Soupçons (scène 2)

8 minutes de lecture

Assis sur sa couchette miteuse, Bailram ruminait. Tourmenté par ses peurs et ses doutes, il n’avait pas fermé l’œil de la nuit. Sa détermination de la veille s'était évanouie et à présent, il hésitait sur la marche à suivre. Ne devait-il pas plutôt obliger Mira à lui livrer ses recherches ? À moins qu’il ne trouve un moyen de forcer Nemu à retrouver l’usage de son don ? Un éclair de lucidité le libéra brièvement de ses tourments et il poussa un profond soupir. Il savait que dans son état actuel, rien de bon ne pouvait n’émaner de ses réflexions. Pourtant, il devait trouver une solution pour minimiser les risques auxquels il s’apprêtait à s’exposer. Ils étaient trop importants.

Il entendit alors remuer derrière lui.

— C’est le temps ? demanda Nemu en faisant chanter son accent aldarian.

Le marchand la dévisagea ahuri, comme si la réponse était évidente. Son esprit assimila alors qu’ils étaient dans une grotte et que la lumière du jour ne perçait pas ici. Il n’y avait aucun moyen de savoir l’heure qu’il était. Pour lui qui avait passé toute son enfance dans une cité souterraine, la question ne se posait pas, il savait. C’était naturel. Sans doute son corps s’était-il habitué et comptait inconsciemment le temps qui s’écoulait à l’extérieur.

— Oui, l’aube commence à poindre, répondit-il d’un ton las.

Il entendit son associée se lever et se préparer derrière lui.

— Mira n’est pas là, fit-elle remarquer.

Bailram se retourna et constata que la vieille dame n’était effectivement pas revenue dans sa loge hier soir. Sans doute avait-elle eu fort à faire avec les blessés. La fillette s’était également éclipsée lorsqu’ils avaient annoncé qu’ils allaient se coucher. Ils étaient donc seuls.

— Ça ne change rien, lâcha brusquement la jeune femme.

— Comment ?

— Ce que j’ai raconté hier, ça ne change rien. Pour nous. On fait comment avant, déclara-t-elle gênée tout en empaquetant des vivres dans un sac de jute.

— Bien sûr que ça ne change rien, se renfrogna le marchand.

Nemu hocha brièvement la tête et Bailram détourna les yeux. Bien qu’il refusât de l’admettre, ces mots le délivrèrent d'un poid invisible qui pesait sur sa conscience. La jeune femme ne s’attendait pas à ce que leur relation évolue et cette perspective le rassura. Étonnamment, tous les problèmes qu’il avait ruminés cette nuit lui apparurent sous un autre angle et les solutions se présentèrent d'elles-mêmes. Libéré de ses tourments, il mit de l’ordre dans son esprit et reprit la parole :

— J’ai bien réfléchi. On s'apprête à débusquer cette créature dans la forêt et lui porter le coup de grâce pendant qu’elle dort. C’est un plan sensé. Mais nous le savons tous les deux, ces plans ne fonctionnent jamais. Il se pourrait très bien que cette aberration nous entende approcher, qu’elle soit active le jour, ou même…

Il marqua une courte pause, réprimant les idées les plus grotesques qu’il avait envisagées cette nuit.

— Nous n'avons auune preuve tangible pour valider les hypothèses de Mira… Là où je veux en venir, c’est qu’il y a des paramètres que nous ne maîtrisons pas, et ce sont autant de dangers de mort potentiels. Je pense donc que nous devons nous préparer à un éventuel affrontement car c’est ce qui risque d’arriver, lâcha-t-il gravement.

— Je ne pense pas que la créature se déplace le jour, répliqua la jeune femme tout en continuant à préparer leur départ.

— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?

— Ses yeux. C’était pas des yeux d’animal du jour. Ils étaient petits, sombres, comme celui d’un animal de sous-terre.

Elle s’immobilisa un instant et se retourna vers le marchand.

— Cette créature est grosse Bailram. Trop grosse pour cette île. Je n’ai jamais vu un animal chasseur de cette taille. Dans le ciel, mais pas sur la terre. Quelque chose ne va pas.

