éventrés sur son plateau de glace deux fois plus large que celui d’Alexeï. Le bras droit, en bonne place, cible Vyacheslav avec un sourire qui raille: Eh, il a pas l’air de bien digérer le nouveau.

Giovanni, à la gauche du Baron, n’a pas touché grand-chose au festin. Enfin, encore moins que ce qu’il peut grignoter avec sa bouche lézardée. Pas étonnant qu’il soit aussi maigre. Iouri est toutefois ravi de son nouveau recrutement/investissement/pièce de collection, rayer la mention inutile. Il veut que tout le monde admire sa nouvelle acquisition pour ce que c’est : un super prédateur racé et exotique bien dressé. Autrement, il n’aurait jamais permis qu’un vulgaire chien mange à table. L’N-GE a joué le jeu sans mordre personne, claques dans le dos et tapotements sur le crâne inclus. Iouri l’a installé à son côté, lui a assuré qu’il pouvait se mettre à l’aise et se faire plaisir. Comprendre : ne pas garder son masque pour planquer l’affreuse balafre qui lui fend le visage. Aussi, Iouri a lui-même clôturé le sujet de la marque tatouée derrière l’oreille de son mutant presque neuf :

— C’est mon père qui lui a octroyé.

Pavel a encaissé pour son compte avec un regard entendu du vieil Oleg, bien conscient de ne pas porter les étoiles des Vory à ses clavicules. Toute la tablée a applaudit la bénédiction de Mikhaïl, chef toujours en prison, avant qu’on lance les hostilités sans sommation sur les zakouski : caviar, rillettes de truite fumés, hareng mariné, salade de pommes de terre, malossols et trop peu d’aubergines ou de concombres pour la diète de Vyacheslav. Le môme, cinquante kilos habillés dockers comprises, a enchainé les toasts jusqu’au service principal sans trembler – putain de foie d’Artificiel – ce qui lui a valu le respect définitif de la confrérie. Respect qui a éclaboussé Vyacheslav d’avoir dégoté l’oiseau rare. Alors oui, pour une des rares fois dans sa vie, le Siniy Volk a savouré son moment en trinquant avec ses cousins à la gorge lignée de rouge.

Jusque-là tout allait bien, puis l’N-GE s’est mis à suer tout fébrile pendant que les autres se concentrent sur le carnage et l’arrosent de vodka. Plusieurs bouteilles vides jouent déjà les sardines au sol. L’odeur marine en devient insoutenable entre les blinis beurrés et le jus de citron. Vyacheslav tangue un peu. D’habitude, il ne boit pas et l’idée de transpirer ça demain lui pèse déjà au ventre, mais pas autant que cette perspective d’éponger du vomi en bonne société. Pas qu’à Midipolia on en ait à branler qu’un membre se came à l’occasion, mais la donne est différente tant qu’on est pas passé au dessert et au sucre glace. Sauf que le gamin tiendra pas jusque-là.

Sur tribord, cet enfoiré de Pavel se dispute les chiffres de la semaine avec Soley ; sur bâbord, Alexeï lorgne mal l’N-GE, juste à côté d’Oleg qui mange du bout des doigts. Ça ne se voit presque pas dans le pli de sa bouche, mais le vieillard est aussi enchanté de sa soirée que le Baron et c’est lui qui allonge la note parce que le bambino lui a plu. Entre tout ce beau monde, les moins gradés savourent non sans une œillade pour l’enfant malade. Maintenant, Giovanni claque des dents et sa gueule à moitié arrachée vire vert-pâle trop près de l’assiette.

Désemparé et à l’autre bout, Vyacheslav n’a aucun moyen de lui faire passer un médoc ou deux pour éponger la crise de manque sans se faire remarquer.

— Tu manges plus ? lance Pavel à la cantonade.

Vyacheslav voudrait étrangler ce cou si frêle et le secouer jusqu’au crac jouissif.

— Ça te ferait pas de mal de te remplumer un peu, complète Iouri sans se détacher de son plat. Tu fais discret, mais ça ferait plus sérieux.

Giovanni déglutit sa salive, enfourne la première huître à proximité et avale l’ensemble d’un trait avant de finir son verre d’une main tremblante. Oleg, en nettoyant ses ongles d’une petit lingette citronnée, mitraille en travers de la pièce de façon inespérée :

— Leur métabolisme est trop rapide. Trop d’iode, c’est pas bon pour eux. Va t’aérer, bambino. Hein, Yura, qu’il peut ?

