45 : point après point, mords ton poing
Dans une mesure de temps partiel, j'ai cumulé les doses de patience, de savoir-vivre et de bonne humeur. J'ai plié ma chemise à carreaux, remisé mes salopettes élimées, jeté à la déchetterie mes chaussures de sécurité marquées sur la gauche par la chaîne de la tronçonneuse.
La chaîne du froid, celle qui brûle les chairs après les avoir déchirées, mises à nu. La chaîne sans maillon faible, celle qui attaque, découpe, raccourcit. Le genou en friche, la doctoresse me sermonna sur la négligence de mon travail.
— Les pantalons de sécurité n'existent pas dans votre cambrousse ?
— Trop cher, difficilement supportables.
— Est-ce que vous supportez la douleur à présent ?
— Très mal.
— Alors la prochaine fois, demandez à votre patron de vous fournir le nécessaire en matière de sécurité.
— Je suis en stage non rémunéré, non déclaré, le patron n'a pas d'argent.
— Pas déclaré ? Vous n'avez pas d'assurance ? Mais qui va me payer ?
— Ben moi, j'ai quelques sous de côtés, de l'argent volé...
Le souffle suspendu à ses lèvres, j'attendai sa réaction courroucée.
— N'importe quoi. Faites voir votre jambe. Asseyez-vous sur le siège. Retirez votre pantalon. Qu'est-ce que vous êtes sale. Vous ne vous lavez jamais ?
— Non, je dors dans la bergerie.
— Vous avez l'air de souffrir, non ?
— Non, ça tire un peu car je suis venu directement en vélo.
— En vélo, en saignant comme ça ?
— J'ai fait un garrot.
— Ah ! Je le vois votre garrot ! Il est pas au bon endroit, bougre d'âne.
— Ah ! C'est pour ça que ça saigne autant ?
— Oui. Bon. On va nettoyer tout ça. Va falloir serrer les dents jeune homme. Vous êtes costaud, imprudent mais costaud. On va tester votre résistance à la couture.
— La couture ?
— Oui, je dois recoudre avec mon fil et mon aiguille.
— …
— Eh ! Oh ! C'est pas le moment de flancher. Vous avez peur ?
— Non, j'ai déjà recousu des brebis... Mais tout à coup, j'ai comme des vapeurs .
Je me sentais peu à peu comme enveloppé dans une espèce de nuage cotoneux.
— Hop là mon gars ! Respirez-moi ce flacon, ça ira mieux après.
— Ouf ! Ça va faire mal ?
— Bien sûr que ça va faire mal, jeune homme. Vous ne croyez tout de même pas que je vais prendre des gants avec vous. J'ai d'autres chats à fouetter. Quand on est maladroit, on s'en souvient. Je vous garantis que vous allez vous souvenir longtemps de moi.
Vingt-trois points de suture plus tard, cousus sans anesthésiant, le visage pâle, la mine déconfite, j'entendis la doctoresse m'ordonner de téléphoner au patron pour qu'il vienne me rechercher.
— Faut que je trouve une cabine.
— À deux kilomètres sur la place de l'église. Vous vous débrouillerez bien, je vous fais confiance. Pas de vélo ! Hein ? Interdiction ! Prenez ce cacheton et restez au repos quinze jours, le temps de cicatriser. Désinfectez chaque jour et revenez me voir pour enlever les agrafes.
— Y va pas me nourrir pendant tout ce temps si je ne fais rien sur la ferme ?
— C'est pas mon problème. Débrouillez-vous. C'est cinquante francs.
Avec délicatesse, je dépliai un billet de Saint Exupéry et le laissai prendre son envol dans la main qu'elle me tendait.
— Je ne vous compte pas le désinfectant et les comprimés, que vous prendrez à chaque repas.
— Merci beaucoup. Je crois que je vais rentrer sur Lyon. Adieu madame... – j'avais trop envie d'ajouter « ... la vétérinaire », mais c'eut été impertinent, voire inconvenant.
— Faites comme vous voulez. Vous trouverez bien un hôpital pour vous retirer les points là-bas. Allez hop, j'ai pas que ça à faire.
Expéditrice, la doctoresse qui ne donnait pas dans la dentelle me serra la main, me gratifiant au passage d'une bonne tape dans le dos.
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