Immemoriae (scène 2)
D'un pas lent et régulier, la vieille dame guida Bailram à travers l'étonnant village, taillé à même la paroi rocheuse. À leur passage, les villageois rescapés s'échangeaient des regards circonspects et méfiants. Ils semblaient partagés entre le respect qu’ils avaient pour la vieille dame et la haine qu’ils éprouvaient pour l'étranger, porteur de malheurs. Sans échanger le moindre mot, le marchand et la doyenne dépassèrent les bâtisses troglodytiques et gagnèrent les profondeurs de la grotte.
— Où m'emmenez-vous… Mâlka ? Puis-je vous appeler ainsi ?
La vieille dame laissa échapper un petit rire.
— Mâlka est le nom que les habitants de ce village m’ont donné. Dans un ancien dialecte local, ce mot signifierait « celle qui sait ». Vous pouvez m’appeler Mira.
— Je vois. Et donc, où m’emmenez-vous Mira ?
Mira laissa planer quelques instants de silence. Elle donnait toujours l’impression de choisir soigneusement ses mots avant de prononcer la moindre phrase. Avec le temps et l'expérience, Bailram avait appris à reconnaître ces gens si particuliers, inoffensifs en apparence, qui s'avéraient être en réalité de redoutables adversaires. Nul doute que cette femme en était un ; son rôle dépassait visiblement celui d'une doyenne d'un village perdu. Si le marchand voulait la convaincre de le laisser en dehors de cette chasse au monstre, il devrait consentir à quelques sacrifices.
— C'est étrange, fit-elle remarquer. Vous autres asmériens êtes pourtant réputés pour être des férus de sciences et d'histoire. Vos cités regorgent de trésors anciens et d'artefacts millénaires… Cette grotte ne vous émerveille-t-elle pas ?
— Si, bien sûr. Je vous avoue toutefois avoir d’autres préoccupations en tête. Mon associée est blessée et je m’inquiète pour sa santé. Peut-être pourriez-vous traquer la créature avec les vôtres ? Dans notre état actuel, nous risquerions de vous gêner.
— Peut-être avez-vous raison.
— En guise de bonne foi, je vous propose même de vous laisser la prime que vous nous aviez promise pour avoir tué la créature. Prenez-le comme un don, pour aider au bon rétablissement du village.
Une lueur de colère éclaira furtivement le visage serein de la vieille dame. Bailram se garda d’insister sur le sujet ; il allait devoir jouer son jeu, quel qu’il soit.
À pas lents, ils poursuivirent leur progression dans les entrailles de la terre. Le plafond devint de plus en plus bas et l’obscurité gagna les lieux à mesure que les grandes fougères luminescentes se raréfiaient. Le chemin bifurqua finalement vers un renfoncement sombre de la caverne, où semblait être installé un campement abandonné.
— Allez-vous enfin me dire où allons-nous et ce que vous me voulez ? s’agaça le marchand.
La vieille dame avança de quelques mètres pour s’approcher d’un foyer éteint. Elle entreprit de le rallumer en frottant deux pierres d’étoiles l’une contre l’autre. Lorsque les premières flammes apparurent, elle jeta un mélange d’herbes et de poudres scintillantes dans le brasier, ce qui lui conféra une teinte bleutée. Bailram recula instinctivement. Il regretta secrètement la présence de Nemu et réalisa à quel point il se sentait vulnérable sans elle.
— Que faites-vous ? demanda-t-il d'un ton qu'il espérait assuré.
— Avez-vous la moindre idée de là où nous nous trouvons actuellement ?
— Dans une grotte ? répondit nerveusement le marchand. À quoi jouez-vous au juste ? Qu'attendez-vous de moi ?
D'un geste lent et mesuré, la vieille dame saisit une torche et alluma plusieurs flambeaux à proximité. Lorsqu’elle eut allumé le dernier, elle fixa le marchand puis releva doucement les yeux vers le plafond rocheux. Surpris par son comportement, Bailram l'imita.
