Immemoriae (scène 3)
Kurt bondit de son tabouret. Son visage anxieux se dénoua dès qu’il aperçut Mira.
— Vous revoilà enfin, lâcha-t-il soulagé.
— Nous sommes parvenus à un accord, annonça la vieille dame. Bailram et Nemu nous aideront à nous débarrasser de la créature.
Le marchand ignora le regard noir que lui jetait son associée ; elle comprendrait lorsqu’il lui raconterait toute l’histoire et se réjouirait de leur fortune.
— Ne perdons pas de temps, poursuivit Mira, je dois retourner m’occuper des blessés. Certains ne passeront peut-être pas la nuit si nous n’agissons pas rapidement. Comment comptez-vous procéder ?
Le marchand s’accorda un moment de réflexion. Il avait accepté l’offre de Mira sans se soucier de la manière dont il s’y prendrait pour neutraliser la créature. En réalité, sa promesse dépendait entièrement des capacités de Nemu. Attaquer le monstre pendant son sommeil était un plan simple et sensé. Mais Bailram savait d’expérience que ces plans étaient souvent voués à l’échec. Que se passerait-il si la créature se réveillait à leur approche ou si le coup ne suffisait pas à percer sa peau épaisse ? Non, il ne laisserait pas le hasard décider de sa vie. Il avait besoin, plus que jamais, des dons d’éveillé de Nemu. Mais pour cela, il devait tout d’abord l’aider à en retrouver l’usage. Il avait l'intime conviction que le passé de son associé renfermait la clé de ce blocage ; elle n'avait probablement pas quitté son pays sans une bonne raison. C'est par là qu'il commencerait.
Un profond sentiment de malaise s’empara alors du marchand. Qu’était-il en train de faire ? Obnubilé par les recherches de Mira, il n’avait pas songé un seul instant à ce qu’il s’apprêtait à faire subir à Nemu. Un froid glacé lui parcouru l’échine lorsqu’il comprit qu’elle n’était qu’un outil à ses yeux. Ébranlé par ces étranges pensées, Bailram les refoula violemment. Il savait ce qu’il était devenu et l’avait accepté depuis longtemps. Il tenait enfin l’opportunité qui ferait basculer sa vie et ne pouvait s’autoriser le moindre scrupule ; il prouverait au monde qu’il était important et obtiendrait enfin cette reconnaissance tant désirée. Il parlerait à Nemu et la persuaderait d’utiliser ses dons d’éveillé, quoi qu'il lui en coûte. Mais pour y parvenir, il avait tout d’abord besoin de gagner du temps. Convaincu par son raisonnement, il s'éclaircit la voix :
— Tout d'abord, nous devons confirmer vos théories, déclara-t-il à l’adresse de Mira. Il faut nous assurer qu’il ne reste qu’un seul de ces monstres et qu’il est inactif le jour. Si cette supposition s'avère correcte, vous pourriez faire des allers-retours au village pendant la journée et récupérer tous les remèdes dont vous avez besoin. Nous pourrions ensuite prendre le temps d’établir un plan de chasse pour ratisser la forêt et dénicher l’antre de cette bête.
La vieille dame se contenta de hocher la tête, attendant la suite du plan de Bailram.
— Il n’y a… qu’une seule façon de prouver cette théorie. Quelqu’un va devoir sortir, lâcha-t-il mal à l’aise.
— Vous et votre associée, suggéra Mira sans détour. Vous aviez des chevaux il me semble, si jamais l’affaire tourne mal, vous pourriez revenir à la grotte avant que la créature ne vous rattrape.
— Malheureusement, nos chevaux sont restés au village, déplora Bailram.
— C’est regrettable. En quoi êtes-vous en train de nous aider au juste ?
— Nous allons le faire, rassura le marchand. Je vous demande seulement de nous accorder quelques jours de repos.
— Quelques jours ? rugit Kurt. Vous n’entendez pas ce qu’on vous dit ? On a des gars qui risquent d’y passer au moment où nous parlons !
— Et combien d’autres mourront si nous échouons ? Je sais que notre mort vous réjouirait, mais pensez-vous sérieusement avoir une chance de sauver votre village sans notre aide ? s’emporta Bailram d’une voix théâtrale.
Kurt ravala un juron et sera la mâchoire. Satisfait de l’effet qu’avaient eu ses arguments, l’asmérien reprit avec ardeur :
— Nemu est, de loin, la plus expérimentée d’entre nous et la plus habile. C’est elle qui a tué le petit et c’est encore elle qui s’est dressée face au monstre lorsqu’il a attaqué votre village ! C’est en essayant de vous – il appuya avec véhémence sur ce mot – sauver qu’elle a été gravement blessée à la jambe.