— Ouais, va prendre l’air, mais pas trop longtemps… Ça serait dommage que tu rates ta propre fête. Slava, tu me le ramènes vite ?

Vyacheslav émet une prière muette à l’intention de cette vieille chouette, dont il doute toujours autant de l’allégeance même si les bagues d’encre à ses doigts racontent l’histoire d’un prince. L’N-GE se lève de table d’un pas sûr et bien droit qui ne trahit aucune ivresse en comparaison de la sienne et ils sortent tous les deux sur le balcon du restaurant.

Au dehors, la tempête en approche fait souffler des rafales fraiches et agréables sur le quartier de l’Interlope, un vent que Vyacheslav savoure avec un brin d’amertume. Le Cercle, au-dessus d’eux clignote de rage contenue. Le pilotage d’aéro lui manque et le temps est ce soir idéal pour un run méthanphétaminé. Rabattre les déflecteurs, accélérer à saturation puis décrocher et se laisser glisser dans le fourreau d’air comme dans un cul dilaté... Hélas, depuis son plantage des années auparavant, il n’a plus eu l’occasion, ni la bénédiction du patron, encore moins le budget, d’investir dans une machine féroce. La prime pour l’exécution du Commissaire Incorruptible, qui commence à vraiment agacer Iouri, devrait remplir ses caisses et valider son retour à la maison. Là-bas, à lui les longues langues de bitume glacé et les radars borgnes.

Le col rabattu sous le nez, l’N-GE se dandine de froid et récupère une coloration moins vomitive. Il a l’âge de sa petit sœur Vaska, mais le regard de celui pour qui les années ont compté dix. Ses mains se serrent sur la rambarde, à contempler le vide et les petits lumières en contrebas. Par moment, Vyacheslav se demande s’il lui prendrait pas des envies suicidaires. Ce qui le mettrait dans une merde noire. Faute de mieux, il lui passe avec discrétion le tube de Bye-orphine. Giovanni en vide la moitié et ferme les yeux en savourant la chimie lyophilisée qui fond sous sa langue. Le tube tombe dans une poche de sa veste avec un clin d’œil. Difficile d’imaginer cette créature si frêle tenir tête à quatre lascars armés de couteaux en plastiques fondus avec ses petits poings, en tuer deux puis opposer une résistance à la dizaine de matraque télescopiques venues leur tomber dessus pour terminer l’embuscade. Aujourd’hui encore, le transfuge n’imprime pas pour quelle raison le stiddaro s’est interposé.

— Pourquoi ? marmonne-t-il

Immédiatement, il regrette l’excès d’alcool ingurgité, mais l’N-GE le fixe avec une incompréhension sincère presque suspecte.

Ma che… de quoi tu causes, putain ?

Alors Vyacheslav est bien obligé de déplier sa pensée. Toutefois, il prend le temps de charger une capsule de mauve dans sa vap’ pour calmer ses propres nausée. Il formule dans un anglais hésitant :

— Pourquoi tu m’as sauvé la vie ?

— Ah (un long silence, regard qui plonge en bas). Parce que sans ami on crève à la glace.

— On est pas amis toi et moi, qu’il rétorque trop sec et trop vite.

L’N-GE lève un sourcil, ça semble le faire marrer maintenant que le produit a filtré dans le sang.

— J’ai sauvé ton cul, t’as sauvé le mien, t’appelles ça comment ? Interdépendance, bromance, tu préfères ? On s’en branle, c’est pareil. Là-bas dedans, y font pas la différence et croient que je m’allonge pour toi. Que ça dure, ?

Il pointe derrière, l’intérieur de la baie vitrée où ça s’enjaille jusqu’à rouler sous la table. On a débarrasser les fruits de mer pour ceux défendus poudrés de blanche. Ils rigolent. Vrai que cette connerie d’empreinte a bon dos pour justifier qu’ils soient presque à la colle. Vyacheslav aimerait bien que ça coule comme ça jusqu’à la fin de la mission. Après tout, c’est son ticket de retour qu’il y joue.

— Et après, tu vas faire quoi ?