Au-dessus de leur tête, dans la douce pénombre bleutée, se trouvait une gigantesque dalle, semblable au plafond d'un temple. Elle était soutenue par des colonnes monumentales, richement décorées, qui avaient été taillées à même la roche. C'est alors que le marchand aperçu d'infimes points lumineux qui commençaient à consteller l'obscurité. Il plissa les yeux et retint son souffle ; sur la surface lisse du plafond, apparurent timidement des symboles anciens, aux formes étranges et primitives. Exposés à la lumière, ils semblaient émerger d’un profond sommeil et revenaient doucement à la vie. Une curieuse énergie argentée s’anima sur leurs pourtours, dévoilant après quelques instants des peintures d’une incroyable finesse. Elles mettaient en scène des personnages et des objets, au style artistique troublant, enluminés de textes indéchiffrables. Bailram demeura sans voix. Face à lui, gravés dans cette roche millénaire, se trouvaient les mémoires et les savoirs d’un peuple disparu depuis la nuit des temps.
— Il y a trente ans, lorsque je suis arrivée dans ce village, commença Mira d'une voix brouillée par l'émotion, j'avais pour mission d'explorer une mystérieuse grotte dont certains récits faisaient allusion dans la région. J'étais loin de m'imaginer que je découvrirais des vestiges olyriens.
— Les anciens immémorés, susurra le marchand ahuri. Ce n’est qu’une légende…
La vieille dame esquissa un sourire triste avant de reporter son regard sur le plafond qui s’illuminait lentement de fresques antiques.
— Les immémorés ont bien existé. J'ai consacré la moitié de mon existence à collecter, analyser et recopier ces peintures. Il ne s’agit pas de ces quelques ruines ou fragments de fresques qui ont été retrouvés partout à travers le monde mais d’un héritage bien plus complet. Un héritage qui nous a été légué, dans une intention précise.
— Quelle est-elle ? ne put s’empêcher de demander Bailram dont le corps était saisi de frissons.
— Malheureusement, je l’ignore. Ce dont je suis sûre néanmoins, c’est que ces fresques remettent en question les fondements même de nos connaissances sur les olyriens.
— Vous… vous avez déchiffré ces symboles ? questionna le marchand interdit.
— Oui. Avec du temps et de la patience, j’y suis parvenue.
— C’est prodigieux ! Absolument prodigieux, vous avez réussi là où plusieurs générations de savants ont échoué. Avez-vous découvert des indices sur l’emplacement d’Olyrion ? Et l’ancienne cité perdue de Kaayria ?
Mira lui adressa un simple sourire. Ses yeux pétillaient d’une excitation juvénile qui semblait la rajeunir de plusieurs décennies.
Contrairement à la plupart de ses confrères, Bailram n’était pas un érudit assoiffé de connaissances. Il avait depuis longtemps troqué sa toge de savant pour se consacrer au négoce. Pourtant, il restait sidéré face à l’ampleur de cette découverte. Comme tous les caelysiens, il avait été bercé par les mythes de cette mystérieuse civilisation qui les avait précédés sur ces terres et qui avait disparu sans la moindre explication. Cette grotte abritait peut-être la réponse à tous ces mystères.
— Nabu ma’talash, commenta-t-il à voix basse. Mais pourquoi avez-vous gardé un tel secret ?
— Je n’approuve pas les méthodes de travail de toutes ces personnes qui prétendent contribuer à l’histoire, déclara-t-elle d'un ton qui s’était raffermi. Il était hors de question pour moi de laisser ces soi-disant chercheurs venir dévaster ces lieux sacrés.
— Mais vous auriez pu devenir riche avec une telle découverte !
— J’aspire à une tout autre forme de richesse. Vous et moi sommes différents sur ce point et je doute que vous puissiez comprendre mon profond attachement pour ces trésors.
— Je vois.
Bailram reporta son regard sur les écrits lumineux qui constellaient le plafond de l'ancien temple. Il tentait de s’imaginer à quoi pouvaient bien ressembler les hommes qui avaient gravé de telles merveilles. Quel message avaient-ils pu vouloir transmettre ? Tout cela était fascinant. Mais toutes aussi captivantes puissent être ces peintures, elles ne valaient pas sa propre vie. Le marchand asmérien s’était depuis longtemps détaché de ce qui ne présentait pas de profits. Sans doute était-ce là la raison de son inexorable ascension et de sa survie. Comme si elle parvenait à suivre ses réflexions, Mira reprit :
— Vous êtes un homme intelligent Bailram. Et compétent qui plus est. Je sais que vous craignez pour votre vie et celle de votre compagne mais nous avons besoin de vous pour sauver ce village et toutes ces richesses.
Le marchand allait décliner son offre, mais elle ajouta :
— Comme vous avez pu le constater, nous sommes pauvres. Les voyageurs sont rares dans ces contrées éloignées. Toutefois, si vous consentiez à nous aider et que vous parveniez à nous débarrasser de ce fléau, je vous offrirai toutes mes recherches sur ces lieux sacrés.
