Qu’iels relisent leur livre ; la chair fut autrefois une seule.

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[Midipolia, 2244]

Tu as bientôt quinze ans, déjà des cheveux blancs et certaines trajectoires sont déjà toutes tracées.

La matrice et les bras autour d’elle. Son corps dans la masse concave d’un autre. Dans cette absence de gravité, son premier reflexe est de chercher l’air. Litzy ébroue sa chair ankylosée et se heurte à une paroi. L’étreinte se resserre autour de sa poitrine et, paradoxe, en soulève la chape d’angoisse. Des caresses du bout des doigts qui s’entremêlent aux siens. Elle reconnaît cette peau. Dans son dos s’étire, elle le sent, l’esquisse d’un sourire de canaille et elle s’y love tout entière ; les battements de son cœur au diapason.

Le reflux de bulles contre le verre trouble et, à travers, les segments démesurés d’une blouse qui tricotent comme une mante en prière.

Une pompe s’active, vidange la cuve. Son corps en flottaison coule lentement avec, celui, clonal, dont elle n’a jamais eu rien à cacher. Ses yeux collent encore quand ses épaules affleurent la surface du liquide, une frontière fine comme une pellicule d’atmosphère froide. Elle n’entraperçoit pas l’insecte blanc qui dégrafe son respirateur de ses pattes ravisseuses, qui extrait le tube hors de sa gorge.

— Pas besoin de me regarder de travers comme ça, hum, que ça grince. J’me suis pas saignæ pour vous sauver la vie et changer d’avis la lune suivante. Je réfléchis, avant de faire des folies, moi.

La tension ne se relâche pas mais se détache d’elle. Vulnérable et nue, le manque de cette chaleur entre eux contre cet extérieur glaçant. Ses mains peinent à frotter ses paupières pour évacuer la mélasse de stase.

Le sourire de lae docteure a ce quelque chose de familier mais de distordu. C’est toujours aussi perturbant de se regarder dans un miroir déformant qui essaye d’avoir l’air aimable. Iel l’enveloppe dans une serviette spongieuse, rabat gentiment la capuche sur son crâne puis la soulève comme une plume. L’odeur du tabac imprégné dans le tissu de sa blouse. Et celle du sang. Celui de l’Albanais et celui qu’on lui a transfusé. Un murmure : quelle est ta couleur préférée ? Elle n’a pas su choisir. Tout s’est aveuglé de noir.

Ses jambes chaloupent ; elle s’accroche à ces bras immenses et secs, ceux d’une créature à sang froid. La présence dans son dos, un clic. Une autre stabilité, celle de la terre qui roule sous ses pieds, les tuyaux attachés et étiquetés entre les lesquels il lui faut se frayer.

— Ah mais c’est qu’il est jaloux.

— Même pas foutu de se défendre soi-même et ça joue les protecteurs…

Le ricanement provient du fond. Litzy suit l’écho qui a ricoché sur le sol ciré, un peu collant, entre les câbles et les cuves à l’horizontale, les pulsations minuscules des silhouettes recroquevillées dedans, jusqu’en lisière d’ombres en gestation rosâtres.

Donna Maddalena fend les foules de corps en cours d’impression pour l’enlacer, elle.

— Ma chérie. Tu as, sans même le savoir, payé une dette plus vieille que toi. Et pour cette raison, je te suis redevable. Comme j’aimerais te garder auprès de moi…

Ses bagues accrochent son scalp tandis qu’elle l’essuie avec tendresse. Un baiser sur son front. Litzy retient une bouffée de larmes, paralysée par cette amour impropre. Et par cette résonnance de bruits sourds entre Maddalena et la blouse. Derrière eux, Giovanni s’est redressé seul – son corps maigre ligné de gris et sa poitrine constellée d’étoiles cicatricielles qui se soulève frénétiquement. Ses poings sont crispés, son regard rivé sur les deux N-GE et leur langue d’oiseau.

Leurs gazouillis durent sans durer, comme un temps flou qui se dissipe lorsque Maddalena est ravalée par les ombres. Celle qu’iel projette semble démesurée, au-dessus de Litzy. Une manipulation derrière ses oreilles de sa part permet de redéployer ses perspectives magnétiques. Elle a oublié de respirer et l’air est à nouveau rugueux dans sa trachée. Et les couleurs plus nettes. Le bleu presque mauve de l’N-GE ondoie sous les armatures du bâtiment, un sous-sol, ou plutôt sous-marin, avec la masse aqueuse qui pèse au-dessus d’eux. Les molaires de Giovanni qui buxent.

