Souvenir cinquième ~ Crépuscule

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Pour conclure mon voyage et renouer pas à pas avec la civilisation, je décidai de me rendre à Fapfœ, un marécage qui était vide de vie aquatique selon les dires. Je voulais voir si quelqu’un avait été assigné au peuplement de cette zone, car, à mon dernier passage, il n’y avait personne. Peut-être eusse-je pu y faire une rencontre intéressante.

Le marécage était une zone tampon entre la forêt et la montagne. L’eau y était pure et constituait un point de ravitaillement pour les mammifères et gros animaux. Elle permettait aussi aux insectes de proliférer en paix, d’autant plus que l’étendue était dépourvue de prédateurs. Bien qu’elle parût stagnante, elle était en vérité dépendante du mouvement des marées. Les arbres, grands et tordus, étaient spécifiques à cette zone du monde. Leurs racines tortueuses semblaient danser dans les airs, s’entremêlant et s’enlaçant, avant de plonger sous l’eau comme pour s’y noyer. Le sol était constitué de bois en décomposition et de terre fine, presque sableuse, le rendant instable par endroits lorsqu’il n’était pas tout simplement spongieux.

Dans cette partie-là, près du lit de la rivière, la terre plongeait soudainement à la verticale pour rejoindre l’eau. Certains arbres arboraient des angles fantasques et d’autres, ayant perdu accroche, formaient des ponts naturels sur le cours. Plus près de Kaou, le sol était dur et régulier et fendu de racines. La végétation était moins dense et laissait peu à peu place à un paysage désolé et rocailleux. Les conifères montagneux trônaient dans les hauteurs et les merveilleuses collines verdoyantes – qui étaient le secret de la montagne – n’étaient pas visibles d’en bas.

Alors que je parcourais le chemin longeant la rivière et menant à Dzowojè en fin d’après-midi, un reflet de lumière capta mon regard. Il y avait, près de la surface, un poisson qui nageait à toute vitesse. C’était un magnifique spécimen d’une taille impressionnante. Ses écailles bleues contrastaient avec la teinte orangée du dessus de sa tête et sa forme effilée lui permettait de fendre les flots.

Cette rivière n’était donc plus vide ! Enthousiaste, je me mis à le suivre instinctivement en trottinant et tombai par hasard sur un sathœ. Grand et mince, il était dans le cours d’eau jusqu’aux cuisses. Sa tunique relevée et attachée dans sa ceinture était partiellement mouillée. Ses cheveux clairs, presque blancs, étaient regroupés en une longue couette basse qui pendait dans son dos. Il luttait avec un poisson semblable à celui que je poursuivais. Je ne savais pas s’il voulait le sortir ou le remettre dans l’eau, mais la bête se débattit avec énergie et fit claquer sa queue écailleuse sur son visage. J’étouffai un rire.

– Ah ! sursauta-t-iel en tournant la tête vers moi.

Nos regards se croisèrent un bref instant. Des yeux d’un violet terne soulignés par une fine ligne : c’était Joukwo ! J’étais si heureux de cette contingence qu’un sourire niais illumina instantanément mon visage.

Profitant de cet instant d’inattention, le poisson s’élança avec force, entraînant le sathœ qui s’étala de tout son long dans la rivière.

Un rictus désolé s’imprima sur mes lèvres. Je courus dans sa direction pour lui porter secours. Iel émergea en expulsant un jet d’eau de sa bouche, l’air légèrement contrarié, puis marcha péniblement jusqu’à la rive boueuse. Les algues s’accumulèrent sur ses vêtements qui s’étaient détachés et ressemblaient désormais à de pauvres méduses. Iel récupéra ses affaires et ses chaussures posés sur une racine et je lui tendis la main pour l’aider à monter jusqu’au chemin.

– Merci… Vous m’avez surpris…

Je lui adressai un sourire amusé – qu’iel ne me rendit pas – tandis que nous croisions nos mains en signe de salut. La sienne était froide et humide.

– Que faites-vous ici ? demanda-t-iel tandis que je lui emboîtais le pas.

– Je passais par là et je suis aussi étonné que vous de vous trouver ici, dis-je en haussant les épaules.

