Soupçons (scène 3)
— Qu’est-ce que tu racontes ? bredouilla Bailram. C’est absurde, pourquoi Mira nous aurait-elle menti ? Elle nous aide depuis que nous sommes arrivés.
La jeune femme détourna le regard. Savait-elle des choses qu’il ignorait ? Elle avait déjà essayé de le mettre en garde à plusieurs reprises dans la grotte, mais ses propos demeuraient inconsistants. À quoi tout cela rimait-il ? N’essayait-elle pas plutôt de fuir la confrontation avec la créature ?
— Nous devrions partir Bailram, j’ai… mauvais sensation.
— Quitter cette île ? répéta-t-il ahuri.
— Oui. Si on se cache dans les arbres la nuit, on peut échapper au créature. Il n’attaque pas les chevaux. En deux jours on peut arriver à l’autre village pour prendre les vents et quitter l’île.
Le marchand était sidéré, comment osait-elle lui tenir de pareils propos. Il songea alors à l’étrange comportement de son associée ces derniers jours. Les idées s’emboîtèrent laborieusement et une vérité brute s’imposa à son esprit. Nemu ne cherchait pas à le protéger, mais à quitter cette île pour ne pas avoir à utiliser ses pouvoirs. Bien sûr ! Voilà pourquoi elle lui avait raconté son passé si spontanément, elle avait tenté de l’attendrir sur sa situation. C’est pour cette raison également qu’elle le mettait constamment en garde. Elle savait qu’il était sensible à ce genre d’argument et espérait sans doute le voir abandonner. Et sa jambe ! Oui, cette jambe supposément blessée qu’elle parvenait désormais à bouger comme si de rien n’était. Quelle comédie ! Ce n’était qu’un énième prétexte pour ne pas affronter le monstre ! Bailram fut alors envahi par un écœurement et une douleur semblable à un coup de poignard en plein cœur. Nemu l’avait trahi. Malgré toutes ses promesses et ce qu’elle lui avait dit dans la grotte, elle l’avait dupé.
— Sais-tu seulement ce que ces recherches représentent pour moi Nemu ? commença-t-il d’un ton qu’il peinait à maîtriser. Je m’apprête à réaliser mon rêve ! Avec ces richesses, j'entrerai à l’assemblée parmi les plus prestigieux maîtres de guildes et siégerai aux côtés de l’Ar-Melkar, le roi d’Asméria ! Je vais enfin prouver à tous ce dont je suis capable, en transformant ce monde ! Et toi… toi, tu me demandes d’abandonner ? Si près du but ?
— Je sais ce que ça représente pour toi, avoua-t-elle mal à l'aise. Mais écoute, s’il te plaît. Ta vie est plus important que…
— Non ! explosa le marchand. C’est toi qui vas m’écouter ! Je te paye grassement pour me protéger et obéir. Et c’est précisément ce que tu vas faire, m’obéir ! Nous allons faire ce qu’il était convenu : tu vas trouver et abattre cette foutue créature ! Ai-je été clair ?
Le regard inexpressif, Nemu approuva silencieusement. Elle semblait vouloir se justifier, mais elle se ravisa et effectua les esquisses d’un salut formel que le marchand l’avait maintes fois vue exécuter lors des débuts de leur entente.
— Mettons-nous en route, déclara-t-il. Nous avons déjà perdu suffisamment de temps. La nuit tombera bien assez tôt.
*
Il régnait au village une atmosphère écrasante, enveloppée par un silence abyssal. Les chaumières semblaient figées dans le temps et le désordre qui régnait à l’extérieur, ainsi que les taches de sang qui maculaient le sol, évoquaient à Bailram une scène de pillage. Lorsqu’il aperçut finalement les chevaux, il s’étonna de les trouver en vie. Tous deux ruminaient paisiblement dans un enclos, à l’instar du bétail que les villageois avaient abandonné lors de leur fuite.
Désireux de ne pas s’attarder, Bailram et son associée scellèrent leur monture et se dirigèrent vers la lisière de la forêt. Les traces de la créature furent faciles à repérer, à tel point que l’asmérien aurait pu les suivre lui-même. Cette monstruosité était si imposante qu’elle avait taillé un sentier que les chevaux seraient capables de suivre sans la moindre difficulté. Tout se déroulait pour le mieux. Pourtant, lorsqu'ils franchirent l’orée des bois, un frisson traversa Bailram. Que se passerait-il si Mira s'était trompée et que la créature les attaquait en plein jour ? Kurt avait peut-être simplement eu de la chance hier. Pire, la créature semblait dotée d’une certaine intelligence, peut-être leur tendait-elle une embuscade ? Il tenta de se rassurer en se convainquant que sa monture pourrait aisément la distancer. Mais finalement, ce fut la promesse d’un avenir auquel il aspirait depuis tant d’années qui le conforta dans sa démarche.