Giovanni lève les mains, hausse les épaules. Il ne songe qu’à sa vengeance. Vyacheslav poursuit en russe, puisqu’il n’y a personne pour les écouter entre les cris et les rires des putes, et cela lui est bien plus facile :

— Oleg pourrait te trouver du boulot. Les gens comme toi, on les respecte comme il se doit dans mon pays.

— Dans ton pays, on s’y pèle les couilles.

L’évocation de sa cité natale attriste le Moscovite

— Tu t’y plairas. Tu verras, Moskva recouverte de glace, c’est splendide. On te trouvera une magnifique femme et elle te fera tout ce que tu aimes. T’auras pas froid.

— Pourquoi qu’une ?

— Parce que t’as qu’une bite, sale rital. Quoique tu fasses, t’en aura jamais qu’une.

L’N-GE grimace.

— Vos Authentiques blondes manucurées, ça m’intéresse pas. Et fais pas celui qui s’y connait !

C’est de bonne guerre. Ils se marrent et tirent sur la cartouche à tour de rôle. Vyacheslav finit par trouver le bon angle, sinon le bon moment, pour aborder le sujet qui le tarabiscote depuis un moment :

— Ta… j’avoue, j’ai rien compris à votre truc d’N-GE, là. L’autre, excuse-moi, elle peut venir aussi, tu sais. Votre passeport génétique, c’est le même. Que j’en fasse faire un ou deux…

La balafre se plisse et un sourire asymétrique béant s’étire avec chagrin :

La situazione tra noi due è complicata. Ma… grazie.

Pas besoin de traduction. Dommage, parce que ça lui aurait rapporté double. Une fois le Commissaire flingué, ils vont devoir évacuer la zone fissa. Vyacheslav s’impatiente de quitter cette ville étouffante qui ne l’a retenue que trop d’années.

— Bon, pas que j’aime pas te tailler la bavette mais Yura va manquer de son nouveau jouet, fait Giovanni sans l’envie d’y retourner.

— Il te baisera pas. C’est le truc de Pavel, ça. Et tout est déjà prévu.

— Pour ce que j’en ai à foutre. Mais ton collègue je vais finir par me le faire. La prochaine fois qu’il m’affiche…

La suite de la fête est interminable ; filles à volonté, et mêmes des hybrides pour le plus grand plaisir de Pavel qui a assuré les réservations. L’indécence n’a aucun filtre mais du pelage, des plumes, des écailles, des moustaches et des cornes. La ville entière à le feu au cul et voilà que ça couche avec n’importe qui, n’importe où entre les carcasses de crabes et la glace fondue – bon, ça ne change pas de Moskva – mais surtout n’importe comment. Avec des frankés animaloïdes, putain. Et ça, Vyacheslav ne s’y fait pas. La prison lui a arraché chaque gramme de pudeur mais quand même, bordel de merde, même là-bas on se pignole dans son coin. La glace, comme ils disent, ici. Pas qu’il y fasse froid, d’ailleurs. C’est même plutôt l’inverse mais son thermomètre n’y capte plus rien sous ces latitudes nord-africaines. Tout est moite, collant et le code d’honneur ne signifie plus rien.

Coincé entre Iouri et Oleg, Giovanni semble parfaitement à l’aise à picoler au goulot bien qu’il n’effleure aucun derme. Les frankés l’évitent soigneusement. Une chance que n’a pas Vyacheslav, il se crispe lorsqu’une sirène le frôle. Boucles épaisses et peau huileuse, petites écailles dans le décolleté. Aucune chance qu’il parvienne à conclure sur un coin de nappe.

L’N-GE a trop chargé la mule. Cette saloperie de junkie a même avalé l’autre moitié de Bye-orphine pour achever sa soirée. Voilà que Vyacheslav est obligé de le porter au bras comme une princesse endormie jusqu’à leur piaule. Le trajet jusqu’au garage-appartement qu’ils occupent avec Pavel, sur leurs talons, n’est pas long. Avec la pluie drue et les tourbillons du cyclone en approche, ça a tout d’une traversée biblique. Les deux flancs longilignes des blocs du quartier forment un couloir, ou plutôt une faille, dans lequel le vent s’engouffre et accélère, tant qu’il faut parfois faire halte, se cramper à une rambarde et subir jusqu’à la fin des rafales. Bénis soient ses OptiMuscles !