Le marchand fit mine de se reprendre. Il avait déjà joué ce rôle à de nombreuses reprises, mais sa prestation actuelle lui semblait particulièrement réussie. Il reprit d’une voix plus pragmatique :
— Je n’essaye pas de vous rouler, je souhaite simplement m’assurer que nous puissions nous en sortir. Nemu est notre meilleur atout et elle a besoin de repos.
— C’est vrai que vous semblez mal en point, déclara Mira à l’adresse de la jeune femme. Si j’examinais votre blessure, je pourrais vous aider à vous rétablir plus rapidement.
— Pas besoin, je vais bien.
Le timbre de sa voix était calme et posé, mais Bailram percevait dans l’éclat de ses yeux une fureur dont il ne parvenait pas à comprendre l’origine.
— Accordez-nous au moins la journée pour nous reposer, modéra le marchand.
La vieille dame les dévisagea longuement, puis lâcha un profond soupir.
— Soit. Prenez le temps dont vous avez besoin. Mais gardez en tête qu’à chaque instant de répit que vous vous autorisez, les nôtres souffrent et meurent. Je peux me montrer conciliante, mais vous auriez tort de considérer ma bonne disposition envers vous comme un acquis. Maintenant, si vous voulez bien m’excuser, je dois retourner m’occuper des blessés.
Le message était sans appel pour Bailram : Mira se donnait le droit d’annuler leur accord s’il tardait trop à agir. Dans un silence glacial, la vieille dame quitta la loge troglodytique, suivie de Kurt qui lâcha un juron à l’adresse de Nemu. La porte claqua violemment derrière le géant.
— Nous n’avons pas besoin d’eux Mâlka, on peut très bien se débroui…
Ses protestations s’éteignirent à mesure qu’ils s’éloignaient. Lorsque le silence retomba enfin dans la loge, Bailram lâcha un soupir de soulagement puis s’assit face à son associée :
— Tu ne m’as pas facilité la tâche… Peu importe, nous allons devenir riches ! s’exclama-t-il.
Comme Nemu ne partageait pas son enthousiasme, il lui raconta son aventure sous la grotte, ainsi que son arrangement avec la vieille dame.
— Te rends-tu compte ? Ces recherches et cette grotte ont une valeur inestimable ! L’ordre des éleucides serait prêt à dépenser une fortune colossale pour de telles informations !
— Oui. Mais c’est dangereux, commenta-t-elle en faisant chanter son accent aldarian.
— Allons, le jeu en vaut la chandelle. Imagine-toi, avec tout cet or, je pourrais enfin intégrer l’assemblée, aux côtés des maîtres de guildes et de l’Ar-Melkar !
Nemu se leva doucement, boitillant sur sa jambe meurtrie. Sans prononcer le moindre mot, elle entreprit de faire le tour de la loge, inspectant chaque objet et s’immobilisant parfois pour écouter les sons de l’extérieur.
— Bailram, déclara-t-elle d’une voix empreinte de gravité, on est vraiment en danger.
— Le monstre, oui. Le danger n’est pas négligeable, j’en ai parfaitement conscience. Je pense toutefois qu’il existe un moyen d’atténuer ce risque… Et ce moyen, c’est toi Nemu, ce sont tes dons d’éveillé. Je sais que c’est un sujet délicat pour toi et que tu ne désires peut-être pas en parler. Mais je peux peut-être t’aider si tu me laisses…
Le marchand abandonna sa phrase au silence ambiant. Il s’attendait à devoir faire face à un ouragan de reproches et à un mur infranchissable d’arguments, mais il n’en fut rien. Nemu restait calme. Elle poursuivait avec nonchalance le tour de la petite loge en pierre, sondant les murs à intervalles réguliers.
— Tu… tu es d’accord ? s’enthousiasma-t-il.
Lorsqu’elle eut fini de faire un tour complet, Nemu s’immobilisa enfin. Elle se retourna vers le marchand et plongea ses yeux verts dans les siens.
— Je dois te dire quelque chose, commença-t-elle. Écoute, c’est important.
L’intensité de son regard surprit le marchand et il refoula de nouveaux sentiments de culpabilité qui tentaient de s'insinuer de son esprit.
— On est en danger ici. Pas à cause de…
Elle s’arrête brusquement, laissant Bailram suspendu à ses paroles. À l’extérieur, des bruits de pas précipités se rapprochaient de la porte. Imperceptiblement, Nemu se tendit, comme si elle s’apprêtait à engager le combat. Elle porta sa main sur la poignée de son épée et braqua son regard vers l’entrée. Deux coups discrets retentirent. L’une des tresses de l’haldryséenne glissa sur son épaule au moment où la porte de la loge s’ouvrit.
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