Bailram eu le souffle court. Toutes ces recherches avaient une valeur inestimable. Elles lui semblaient alors tellement hors d’atteinte qu’il n’avait même eu la présence d’esprit de les négocier. Et voilà que la vieille dame les lui offrait de son plein gré. Tout cela n’était-il qu’un rêve ? Brusquement, un étrange frisson le parcourut ; au rythme des battements de son cœur qui s'accéléraient, les idées convergèrent dans son esprit. Avec une perfection exquise, toutes ces pensées s'emboîtèrent et lui livrèrent une vérité nue : l'évidence absolue. L'harmonie parfaite de ses réflexions allégea soudain son corps et un sentiment de bien-être s'empara de lui. Il avait envie de rire, de courir et de crier son bonheur. Enfin ! Enfin, il comprenait ce à quoi son instinct l'avait mené. Faisant fi des dangers, prenant des risques inconsidérés, il s'était fié à son intelligence intuitive et il avait persévéré. Aujourd'hui, sa récompense était à la hauteur de ses espoirs les plus fous.
Exultant de joie, le marchand dû faire de gros efforts pour ne pas trahir son euphorie ; la négociation n’était pas encore terminée.
— Pourquoi feriez-vous ceci ? demanda-t-il. Pourquoi me proposer vos recherches après les avoir protégées si longtemps ?
La vieille dame soupira et reporta son regard sur les peintures ancestrales.
— Mon temps sur ce monde est bientôt écoulé, je le crains. Je n’ai ni apprenti, ni successeur et la simple idée de voir tomber mes recherches dans l’oubli m’afflige. Et puis… elle hésita un moment. Si je puis, grâce mes recherches, sauver ceux qui m’ont accueillie pendant si longtemps, je le ferai.
— N’avez-vous pas peur que ces trésors soient saccagés si vos recherches étaient rendues publiques ?
— Si. C’est pourquoi j’aimerais que vous confiiez mon travail à l’ordre des éleucides.
Bailram haussa un sourcil.
— Je ne vous cache pas qu’ils sont très difficiles à approcher.
— J’en ai parfaitement conscience, j’ai moi-même échoué à prendre contact avec eux. Toutefois, je suis persuadée qu’un homme de votre envergure dispose de suffisamment de ressources et relations pour pouvoir les trouver.
— Ce serait une tâche longue et contraignante… Je pourrais être tenté de vendre ces recherches à toute autre personne qui m’en donnerait un bon prix. Seriez-vous prête à me faire confiance ?
Mira fit face au marchand. Ses yeux vifs et calculateurs le fixaient avec intensité.
— Les éleucides sont sous les ordres du Primilii, la plus haute et la plus riche autorité caelysienne. Vous n’êtes pas sans savoir que les éleucides sont les gardiens du savoir séculaire de notre monde et qu’ils conservent jalousement toutes les découvertes qui concernent les anciens olyriens. J’imagine donc que vous êtes parfaitement conscient des moyens considérables que les éleucides seraient prêts à déployer pour récompenser l'homme qui leur apporterait de telles découvertes…
Lentement, Mira s'était approchée du marchand. Ses yeux perçants reflétaient les formes complexes des symboles qui se dessinaient sur le plafond. Lorsqu'elle se trouva à portée de bras, elle s'immobilisa et afficha un léger sourire.
— Comme je l’ai dit plus tôt, vous êtes un homme intelligent. Je n'ai pas besoin de vous faire confiance, je sais que vous choisirez l'option qui s'avérera être la plus profitable pour vous.
Bailram faisait de gros efforts pour calmer sa respiration qui menaçait de s'emballer sous le coup de l'émotion. Toutes ces recherches. Tous ces profits. Toute cette puissance dont il disposerait. Cela dépassait ce qu'il avait imaginé dans ses rêves les plus fous. Refoulant son euphorie, il tâcha de se composer une attitude neutre et désintéressée :
— Je ne m'étais pas trompé Mira, vous êtes décidément une femme extraordinaire. J'accepte votre proposition, mon associée et moi vous aiderons.
Dans un geste maniéré, l'asmérien apposa l'index de sa main gauche sur son front, scellant ainsi la promesse qu'il venait de faire.
Malgré ses efforts, un large sourire illuminait son visage.
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