Joukwo affichait un visage impassible. Détrempé, iel inondait le sol sur son passage. Iel n’avait pas remis ses chaussures et le dessous de ses pieds devait accumuler la terre et les microcoupures. Je lui dis que cette rencontre était un hasard et que je visitais la région en quête de personnes à qui montrer ma dernière réalisation. Je lui fis part de ma volonté de recueillir son opinion sur la question.

– Oh, s’agit-il d’une modification d’intérêt général ? Ce genre de tâche est rare. Cela a dû vous prendre du temps.

– Cinq cycles, précisément.

– Toutes mes félicitations, me dit-iel sobrement. Où doit-on aller pour que je puisse voir votre travail ?

– Eh bien, sur la plage, je suppose. Mais ne l’avez-vous pas déjà vu ?

– Comment cela ? s’étonna-t-iel innocemment.

– C’est-à-dire que c’est… plutôt voyant. Vous ne pouvez pas être passé à côté. J’ai littéralement modifié le ciel…

Je remarquai que ma façon de le voir avait changé. Ce n’était que notre seconde rencontre en tête à tête et j’étais parvenu à abandonner le titre de maître plus facilement que prévu. Je me surpris moi-même à lui parler ainsi, sans formule de politesse, mais iel ne sembla pas s’en offusquer. Iel avait l’air plus embarrassé par ma remarque. Son visage s’affaissa et iel commença à se triturer nerveusement les cheveux. Je n’en compris pas la raison.

– Je-… Disons que j’ai eu beaucoup de travail. Je suppose que je n’ai pas eu le loisir de lever les yeux ces derniers temps.

Joukwo agissait bizarrement. Je le connaissais calme et appliqué, mais également chaleureux. Pourtant, iel n’avait pas souri une seule fois. J’étais inquiet. Là, à marcher l’un à côté de l’autre, je sentais que quelque chose n’allait pas. Pour lui remonter le moral et lui rappeler un peu le bon vieux temps, je lui pris la main.

Je sentis ses muscles tressaillir de surprise au contact de mes doigts sur sa paume. Puis, alors que je glissais doucement ma main autour de la sienne, iel détourna la tête. Iel était effectivement glacé. J’espérais qu’il eût fait assez beau sur la plage pour que les derniers rayons du soleil le réchauffassent un peu.

Jusqu’à ce que nous fussions sortis du bois, j’utilisai ce lien pour l’aider à éviter les obstacles. La nuit n’allait pas tarder à tomber. Nous nous installâmes sur un rocher près de l’eau. Iel se mit finalement à l’aise, posa son sac d’affaires de rechange, ôta ses vêtements trempés et alla dans l’océan pour se rincer des impuretés stagnantes du marécage. Iel détacha ses cheveux qui tombèrent en cascade sur son dos frêle et commença à se frotter avec un linge humide.

Je détournai pudiquement le regard et observai les oiseaux dans le ciel. Le rocher sur lequel j’étais assis était plein d’algues et de mousse marine, les vagues m’atteignaient presque. La mer était un des environnements qui me plaisaient le plus. Elle dégageait une puissance sauvage, insaisissable. J’adorais l’odeur de l’iode et la sécheresse du vent marin.

Joukwo me parla de loin en poussant un peu la voix :

– C’est votre première visite à Fapfœ ?

– Oui, on ne m’a encore jamais confié de mission dans le coin, mentis-je.

– C’est normal. Cette zone est totalement délaissée, expliqua-t-iel.

Curieux, je lui demandai quelle était sa tâche et pourquoi iel la remplissait seul.

– Je me suis porté volontaire pour peupler cette zone. Ma demande a été acceptée par le Conseil peu de temps après votre accession au poste d’agent tournant. Je suis resté depuis.

« Ça fait presque deux générations, tout de même ! »

– Mais… je pensais que les conseillers restaient travailler à Dzœñou ? insistai-je.

Joukwo ne répondit pas et se tut le reste de sa toilette. Tandis que je m’étais amusé à voyager sur toute la Terre des Dieux, iel était resté là, travaillant dans la solitude. J’eus pitié d'ellui et espérai orgueilleusement que ma présence lui fasse un peu de bien. En l’attendant, je m’étalai de tout mon long sur le rocher et observai le lent changement de couleur du ciel. La mousse visqueuse et iodée vint se coller à mon dos et les patelles me piquèrent les épaules.

Joukwo vint s’asseoir nu à côté de moi, grelottant. Iel fouilla dans son sac et s’enveloppa d’un linge sec. Iel se frotta les bras pour simuler une impression de chaleur.