— Eh bien… ça va ? C’est mieux comme ça ? Les IEM c’est pas génial avec l’ampli à fond, hum. Chut, reste calme. Tu t’es mal ripée, ça fait vingt-cinq jours que vous pioncez. Mais faut pas s’inquiéter, Maddalena m’a mis le budget. On s’est appliqué. Vous êtes toutes neuves.

Litzy déchiffre le badge : Isaïe Kâmil Laboratoire G2NOS, département embryologie transversale. Le nom lui fait plisser les yeux.

— On a pas été présenté la dernière fois : Fran. Juste Fran, je préfère. On est entre nous là. C’est que… j’ai rendu service et j’ai eu de la promotion.

Iel a l’air content et ne s’offusque pas que Giovanni lui arrache le second peignoir des mains, l’enfile avec une pudeur nerveuse, avant de s’extraire, chancelant mais refusant toute aide, de la cuve. Il mâchouille ses lèvres gercées et détourne la tête quand Litzy tente d’entrouvrir la bouche pour lui demander comment il va. Son visage s’est émacié, et contrairement à elle, ses cheveux lui effleurent maintenant les clavicules. Il se frictionne en suivant, du bout d’un ongle trop long, les spirales grises sur son autre main. Litzy se sent toutefois trop scrutée par Fran pour se permettre une inspection quant à ses blessures de guerre, même un mois en suspension a anéanti tout mystère sur son anatomie ambiguë. Quoique, sur la chose, personne n’en est surpris dans l’intimité tout artificielle du moment.

Litzy n’est pas bien sûre de réaliser pleinement qui est en face d’elle. Tout ce qu’elle lui doit. Quelle dette a été payée. Ni même si tout cela a le moindre foutu rapport. Mais son instinct lui dicte qu’une confiance toute relative est possible, ici.

— C’est toi le designer de mon skin ? Je te félicite pas du tout, tente-t-elle pour reprendre contenance et surtout, couper le malaise.

Iel rigole.

— Ça, on pourra l’arranger quand tu auras terminé ta croissance. C’est juste que c’est dommage de te priver de tes pigments antiradiations. Puis, ça ferait ressortir tes lignes de Blaschko. Tu es jeune, alors on les voit à peine mais…

C’était bien la peine de me faire chier avec la crème solaire ! Sur sa gauche, Giovanni cesse de grincer des dents. À leurs froncements de sourcils communs, voilà qu’iel ouvre sa blouse et soulève son t-shirt onli god ken jajmi ; les mêmes galaxies en tourbillons sous des boursouflures roses, mais surtout, la pieuvre ailée qui s’étale sur le sternum.

— Les passages en cuve de régen’ ont tendance à nous marquer. Ça va s’estomper dans une quinzaine, vous êtes encore juvéniles.

Et lae voilà partix en dissertation. Litzy n’écoute que d’une oreille, obnubilée par la chimère maintenant escamotée. Quinze années ou presque de questions l’assaillent. La plus idiote choisit de s’échapper :

— Elle peut voler ? Je veux dire, pour de vrai ?

Fran lui sourit de travers en se rhabillant. Les mains dans les poches, iel se dandine ostensiblement, avec un regard appuyé vers le bout du couloir.

— Y’a tout ton fan club qui meurt presque de te voir alors… on en parlera une autre fois, d’accord ? Je crois que ça leur a plu, ton coup de crayon. Enfin ! Je vais aller faire un tour, fumer une cigarette au calme, manger un truc peut-être – je vous en rapporte ? (Giovanni le fusille du regard) J’comprends, ça coupe l’appétit l’anesthésie. Euh… vraiment tranquille. Je prends mon temps, vous prenez le vôtre, puis, hum, je rameute toute l’équipe ?

Un froissement de coton comme une volte de cape, iel disparait dans ténèbres qui ont avalés Maddalena. Giovanni dévore ce point de fuite de ses yeux rougis, puis seulement, se relâche, ou plutôt s’effondre. Litzy accompagne ce corps décharné de sanglots. Elle s’accroupit et l’enlace. Aussi fort qu’elle n’est désemparée contre cette peine qui gicle en hoquets contre les cuves, les cœurs comprimés, les chuintements des pompes, les aspirations des fluides, tous ses liquides épanchées qui fuient par tous les pores. Ses doigts désentortillent ses boucles vagues, une par une, en essayant de dénouer toute cette peine. Elle éponge son front et le serre contre elle, tentant de contenir ce corps qui déborde, sa propre colère face à ce qu’elle a vécu comme un abandon parce qu’il a joué au super imbécile, contre elle ne sait pas quel méchant, ni même pourquoi – non, elle ne dit rien de tout ça. Elle n’est pas capable de lui avouer ce qu’ils ont pu faire à Skënder, ce qu’elle a fait à son père, ce que cet enfoiré lui a dit, le poids de ces mots, de ces haines trop anciennes. Pas maintenant qu’elle émerge à peine, que les aveux prennent une perspective de chute. Elle a besoin de sentir son souffle dans son souffle, la musique du sang dans leurs veines, ce sang sur cette veste qu’elle lui a peinte et qui a failli la noyer, et crever la surface pour un peu d’air, émerger de toute cette morte imprégnée dans leurs fibres pour racheter des vies qui ne leur appartiennent pas.

