6 : Rupture de fatigue pour être diaphane
Une femme ordinaire, tout à fait ordinaire, marchait. Elle marchait longtemps. Elle marchait souvent.
Elle passait sa vie ordinaire à l'abri d'une quelconque maladie infectieuse, échappait au vice d'une attaque virale, ou autres douleurs bénignes. Autour d'elle survivaient les soupçonneux senseurs de toutes sortes de symptômes, les déclencheurs de drames en série, les abonnés aux salles d'attente des hôpitaux, les acharnés tout à la fois conseilleurs-utilisateurs de cocktails de pilules, les pas-chanceux, les miraculés, les déprimés, les foutus, les presque morts. Tandis que pour elle, rien, nada, walou.
Alors elle marchait, elle marchait bien.
En simple humaine, elle compatissait aux malheurs frappant les membres de son entourage. Dévouée, elle les accompagnait tantôt vers leur rétablissement, tantôt vers leur dégradation mentale ou physique ou les deux à la fois. La concernant, côté maladie, que tchi, peau de balle, peanuts. Rien ne pouvait ébranler sa « lissitude ». Si lisse ressemble à un terme anodin, il correspondait tout à fait à l'apparence de sa peau, dépourvue d'accrocs, d'impuretés, de creux et de bosses. L'eau dans laquelle se mouvait son existence coulait lente sur son corps, adepte palpable des préceptes de la belle harmonie.
Jusqu'au jour où – oui, j'ose écrire cela, car vous le savez, le rose dans les contes ne me plaît guère –, jusqu'au jour où, peu après ses soixante ans, elle éprouva le besoin de s'arrêter, de prendre rendez-vous avec le premier médecin inscrit sur la liste de la maison médicale. Enfin, elle allait entrer dans la normalité !
De violentes douleurs localisées au bas de la cheville perturbaient sa marche. Le généraliste, stupéfait de constater que sa patiente n'avait aucun antécédent sur son dossier médical désespérement vierge, l'écouta. En bon praticien, il l'ausculta de fond en comble et détecta un trouble au niveau de la coordination des mouvements. Elle lui confirma cette faiblesse côté gauche. Il diagnostiqua une fracture de fatigue. Puis, il appliqua la règle médicale commune à tous ses confrères et la dirigea vers un spécialiste capable d'effectuer un scanner et pourquoi pas un scanner complet. Charge à lui d'établir par la suite un traitement, si besoin.
Le résultat de l'analyse fut sans appel : tumeur au cerveau.
Après une étreinte enflammée hors du raisonnable, la visiteuse atteinte d'émotion spontanée rassura le radiologue, n'ayez crainte, je suis de la campagne, je possède en moi la chaleur des gens simples qui viendra à bout de ce corps étranger. Elle accueillit la sentence avec la circonspection d'une personne tranquille, pas bileuse.
Durant l'année qui s'ensuivit, elle ne se plaignit jamais de quoi que ce fût à qui que ce fût. Juste avant de mourir foudroyée par un infarctus, elle ressentit en elle l'ultime étincelle de la satisfaction de penser qu'on s'était trompé lors de la lecture de son scanner.
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