47 : des illusions

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Abdel travaille comme manœuvre sur une chaîne dans l'usine des sirops Teisseire à Brignais. Sa tâche principale consiste à appuyer sur une pédale. Celle-ci commande une lourde cisaille qui tranche chaque coin des feuilles métalliques qu'Abdel présente régulièrement par paquet de dix. Sa pédale déclenche à la fois le mouvement de la cisaille et le retrait brutal de sa main droite fixée à un ressort par le truchement d'un gant protecteur. Cet automatisme lui évite de réfléchir et surtout l'empêche de se couper un doigt par inadvertance ou par fatigue. Il reproduit les gestes quatre fois de suite. Puis il pose sa pile sur le tapis roulant. Les tôles transitent vers l'opérateur suivant dont le rôle est plus technique. Celui-ci doit insérer les feuilles dans une lamineuse. La machine aplatit tout en lui donnant la forme ronde d'une bouteille de sirop d'un litre. Les tubes parviennent au poste occupé par son ami Mustapha. Il tient un pinceau de colle. Il applique la glu qui sent fort et tache les habits. Si Abdel est souillé par le gras des feuilles d'aluminium, Mustapha est poisseux des pieds à la tête. Leurs combinaisons offertes par le patron ressemblent des torchons à la fin de la semaine. Lorsque le bord du tube est bien enduit, la chaîne l'entraîne vers la sertisseuse. Sa fonction est de souder l'objet avant qu'il ne poursuive son chemin vers les autres opérateurs, opératrices.

Chaque employé porte un masque, un casque, une paire de gants. Les cliquetis cumulés des nombreuses machines emplissent l'usine d'un bruit permanent difficilement supportable. Les ouvriers ont droit à une pause toutes les deux heures. Donc, toutes les deux heures, Abdel prend religieusement ses quatre minutes syndicales, car il ne peut plus les cumuler en fin de journée comme les premières années. Sa prostate lui interdit d'attendre plus longtemps. Direction les toilettes, lieu d'insalubrité par excellence. En raison de la mauvaise qualité des matériaux, les cloisons de séparations du compartiment hommes et celui des femmes ont été abattues en vue des travaux de réfection. Le chantier traîne, s'éternise depuis des semaines. Au moment de poser culottes, il se trouve toujours une paire d'yeux étrangers pour surprendre la blancheur de vos fesses. C'est dérangeant, inconvenant mais l'obligation d'exécution passe outre les éventuelles résiduelles gênes. Ce jour-là, Abdel quitte son poste. Il a beau appeler Mustapha, celui-ci n'entend rien. Une tape sur l'épaule et voilà que nos deux compères abandonnent leur poste. Cela ne provoquera pas un blocage de la chaîne, tout juste un ralentissement. Devant les toilettes, ils rigolent d'avance, sachant qu'ils risquent eux aussi d'apercevoir le derrière des femmes entre deux cloisons défoncées. Toujours est-il que ce jour-là, au moment précis ou Abdel finissait son affaire, une fuite d'eau sous pression déclencha la colère des usagers. Trempés, excédés, ils se regardèrent les uns et les autres tentant de dénicher le coupable de cette mauvaise blague. Après quelques regards soupçonneux, ils s'accordèrent à dénoncer le seul et unique responsable. Celui-ci prenait la forme du contremaître de l'atelier qui logeait en haut de l'escalier métallique, dans la cabine vitrée positionnée juste avant le bureau de la direction. D'un commun accord et de manière totalement autoritaire mêlant la confiance due à l'ancienneté du désigné d'office, Abdel fut nommé d'office afin de proclamer haut et fort les revendications de ses camarades en colère. C'est vrai qu'il n'avait pas la langue dans sa poche et qu'il savait quoi dire lorsque quelque chose ne tournait pas rond. Abdel se retrouva devant la porte vitrée bien décidé à frapper avant d'entrer tout en retenant son geste, comme si une invisible protection l'empêchait de toquer à la vitre. Bravant l'interdit imposé par la politesse et sous les huées de ses camarades, il pénétra dans la pièce sans attendre d'y être invité.

— Je veux voir le patron.

— Bonjour monsieur.

— Oui, bonjour madame, pardon.

— Non, moi mon nom c'est Depardon.

— Bonjour madame deux pardons. Je veux voir li patron.

— Vous aviez rendez-vous, monsieur... ?

— Choukrane. Non, j'y n'ai pas pris rendez-vous, je veux voir li patron, tout de suite pour une plainte de moi et des copains.

Une personne entre en coup de vent. Elle est âgée s'occupe des relations humaines porte à bout de bras les dossiers des futurs candidats intérimaires pour les vacances d'été sent la gêne provoquée par l'ouvrier à la chaîne sale et tout trempé. Son habileté et sa maîtrise dans la perception des situations conflictuelles, l'invitent à détendre l'atmosphère. Souriante et avenante comme il se doit, elle s'approche d'Abdel main tendue.