En silence, ils suivirent les traces de la créature pour s’aventurer dans le cœur obscur de la forêt. De maigres rayons de lumière perçaient la canopée, formant des halos autour desquels virevoltaient insectes et oiseaux colorés. Provenant de toutes les directions, des mugissements étranges emplissaient les bois, se mêlant au doux clapotis des ruisseaux pour former une mélodie envoûtante et mélancolique.
— Qu'y a-t-il ? s’inquiéta le marchand en voyant son associée ralentir.
— Une odeur pas normale, déclara-t-elle en fixant intensément les sous-bois devant eux.
C’étaient les premiers mots qu’ils échangeaient depuis ce matin. Nemu lui avait répondu sur son ton habituel et Bailram en éprouva un certain soulagement. Il chassa ces pensés et se concentra sur leur mission.
— Ça sent les bois, je ne trouve rien d'anormal à ça.
— Pas les bois. Ça sent la mort, répondit-elle en faisant avancer sa monture au pas.
Aux aguets, ils firent avancer leurs chevaux de quelques foulées, puis ils les immobilisèrent brusquement.
— Foudre des damnés, s’exclama le marchand saisit d’effroi.
La jeune femme se retourna aussitôt et lui ordonna de se taire, puis elle inspecta attentivement la forêt qui semblait s’être assombrie tout autour d’eux.
— La… la créature est proche ? paniqua-t-il à voix basse.
— Je pense pas, mais on doit être prudent.
Le marchand hocha doucement de la tête, incapable de se détourner de la vision cauchemardesque qui hantait son regard. Devant eux reposaient une dizaine de corps déchiquetés et mutilés, dans un état de décomposition très avancé. Leurs bras et leurs jambes avaient été arrachés et gisaient éparpillés sur un épais tapis de mousse rougie de sang.
— C’est épouvantable… murmura Bailram en se couvrant le nez.
L'odeur était si abjecte qu'il manqua de vomir son dernier repas. Indifférente à ce spectacle macabre, Nemu mit pied à terre et inspecta les corps. Elle préleva sur le premier cadavre une bourse et une carte de la région. Elle retourna précautionneusement un second corps qui laissa échapper une grappe grouillante d'asticots. C'en était trop pour Bailram qui descendit de sa monture et rendit son déjeuner à la nature. Il avait déjà côtoyé la mort bien sûr, mais il ne l’avait jamais vue sous une forme aussi hideuse. Après quelques instants d’une intimité fort désagréable, Nemu le rejoignit.
— Qu'est-ce que c'était ? demanda-t-il en crachant au sol.
— Des parias. Sept, tous armés. Ils viennent des provinces de l’Est, expliqua-t-elle en montrant un denier empyréen à Bailram. Le créature les a tués. Je pense que certains ont fui.
— Des parias ? Les mêmes qui ont attaqué le village côtier avant notre arrivée ? Mais que sont-ils venus faire ici ? demanda-t-il en s'essuyant la bouche du revers de la main.
— On dirait qu’ils cherchaient quelque chose.
— Quoi ?
La mercenaire secoua la tête et porta son regard dans la forêt, là où continuaient les traces de la créature.
— Il n’y a qu’une seule manière de savoir.
Bailram lâcha un profond soupir. Il souhaitait en finir au plus vite avec cette créature. Attentifs au moindre bruit, tous deux se remirent en selle. Tandis qu’ils progressaient à travers la forêt, les arbres se firent de plus en plus petits et la lumière du jour semblait percer plus facilement la canopée. Bientôt, les cris caractéristiques de sternes stellaires confirmèrent leurs intuitions. Ils s’approchaient de la côte nord de l’île.
Avec soulagement, ils s’extirpèrent de l’enfer végétal qui les gardait prisonniers depuis l’aube. Face à eux s’étendait une mer de nuages moutonneux qui se métamorphosaient au gré des vents. Portés par le vent qui caressait à nouveau leur visage, ils traversèrent la petite bande de pâturage qui séparait la forêt du bord de l’île. Accompagnés par le chant d’une multitude d’animaux volants venus se repaître d’insectes, ils contemplèrent cet océan céleste, illuminé par les couleurs chaudes de l’après-midi. Îles et nuages flottaient dans le ciel, se livrant à un jeu de cache-cache perpétuel. L’espace d’un instant, Bailram apprécia ce qu’il avait devant lui. Il oublia ses tourments, la créature, les recherches de Mira. Seule importait la beauté des cieux.
Mais alors qu’il suivait des yeux une sterne stellaire qui venait d’attraper une proie en plein vol, une masse sombre et inquiétante attira son attention. Il déglutit. Plus loin sur la falaise se dressait une ombre qui lui était familière.
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