49 : fumier
Vivre en couple n'est pas une mince affaire, revêt des obligations tout aussi ennuyeuses que sont agréables les plaisirs partagés. L'équilibre trouvé passe parfois pour une prouesse.
« Alors voisin, cette grille, toujours pas peinte ?
— T'inquiète, ça va le faire.
— Comique ta répartie.
— Il me faut du temps, mais je vais y arriver.
— Tu y crois dur comme fer... Décape et ponce bien, sinon la rouille te bouffe toutes les soudures. Passe du produit, c'est efficace et tu en as pour l'éternité.
— J'aime le fer, le matériau, sa fermeté, sa plastique...
— Tu as du fer en plastique toi ?
— Non, c'est une expression. Je gratte, gratte avec ma brosse métallique jusqu'à ce que les croûtes disparaissent et laissent la place à la brillance mise à jour. La peinture s'écaille, se soulève par petites plaques grosses comme un ongle. Je m'applique.
— Tu t'appliques, certes, ça se voit, tu y consacres beaucoup d'énergie, mais si tu veux un conseil, tu devrais passer plus de temps avec ta femme...
— Pourquoi tu dis ça ?
— Pour rien. Histoire de parler, mais oups ! Je dois filer, aller chercher ma gosse à l'école. À la revoyure, voisin ! »
Interloqué par sa dernière réflexion, je restais dubitatif. « Passer plus de temps avec ma femme ? » Qu'est-ce qu'il a voulu dire ?
Depuis cet échange, je me suis surpris à espionner Méryl. Grandissait en moi un étrange sentiment. Était-ce la crainte de découvrir quelque chose d'affreux ? La peur de ne pas avoir su remplir mon devoir conjugal ? La sensation d'être le dindon d'une farce pas drôle ? Le tout, mélangé à une angoisse permanente, me fit prendre de nouvelles résolutions. Où donc allait se promener Méryl les après-midi entre 14 heures et 18 heures ? Pourquoi sortait-elle de la pièce commune pour répondre au téléphone, le soir après 20 heures ? Bousculer le quotidien devait être un moyen de déloger ce qui ne tournait pas rond.
« Veux-tu venir avec moi en Grèce chéri ? Stéphanie nous propose son pied-à-terre en dehors de la saison estivale. Cela pourrait nous changer d'air, non ? me demande-t-elle tout en sachant pertinemment que cette même semaine, j'avais un entretien important avec le manager de la boîte, risquant de déboucher sur une promotion salariale non négligeable.
— Excellente suggestion, mais tu sais que Simon souhaite que je prenne les rênes de l'antenne de Châteauroux, à condition que je lui propose des solutions novatrices destinées à impulser une nouvelle dynamique dans la succursale en perte de vitesse. J'ai un sacré boulot en perspective.
— Comme c'est dommage mon chéri, mais l'invitation de Stéphanie ne se renouvellera pas, car elle veut vendre son gîte l'année prochaine. J'ai bien envie d'accepter, ça me fera du bien, qu'en penses-tu ?
— Oui, ma chérie, pense à toi, d'autant que je n'aurai pas la tête à m'amuser. »
Une lassitude s'installe comme la rouille sur le fer, matériau que l'on suppose solide, immuable. Insidieusement la rouille attaque, s'installe sous la peinture de surface et accomplit son œuvre de sape, régulière, méthodique.
« Et si nous sortions dimanche après midi, la météo annonce de la pluie, c'est la fête du cinéma, les places sont pas chères.
— Super j'adore ! Mais tu sais bien que je dois assurer la réunion de l'inter-classe. Rappelle-toi, je t'en ai parlé la semaine dernière. En tant que président, je ne peux pas y échapper.
— Oh ! Pas de chance. Stéphanie nous avait déjà réservé deux places. Tant pis j'irai avec elle. Nous souhaitons vraiment voir ce film dont tout le monde parle. Ça a l'air vachement bien. Je te raconterai si tu veux. »
Au retour, elles n'avaient finalement pas vu le film en question, car soit-disant, la file d'attente dépassait les limites de leur patience. Elles s'étaient rabattues sur la salle d'art et d'essai qui diffusait un classique d'Hitchcok Fenêtre sur cour. Vu le nombre de fois que nous l'avions visionné, elle n'avait pas besoin de me raconter l'histoire.
Étrange, je me trouvais confronté à nouveau à un détail insignifiant en temps ordinaire, révélateur depuis que mon esprit soupçonneux réagissait au moindre indice de non conformité à la quotidienneté routinière.
***
— Alors voisin, toi aussi tu as délaissé la ferraille pour du bois ?
— Tu avais raison. Le mois dernier, lorsque j'ai gratté la belle peinture, tout était pourri dessous. Du coup, j'ai tout arraché et m'en suis débarrassé.
— Je t'avais bien dit de te méfier, souvent les apparences sont trompeuses. Tu as tout retourné ta pelouse, tu te lances dans le jardinage ?
— Oui, la permaculture, ! Plus besoin de labourer, il suffit d'entasser toutes sortes de matériaux, ils se dégradent doucement et le terreau produit donne de bons légumes.
— Excellent ça. Tu as de quoi t'occuper. Vivement le printemps que tu puisses récolter tes salades.
— Tu seras le premier à en profiter.
— Merci voisin. Faut que j'y aille. Eh ! Au fait, voisin, on ne voit plus ta femme ces temps-ci, elle est malade ?
— Non, non, point ! Elle a été nommée comme correspondante de presse à Běijīng. Une place en or, elle ne voulait surtout pas la louper, tu comprends. J'irai la voir une fois ou deux, c'est loin la Chine.
— Génial !
— Oui, jusqu'à ce qu'elle soit nommée ailleurs.
— Pas facile à vivre, mais tu vas être tranquille un bon moment.
— Oui, je vais m'adapter à ma nouvelle vie en couple.
Ça s'est passé comme ça pour ce fumier
Annotations