— Peu importe ce que c’est et d’où elle vient, rumina-t-il, ce dont je veux être certain, c’est que l’on soit prêt à fuir si elle nous attaque. Nous allons passer la journée dehors, et j’ai vu ce qu’elle a fait aux villageois… Je ne tiens pas à subir le même sort qu’eux.

Nemu le dévisagea un instant puis reprit les préparatifs.

— Comme je disais, elle est grosse. J’ai déjà chassé, je vais l’entendre venir, surtout dans la forêt. Elle est puissante mais pas rapide. Chevaux plus rapides qu’elle, on pourra prendre la fuite.

— S’ils sont encore vivants… murmura-t-il.

La jeune femme ferma le sac avec une lanière de cuir et se retrouna vers lui.

— Ça va aller, rassura-t-elle. Je te protégerais. Je n’échouerai pas cette fois.

Surpris par cette déclaration soudaine, le marchand la dévisagea. Bien sûr que tu me protégeras, c’est pour ça que je te paye. C’est ce qu’il aurait dû ressentir, pourtant, c’était de la gratitude qu’il éprouvait à cet instant. Ce sentiment était d’autant plus fort qu’il connaissait le passé de Nemu et qu’il savait ce qu’elle avait enduré. Gêné, il s’empressa de changer de sujet :

— Et ta jambe ? Ça va aller ?

La jeune femme le dévisagea un instant. Elle esquissa finalement un sourire que Bailram ne lui connaissait pas, puis elle plia et déplia sa jambe avec une surprenante agilité compte tenu de sa blessure.

— Très douloureux, lâcha-t-elle d’un ton moqueur. Viens, nous devons y aller.

Perplexe, Bailram lui emboîta le pas. En cette heure matinale, il régnait dans la grotte un silence que seuls les échos lointains d’une cascade souterraine venaient troubler. Les fougères bioluminescences projetaient sur les anciennes bâtisses des lueurs qui semblaient faire revivre les lieux. Le marchand songea alors aux anciens olyriens et aux raisons qui les avaient poussés à construire leurs maisons dans cette caverne. Les hommes ne choisissent pas de vivre sous terre sans une bonne raison. À Asméria, l’intense chaleur qui règne à la surface les avait poussés à construire leurs villes dans la fraîcheur des immenses galeries souterraines qui sillonnaient déjà l’île céleste. Mais ici, le climat était doux et les tempêtes plus rares que sur les territoires extérieurs. Pourquoi avaient-ils donc choisi de vivre si loin sous la terre ? Craignaient-ils un ennemi que même leurs mystérieux pouvoirs étaient incapables de repousser ? Bailram balaya cette idée. Il était suffisamment inquiet comme ça, inutile d’alimenter sa psychose avec ces idées infondées.

Nemu s’arrêta devant le petit tunnel qui conduisait à l’extérieur de la grotte et sonda le marchand du regard. Il prit profonde inspiration et hocha mécaniquement la tête. Il s’engagea derrière elle, sans un regard pour ces yeux intéressés et discrets qui surveillaient leur départ. À mesure qu’ils progressaient, la lumière emplissait l’étroit passage. Bailram sentait son cœur tambouriner dans sa poitrine. Était-il en train de prendre la bonne décision ? Il songea brusquement à la haine que Kurt leur vouait et une image épouvantable lui traversa l’esprit. Se pourrait-il que le colosse leur ait tendu un piège ? Il n’était peut-être jamais rendu au village et les avait dupés pour les forcer à sortir.

À l’approche de la sortie Nemu se figea brusquement.

— Elle est là ? paniqua le marchand.

— Non, j’ai besoin que mes yeux voient le jour pour… pour voir mieux dehors.

— Par les tempêtes, ne me surprends pas ainsi !

— Pardon, déclara-t-elle sobrement tout en maintenant son regard vers l’extérieur. Reste ici, je vais aller voir.

Ces quelques instants durèrent une éternité et Bailram se maudit de ne pas avoir dormi. Il chassa de son esprit l'infâme Kurt, songeant que le colosse était trop stupide pour élaborer un tel plan. Par ailleurs, Mira s’en serait aperçue et les en aurait informés.

Après une rapide inspection des lieux, Nemu lui indiqua que la voie était libre et Bailram sortit précautionneusement de sa cachette.