Giovanni cueille une larme sur sa joue puis caresse sur son crâne au duvet d’oisillon. Le reste s’abime dans ses yeux si clairs qu’elle a l’impression de toucher l’horizon.

— Pourquoi tu…

Ses lèvres contre sa nuque en un baiser mouillé. Une tête dans le creux de son épaule encore douloureuse

— Dis Gio, quelle couleur, tu aimes pour la prochaine fois ?

— J’aime toutes les couleurs de Litzy Macbeth.

— T’es vraiment trop con.

Un rire doux-amer saille de leurs côtes. Un rire qui éclaire un peu cet endroit lugubre et résonne jusqu’au claquement agacé des talons de Rozalyn et le couinement de chaussons.

— C’est bon ? C’est réveillé ? J’ai pas toute la journée.

— Laisse-leur quelques minutes, tu veux ? C’est terrible ça, d’être aussi pressé de mourir !

Fran, à la frontière du laboratoire, qui a sifflé comme un professeur agacé. Et qui a décidé de faire un détour par la gauche. Litzy éprouve une sincère reconnaissance à son égard.

— Eh ça va. Le temps, ils l’auront en vacances prolongées chez mamie.

— Toi aussi, tu as besoin de repos.

— Pas maintenant.

Un silence, puis le filet de voix d’un enfant indiscret ;

— Dis-nous, le power-up pour que le rat de labo coure plus vite que le chat dans le maquis, c’était fun ? Effets secondaires ? Normalement, c’est pour les N-GE. Le métabo des Diables gère très mal sa toxicité... T’as pas trop la nausée, là ?

Rozalyn s’étrangle presque, ou bien fait mine de se retenir de l’étrangler. Difficile à dire. Elle croise ses bras sur sa poitrine. Litzy se sent particulièrement indiscrète à fixer ces seins gonflés dans la combinaison dézippée, mais elle ne peut s’empêcher de la trouver terriblement charnelle face à l’N-GE androgyne. Elle aimerait tant lui ressembler. Avoir cette force dessinée dans le galbe de ses bras et de ses jambes, des appuis aussi solides, cette assurance. Elle pourrait regarder Maddalena dans les yeux.

— Je comprends mieux pourquoi Narciso t’encadre mal, rétorque Rozalyn.

— Ah, ça… ricane-t-iel. C’est d’usine chez toi. Nous ne te l’aurions pas donné si on n’était pas à peu près sûrs que cela fonctionne.

À peu près ?

— Le risque zéro, ça n’existe pas.

Rozalyn se renfrogne et réoriente plutôt la conversation en s’avançant vers eux :

— Comment il va ?

Giovanni a un sursaut nerveux que Litzy tente d’apaiser d’une douce pression.

— Ça ira mieux quand il ira se faire foutre (iel grimace en chat du Cheshire avec une hémiparalysie faciale). Ce qui peut toujours s’arranger.

— Mmm, fait-elle sans conviction. Bon, on y va les minots !

Giovanni bondit sur ses pieds, et lui tend la main l’aider à se redresser. Litzy la saisit et en éprouve toute la fermeté, la férocité, aussi. Il torche ses yeux d’un revers, s’avance la tête droite. Il passe sous le nez de Rozalyn, gueule verrouillée, sans davantage d’explications de la part ni de l’un ni de l’autre. Une attitude qui a l’air d’amuser Fran, restait en retrait. Litzy leur emboite le pas mais ne peut retenir cette question qui jaillit alors :

— Est-ce que pour Maman…

Alors iel la regarde comme elle lae regarde, avec ce vide, ce silence entre eux. On ne peut réparer que les vivants. C’est ça, nouveau métier, mais son sourire n’a pas besoin de le dire. Iel murmure plutôt :

— À bientôt. Et soyez sages, mais pas trop.

Et Litzy voit cette main avec trois doigts lui faire un coucou, puis signer « Prochaine fois. Promis. »

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