Deux fois, Vyacheslav manque de glisser sur une passerelle et deux fois, Pavel le toise d’un sourire faux. Sûr que le lieutenant digère mal de s’être fait doubler dans l’estime du patron par le pilote en fin de course qu’il a récupéré auparavant. Toutes ces moues disent : Surtout, n’oublie pas que c’est moi qui t’aies sortie de ça. Il a oublié qu’avec son dernier plan foireux, le passage à la glace lui a couté des années de stand-by à pas pouvoir envoyer de badki à Vaska et Liouba. Déjà que Vyacheslav n’envoie pas beaucoup de nouvelles depuis sept ans…

Pavel a l’amabilité de déverrouiller leur porte d’entrée avec ses deux mains de libre. Débarqués au Mosco’Vite, un nom ringard français de l’époque où ça sonnait sophistiqué, les chats s’enroulent illico dans ses pieds. Ouragan en approche, aucun n’est parti chasser le croûtard, aussi ça miaule famine. Vyacheslav les repousse gentiment du pied, dépose l’N-GE recroquevillé dans ses fringues humides sur le canapé, assure la distribution de caresses et de pâté, puis revient désaper et sécher le môme qui grelotte dans sa narcose. S’agirait pas qu’il attrape mal alors que le gros du boulot commence dès demain

Pavel s’est enfoncé dans le fauteuil adjacent pour mater l’opération. Le taulier à moustache l’évite, puis vient se lover d’autorité dans le creux du corps de l’N-GE, aussitôt rejoint par la meute au complet, repue et ronronnante de retrouver leur colocataire de canapé. Vyacheslav lui-même ne saurait dire pourquoi les bestioles l’apprécient mais il fait confiance à l’instinct. Il va à la cuisine pour une longue rasade d’eau et prend le temps de mâchonner une barre de vitamines contre la gueule de bois en posant sa crotte.

À son retour, réchauffé par présence féline, Giovanni s’est étendu sur le ventre de tout son long. Ses épines dorsales forment des pointes d’où partent les côtes, et quand il s’étire, avec une éternelle langueur, ses muscles se meuvent sous sa peau veiné de bleu et ses omoplates crèvent le dos comme des bourgeons d’ailes. Un bref bâillement, l’N-GE reprend vie avant de laisser pendre un bras où les stigmates de la rouille tracent des étoiles le long de ses veines.

— Il est beau hein, souffle Pavel toujours enfoncé dans son fauteuil. Si c’est pas dommage de se mettre dans un état pareil... Mais ils sont tous comme ça. Les Chasseurs supportent pas qu’on les sépare. Ça les rend dingues. Toujours par deux ! comme on dit.

Vyacheslav déplie un plaid pour couvrir l’N-GE ; non sans un regard réprobateur à son comparse.

— Ouais, mais avec l’autre, c’est… niet.

S’entendre parler, il a l’impression de radoter le dialogue d’une mauvaise romance. Néanmoins, rien n’est plus vrai. J’aurais pas dit non au package complet mais… compliqué. Voilà. Le gamin n’en a jamais lâché un mot, pas même lorsqu’il l’a ramassé dans un état lamentable aux docks, piqué à l’ox jusqu’entre les orteils. Ce jour-là, Vyacheslav aurait plus lui demander de se fourrer un taser pleine charge dans le cul, l’N-GE l’aurait exaucé pour une pincée de rouille. C’était déjà pas flambant à la glace, mais dehors et sans famille, c’était déplorable.

Pavel ne dirait pas non à un rapprochement stratégique et Vyacheslav sait qu’il le jalouse pour ça ; cette mainmise qu’il semble avoir sur l’N-GE. Des conneries bien sûr, bien qu’il laisse le bénéfice du doute au gamin. Autant éviter que Pavel lui refourgue encore plus de came. Faut quand même qu’il y voit clair une poignée d’heure par jour, enfin plutôt par nuit, pour ce qu’ils ont à accomplir. Et puis, faut voir l’état de sa gueule. Vyacheslav se promet de l’envoyer chez un bon dentiste une fois rentée au pays, c’est juste pas possible de mettre sa bite là-dedans.

Ayant bien compris qu’il n’aurait aucune ouverture, Pavel se lève et grommelle une excuse bidon puis ressort braver la tempête dehors. Si cet enfoiré pouvait voir la bonne idée de passer par-dessus un bastingage, ça faciliterait la suite des opérations.

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