— Pas de traces de la créature et il n’y a pas assez d’arbres pour qu’elle puisse se cacher. Si elle arrive, on la verra venir de loin, le rassura-t-elle en désignant le paysage avoisinant.

Le marchand inspecta les environs, dubitatif. Il n’avait pas le choix après tout. Et il préférait encore risquer sa vie au côté de Nemu, plutôt que de la perdre en restant seul dans la grotte avec Kurt.

Prudemment, ils s’engagèrent sur le chemin qui conduisait au village en contrebas. Bailram s’appliquait à étouffer chacun de ses pas, en restant le plus discret possible. Avec du recul, il considéra que ses efforts étaient futiles. Pire, il se ridiculisait auprès de sa garde du corps qui avait esquissé un sourire en le voyant marcher ainsi. Vexé et ne percevant aucune menace, il reprit sa démarche conventionnelle.

— Je jure de faire payer aux éleucides ces recherches dix fois le prix qu’elles ne valent déjà, grommela-t-il à voix basse.

La jeune femme haussa les épaules. Contrairement à lui, elle semblait parfaitement détendue, bien qu’il la sût attentive au moindre signe de danger.

— C’est étrange, lâcha-t-elle.

— Tu trouves ça trop ? Sans doute. Cinq fois le prix alors.

— Non, pas le prix, répliqua-t-elle d’une voix guindée. Pourquoi Mira veut notre aide ? Kurt a raison, ils peuvent se débrouiller sans nous.

— Tu l’as entendue, elle préfère risquer notre vie plutôt que celle des villageois. D’autant qu’aucun d’entre eux ne serait capable de tuer cette créature. Tu es la seule qui sache se battre ici. Nous n’allons pas nous en plaindre, la récompense sera à la hauteur de nos efforts.

— Kurt pourrait lui.

— C’est un idiot et je pense que Mira le sait aussi bien que nous. C’est pour ça qu’elle nous a confié la mission…

Nemu ralentit brusquement. Elle inspecta attentivement le chemin qu’ils avaient parcouru, comme si elle s’apprêtait à trouver quelqu’un, puis elle se rapprocha de Bailram.

— Tu dis qu’elle t’a montré des symboles dans la grotte ? chuchota-t-elle.

Le marchand fronça les sourcils. Lorsqu’il lui avait raconté l’histoire la veille, son associée avait affiché une profonde indifférence. Pourquoi s’en souciait-elle aujourd’hui ?

— Tu penses que je te cache la vérité ? s’offusqua-t-il.

La garde du corps balaya l’argument d’un geste de la main.

— Qu’as-tu vu exactement ?

— Par les tempêtes, tu es têtue ! J’ai vu des sortes de gravures lumineuses. Il y avait des hommes représentés dessus et ils tenaient d’étranges objets, des armes peut-être ? Il y avait aussi ces symboles anciens…

— Quels symboles ? demanda-t-elle sans ménagement. À quoi ils ressemblent ?

— Les symboles ? Eh bien, ils étaient… heu… droits et… oui, plutôt rectilignes et ils brillaient aussi.

Agacée par les explications confuses du marchand, Nemu traça des dessins sur le sol sableux.

— Ils ressemblaient à ça ? demanda-t-elle impatiente.

Interdit par le comportement de son associée le marchand la fixa un instant. Il lui avait certes donné de maintes raisons de douter de lui mais elle n’avait jamais eu l’air de s’en plaindre. Cette fois-ci, elle faisait preuve d’un zèle acharné pour obtenir la vérité.

— Je… je crois oui. Oui, celui-là à gauche ressemble à ceux que j’ai vus.

— Tu es sûr ?

− Oui et oui, je suis sûr de ce que j’ai vu !

Le regard de Nemu se figea. Elle tentait visiblement de rester impassible mais les lueurs qui agitaient ses yeux la trahissaient.

— Elle t’a dit qu’elle comprenait les symboles ?

— Oui, comme je te l’ai dit, soupira-t-il. Elle a réussi à percer leurs secrets et nous en hériterons lorsque nous aurons tué ce monstre sanguinaire. Mais qu’est-ce qui te prend tout à tout, crois-tu sincèrement que j’essaye de te mentir ?

— Pas toi, Mira, assena-t-elle en se redressant.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire Lucian Cloud ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0