— Monsieur Choukrane ! Quel hasard ! Je comptais justement vous voir pour vous proposer quelque chose qui risque fort de vous intéresser.

Elle passe discrètement sa main dans le dos de l'individu grisonnant et, sans en avoir l'air, l'invite à franchir le couloir d'accès à son propre bureau.

— Figurez-vous, monsieur Choukrane, qu'après concertation avec monsieur le directeur, nous avons décidé de vous aménager votre départ à la retraite. Pour cela, nous voudrions vous confier une mission particulière. Asseyez-vous, je vous prie. Comment vont vos enfants, monsieur Choukrane ?

— Ils sont tous mariés à présent, je suis même grand-père trois fois déjà.

— Formidable monsieur Choukrane, formidable. Un petit rafraîhissement ?

— Non merci, madame.

— Mais allons droit au but. Voici un questionnaire élaboré par nos soins qui vous aidera à guider votre future mission. Il vous suffira de cocher les cases, là à droite pour répondre aux différentes questions. Un questionnaire par individu. Votre sens de l'observation tout comme votre réputation de travailleur sérieux font de vous une personne respectable et respectée. C'est...

— Merci madame, mais...

— … pourquoi nous avons besoin de votre contribution pour parachever cette enquête auprès de vos collègues. Vous aurez à remplir une fiche par personne en prenant soin de décliner leur nom et prénom en haut de la feuille dans les cases prévues à cet...

— Merci madame, mais voyez-vous, je ne suis pas là en ce moment devant-vous pour recevoir vos éloges, qui entre parenthèses sont agréables à entendre. Je suis là parce que je veux voir le patron.

— Oui, monsieur Choukrane, j'entends bien votre demande, mais sachez que monsieur Descours est difficilement joignable en cette période de rush estivalier. Dites-moi ce que vous voulez lui dire et je me ferais un devoir de le lui transmettre.

— Je veux voir li patron et personne d'autre.

— Monsieur Choukranne, je vous sens énervé. Accepteriez-vous une tasse de thé, ou de café peut-être ?

— Non merci madame.

— Soit. Sachez que la colère est mauvaise conseillère. Il faut parfois laisser s'apaiser les tensions pour éviter bien des brouilles. Parlez-moi franchement, dites-moi ce que vous voulez qu'il entende et je lui transmettrais dès ma prochaine entrevue, je vous en donne ma parole.

— Je veux parler au patron.

— On retrouve-là votre détermination. Mais, il n'est pas là et comme je vous...

— J'attendrai.

— Ça risque d'être long, l'usine va fermer dans dix minutes. À mon avis, monsieur Descours risque fort de ne venir que demain. Si vous le souhaitez, je lui téléphone tout de suite et peut-être vous accordera-t-il un peu de son temps ?

— Non, je veux lui parler en face

Elle repose le combiné, puis le reprend.

— J'entends bien monsieur Choukranne. Donnez-moi au moins les faits qui ont provoqué votre présence ici. Qu'il sache, dès à présent, ce sur quoi vous voulez l'entretenir.

— Je ne vous dirai rien. C'est à lui que je veux parler. Puisqu'il est impossible de le rencontrer tout de suite c'est à la gendarmerie que je vais porter plainte.

— Oulala ! Ce doit être grave monsieur Choukranne. Je peux vous aider sur le champ si vous avez subi un outrage, ou une agression et quoi qu'il se soit passé dans notre usine, je ne manquerai pas d'enquêter et de vous accompagner dans vos démarches officielles, dussions-nous faire intervenir la gendarmerie. Parlez-moi sans crainte, monsieur Choukranne, je suis à votre écoute. Avez-vous subi une agression, verbale, physique ? Que s'est-il passé ? Et d'ailleurs dites-moi pourquoi vous êtes mouillé ainsi ?

— Je ne vous dirai rien à vous. Je vais chez les gendarmes et ils passeront avec la commission de sécurité pour constater la vétusté des sanitaires. Nous ne sommes pas des chiens tout de même !

— Ah ! Nous y voilà ! Mais vous avez raison de déplorer l'état des vestiaires. Vous avez raison et je suis tout à fait d'accord avec vous. Les ouvriers, qui sont entre parenthèses les seuls usagers et donc les seuls responsables des dégradations commises, vont bientôt avoir droit à de nouveaux locaux. Avec la direction principale, nous avons entendu et pris bonne note des revendications tout à fait légitimes du représentant syndical du personnel. Nous avons engagé une entreprise qui a commencé les travaux. Comme vous avez pu le constater, la période estivale ralentit l'achèvement du chantier et nous en sommes tous affectés, croyez-le bien. Aussi, en accord avec la direction, j'ai pris des dispositions pour installer à l'extérieur des cabines provisoires...