– Je ne comprends pas, lâcha-t-iel entre deux claquements de dents.

Je me relevai et lui lançai un regard interrogateur tandis qu’iel fixait l’horizon.

– Tous les conseillers se sont désintéressés de ce que je faisais ici. Iels m’ont laissé la voie libre puisqu’iels n’en ont rien à faire et vous, que je ne connais que très peu, vous arrivez par hasard et vous me questionnez… Et puis, vous êtes… familier avec moi.

Mon cœur fit un bon. Avais-je dépassé les limites ?

Joukwo répéta qu’iel ne comprenait pas. La nuit commença à poindre. Je mâchai quelques secondes mes mots dans ma bouche, les joues empourprées.

– Désolé si j’ai pu manquer de tact ou si j’ai été trop tactile. Je m’intéresse à vous parce que vous avez toujours été bon avec moi. J’ai développé un fort attachement émotionnel à votre encontre et je ne pouvais pas simplement passer mon chemin sans m’intéresser à ce que vous faisiez, rien que par politesse. Et même au-delà de cela, ça m’intéresse sincèrement. J’ai croisé un de vos poissons en amont de la rivière et il était très beau. C’est lui qui m’a mené à vous.

Joukwo gloussa.

– Si tous mes anciens disciples se comportaient comme vous j’aurais bien plus de compagnie ! plaisanta-t-iel.

Je lui jetai un regard. Son visage paraissait plus détendu. Mes mots l’avaient-ils touché ?

– Plus sérieusement. Je vous suis reconnaissant de vous préoccuper de moi, mais sachez que j’accorde toujours une attention semblable à chacun de mes élèves.

– Et aucun autre n’est jamais venu vous dire merci ? lui demandai-je.

– Non, bien sûr que non. Instruire était ma tâche. Iels n’auraient aucune raison de me remercier pour cela. Qu’iels s’appliquent à leur travail est pour moi la meilleure des récompenses possible.

– Mais n’auraient-iels pas pu vous gratifier pour la qualité de votre enseignement ? proposai-je. Certes, nous n’avons qu’un seul instructeur, nous ne pouvons pas comparer. Mais vous êtes tout de même le premier contact que nous avons avec le monde extérieur, ce n’est pas rien.

Iel tourna finalement sa tête vers moi pour me regarder dans les yeux. Iel avait l’air interloqué.

– Je ne pense pas que cela importe, rétorqua-t-iel sans animosité.

– Pour moi, si… lui dis-je doucement en lui épargnant le détail de tout ce que j’avais pensé la première fois que mes yeux s’étaient posés sur ellui. Et puis, je suis sûr que vous aimiez enseigner. Pourquoi avoir soudainement arrêté et être venu à Fapfœ ? Pourquoi ce marécage vous tient-il tant à cœur ?

– J’aimais enseigner… répéta-t-iel, pensif, détournant le regard.

Je le laissai réfléchir quelques minutes et, devant son silence, je poursuivis :

– Vous êtes là depuis longtemps… Ça a dû être dur de supporter la solitude.

– Oui, c’est sûr, admit-iel tout bas.

– Et personne ne veut venir vous aider… ?

– Disons que… J’ai- J’ai décidé de m’isoler, bredouilla-t-iel en enfonçant un peu plus sa tête dans ses genoux.

Je sentis que j’avais touché une corde sensible. Ses flux énergétiques se firent plus rapides autour de son visage, c’était la première fois que je voyais ça.

– Vous allez bien ? m’inquiétai-je en avançant timidement ma main pour écarter ses cheveux.

Joukwo recula la tête et ne me répondit pas. Iel ne dit plus un mot, le visage fermé. Devant son apathie, je l’imitai dans son observation du panorama qui devint plus sombre et se mit à changer de couleur.

Le dessous des nuages parsemant le ciel prit lentement une teinte rosée, faisant un écho harmonieux à la couleur de mes cheveux. L’horizon qui se reflétait dans l’eau de l’océan arbora des nuances chaudes changeantes. D’abord tout de rose, il se para ensuite d’orange puis de rouge, dardant le bas des masses cotonneuses, et ce de moins en moins haut à mesure que le soleil était mangé par les vagues.

J’avais subrepticement observé Joukwo. Iel était resté la bouche légèrement entrouverte, comme ébahi. Le spectacle semblait l’avoir détourné temporairement de ses problèmes. Son air triste s’était peu à peu mué en un épuisement perceptible. Visiblement, iel ne comptait pas rester conscient cette nuit et commençait déjà à fermer les yeux.

Bientôt, le ciel devint sombre et le petit disque orange disparut tout à fait, projetant ses derniers puissants rayons sur son visage somnolent. Alors, à mon tour, je posai mon regard sur le panorama de feu et ma tête sur l’épaule un peu trop haute et caleuse de mon nouvel ami. Loin d’être dérangé par ce contact, iel me confia qu’iel était fatigué et appuya la sienne par-dessus.

Avant de tomber complètement dans un sommeil artificiel, iel susurra :

– Beau travail, Thoujou.


~


Après tant de temps passé à voyager, je ne pouvais me résoudre à reprendre mon travail normalement. J’envoyai mon rapport sur le coucher de soleil et reçus un nouvel ordre de mission pour Jètouka. Aucun commentaire ne fut fait quant à la durée étrangement longue de ma besogne, ni sur un quelconque témoignage de personnes qui m’eussent vu vagabonder. J’étais passé inaperçu, heureusement.

Rassuré, je décidai donc de continuer à travailler mais avec un peu plus de laxisme qu’auparavant, prenant amplement mon temps et divaguant souvent. J’allais régulièrement voir Joukwo au marécage, par exemple. Iel n’avait pas osé demander de changement de tâche au Conseil, ce que je ne comprenais pas. Après tout, iels n’avaient pas de raison de refuser ! Mais Joukwo estimait qu’iel était responsable de ses propres malheurs et comptait bien terminer de peupler le marécage avant de retourner au Temple.

Lors de nos rencontres, nous conversions de tout et de rien. Je lui parlais de mes tâches, de ce que j’avais vu et des discussions que j’avais tenues avec les autres sathœs. Joukwo ne fut pas étonné d’apprendre que je passais beaucoup de temps à papillonner à droite à gauche, mais iel concéda le fait que ces expériences renforçaient la qualité de mon travail – j’étais surpris que cet argument fût passé si facilement ! Bien que je ne visse pas d’inconvénient à parler de moi à longueur de journée, certaines conversations avaient tendance à finir dans un mur ou en monologue.

Joukwo était avare en détails sur ellui-même. C’était quelqu’un d’assez discret, finalement. Iel me parlait avec enthousiasme de sa tâche à Fapfœ mais, dès que l’on commençait à toucher au personnel, iel détournait la conversation. Tout ce que j’apprenais d'ellui je le déduisais de ses réactions et de ses non-dits… C’était un vrai travail d’investigation. Même après une trentaine de cycles solaires, je ne connaissais toujours pas la raison de son abandon du rôle d’instructeur.

Pourtant, j’aimais discuter avec Joukwo. Peut-être avait-ce à voir avec sa capacité à m’écouter sans me juger ? Les jeunes étaient plutôt du genre prompts à être rapidement en accord ou en désaccord avec mes propos. Mais Joukwo, ellui, retenait toujours son jugement tant qu’iel n’avait pas les connaissances suffisantes pour pouvoir donner son avis. Iel n’avait aucun mal à admettre ses torts et à changer d’avis s’il le fallait. Iel était vraiment ouvert d’esprit et c’était remarquable.

Iel écoutait avec attention ce que je lui disais, apprenant par moi ce qui se jouait dans la tête de ses cadets, dont la plupart avaient été ses élèves. Iels étaient incertains de leur utilité dans ce monde, plutôt méfiants vis-à-vis du Conseil et réprimaient leurs sentiments au profit de leur tâche, même la plus inadaptée. Je sentais que plus je lui parlais de sathœs insatisfaits, plus Joukwo doutait de ses compétences à leur attribuer des tâches, ce qui me chagrina beaucoup.

Mais, malgré cela, iel ne comprenait pas pourquoi les jeunes allaient jusqu’à s’attirer les foudres du Conseil pour quelque chose d’aussi « trivial » qu’un choix de carrière. Il était pour ellui évident que l’ambition personnelle devait passer après le service à la communauté. Le décalage social était trop fort. Iel était conseiller, après tout. Et, bien qu’apte à admettre ses propres erreurs, contester les choix de son groupe devait être bien plus difficile pour ellui que pour moi.

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