— Avec nos deux minutes de pause, nous n'avons pas le temps de sortir sur le parking et de revenir à notre poste. C'est trop loin.

— Oui, j'entends cela, c'est un problème auquel nous devons remédier au plus vite. Sachez monsieur Choukranne que la direction reste à votre écoute et qu'elle mettra tout en œuvre, dans la limite du raisonnable bien entendu, pour faciliter les conditions d'hygiène et de sécurité de ses employés. N'appréciez-vous pas les boissons gratuites mises à votre disposition ?

— Si madame.

— N'appréciez-vous pas les fauteuils confortables installés dans la salle de détente pour votre coupure du midi ?

— Si madame.

— Ne profitez-vous pas des vêtements des masques, des casques et des chaussures de sécurité distribués gratuitement en fin d'année ?

— Si madame, mais ce n'est pas le but de ma visite

— Mais alors quel est-il vraiment ?

— Je veux voir patron.

Elle porte le combiné téléphonique à son oreille, appuie sur le bouton et correspond avec la secrétaire de direction.

— Passez-moi la ligne personnelle de monsieur Descours, s'il vous plaît, c'est urgent... j'attends... Merci... comme vous pouvez le constater, monsieur Choukranne, je fais tout mon possible pour satisfaire votre demande, dès lors que je sais de quoi il retourne. Monsieur Descours est en voyage d'affaire et son téléphone reste inaccessible. Il ne reviendra que demain. Je vous promets d'obtenir un rendez-vous avec lui, au risque de bousculer son agenda déjà bien chargé. Soyez assuré que je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour qu'il vous reçoive. Cela vous laisse toute la nuit pour peaufiner votre entrevue. Je peux même vous aider à développer vos arguments.

— Non merci madame, je sais ce que j'ai à dire.

— Pensez également à ma proposition d'enquête...

À l'instant précis où ils se serrent la main, la sirène de l'usine retentit. C'est le signal de la débauche. Du haut de l'escalier, Abdel observe le mouvement de ses congénères. Chacun d'eux quitte, abandonne le poste de travail. La chaîne est arrêtée d'un seul coup. Les convoyeurs bloqués, plus rien ne bouge si ce n'est les ouvriers et ouvrières qui se précipitent vers la pointeuse, puis se changent dans les vestiaires. Sur le parking, les cars se remplissent en fonction des destinations : Saint-Genis-Laval, Oullins, Pierre-Bénite ou Brignais. En l'espace de quinze minutes, la place s'est vidée. Du côté emballage, stade final de la chaîne, Abdel dénote le nombre impressionnant de palettes prêtes à être chargées dans les camions.

Abdel photographie une dernière fois le lieu de ses souffrances quotidiennes. Il sait qu'il ne remettra plus jamais les pieds ici en tant qu'ouvrier. Sa décision est prise. Il enverra sa démission par la poste. Sa fille Leila lui écrira la lettre sous sa dictée. Officiellement, il lui restait deux trimestres avant la retraite à taux plein. Il préfère partir la tête haute, sa fierté d'homme des Aurès brise le raisonnable qu'il a pu acquérir depuis son arrivée en France. Au bled, la vie sera dure, mais tant pis. Il veut respirer l'air de la montagne, tout en sachant que ses enfants éduqués occupent des postes honorables. Hormis Kader le benjamin, les autres sont bien armés pour l'avenir.

Abdel baisse les bras, en descendant l'escalier métallique. Il conclut à tort peut-être que le patron n'a aucun respect pour son personnel. Chacune des avances syndicales ou revendications salariales ont été obtenues non pas, parce qu'il était un bon patron, mais parce qu'il était acculé devant la pression unanime de ses ouvriers. En quittant son bleu de travail, il se débarrasse d'une peau, sale, usée à la manière d'un reptile qui s'extirpe de sa mue. Abdel se déplace à grands pas jusqu'à sa mobylette bleue. Il l'enfourche, fixe son casque sur la tête. Au passage, il ne manque pas de saluer chaleureusement le gardien de l'usine.

Sa femme n'appréciera pas sa décision. C'est ainsi. Il partira avec ou sans elle, persuadé qu'elle le suivra, car une petite voix intérieure lui rappelle le nombre de fois où Salima lui a supplié de retourner vivre au pays. Sur le mur de la Gravière, les slogans successifs les ont blessés : « mort aux bougnouls » « vive les ratonades » augmentant le sentiment de haine qu'éprouvaient leurs enfants vis à vis des Français et le sentiment d'insécurité qu'eux-même vivaient au quotidien.

Ça s'est passé comme ça pour Abdel en juin 1974

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