Souvenir douzième ~ La Cité Mouvante
La Cité Mouvante de Dzwoha était constituée d’une pierre rougeâtre légère et creuse qui lui permettait de « flotter » sur les dunes de sable. Les édifices qui la constituaient étaient arrangés les uns sur les autres dans un but de hauteur plutôt que d’harmonie. Sa base était massive et semblait écraser le désert. On ne pouvait pas la rater dans le paysage, c’était une tache rouge au milieu d’une étendue jaune. De nombreux sathœs habitaient ce lieu et le faisaient se déplacer à la force de leur Ji. J’avais parfaitement connaissance des conditions de vie des gens qui y trimaient et j’avais discuté à ce propos avec nombre d’entre elleux. Ce n’était pas étonnant qu’ils fussent les premiers à se rebeller si violemment.
J’entrai par la grande porte. Je devais agir de front pour faire forte impression. J’arrivai derrière ce que j’identifiai comme les tortionnaires grâce à leurs uniformes. J’observai une nouvelle fois la situation avant de m’y jeter la tête la première.
À mon arrivée, la totalité des révolutionnaires avait déjà été immobilisée par des liens de pierre qui devaient avoir été tirés du sol. Quelques-ans semblaient souffrir de cette technique barbare, en plus des blessures qui couvraient leurs corps. Ainsi maintenus, iels ne pouvaient pas user de le Kwo pour se libérer. Derrière, une foule d’une cinquantaine de personnes, immobiles, passives devant l’horreur. Il n’y avait toujours plus que trois référents, les deux autres gisaient au sol, inconscients.
Tout ce sang violet versé me faisait froid dans le dos.
Mes camarades étaient adossés les ans aux autres et, certains m’ayant remarqué, m’interpelèrent :
– Eh, vous ! Faites quelque chose ! cria l’un.
– Venez nous aider ! s’exclama un autre avec de la détresse dans la voix.
Les trois référents se tournèrent vers moi d’un même mouvement nerveux. Leurs visages surpris étaient couverts de poussière et de sang. À l’exception de le conseiller bleu, iels étaient essoufflés.
– Qui va là ?! me lança hargneusement l’un d’elleux.
– Je suis Thoujou, l’agent tournant. Je viens porter main forte à mes adelphes.
– Vous n’avez rien à voir avec elleux, partez d’ici, exigea le conseiller équipé d’un bâton de métal.
– Au contraire, répondis-je. J’ai tout à voir avec cette révolution. Alors vous allez les libérer et les laisser rencontrer le Conseil.
Une clameur d’approbation se fit entendre.
– Bien dit !
– Fermez-la ! protesta le plus grand des référents. Vous n’êtes qu’une bande de barbares déviants !
Iel se tourna vers moi et me menaça :
– Partez tant que vous le pouvez, ou vous irez les rejoindre.
Devant mon immobilité et mon silence, iel tenta un coup de pression et s’avança en gonflant les muscles.
Je lui ris au nez et engageai le combat. Ma vitesse le prit de court et un coup bien placé le fit chuter. Iel n’eut rien pour se rattraper et s’étala de tout son long dans la poussière, faisant gronder le sol. Les deux autres accoururent en renfort. L’un brandit son bâton et tenta de m’asséner un fendant. Je l’esquivai d’un pas et me retrouvai dos à le second qui m’avait contourné à mon insu. Leurs mouvements étaient bien coordonnés !
Alors qu’iel se préparait à m’attraper pour me museler, je m’accroupis et fis se creuser le sol, l’emprisonnant dans un étau de roche, comme iel l’avait fait subir à mes collaborateurs. Iel poussa un cri de douleur ou de rage. le plus grand se releva avec peine.
– À qui le tour ? me moquai-je d’un air confiant.
« Ce n’est pas si difficile que cela, finalement. Je n’ai qu’à les mettre hors de combat. Je n’ai pas besoin de les blesser ».
Les deux derniers m’attaquèrent ensemble sous les cris des spectateurs. le grand se battait à mains nues, assénant de violents coups de poing capables de creuser de grands trous dans le sol. Néanmoins, c’était une brute sans cervelle, iel n’avait aucune technique et frappait au hasard. Je n’eusse eu aucune peine à esquiver chacune de ses tentatives s’iels n’avaient été plusieurs contre moi.
Le bâton de métal m’atteignit plusieurs fois mais manqua toujours mon visage de quelques pouces. Si j’étais assommé ou blessé à la tête, c’était fini ! Alors je me protégeai farouchement.
Je me contentais de me défendre, attendant ma chance de riposter et de vaincre. Mais, tout à coup, je sentis une main empoigner ma cheville et trébuchai en avant. Je m’écroulai au milieu de mes assaillants. Le sathœ que j’avais immobilisé était parvenu à libérer un de ses bras et me regardait avec un sourire carnassier sur les lèvres.
Au-dessus de moi, je les entendis rire, dégustant prématurément leur victoire.
– Te voilà fait ! dit le grand.
Je rageai intérieurement. Pas question de perdre ce combat !
Me libérant d’un mouvement, je tentai de me soustraire à leur cercle. Mais je me fis rattraper au poignet et on m’infligea un violent coup de boule. Ses os solides s’écrasèrent sur mon visage, le choc raisonna dans toute ma boite crânienne. Je fus sonné et fis quelques pas en arrière avant de m’effondrer. Iel me retint fermement à quelques centimètres du sol pour ne pas me laisser de répit.
J’entendais vaguement la foule protester alors que mon adversaire me rouait de coups. Chaque heurt me plongeait un peu plus dans le noir.
Alors que je perdais connaissance, les frappes cessèrent brusquement. La pression sur mon poignet disparut, mon corps bascula et quelque chose de souple me rattrapa en lieu et place du sol. Entre mes paupières à demi closes, je vis des mouvements frénétiques et désordonnés.
Je sentis une douce chaleur me réchauffer et, peu à peu, je revins à moi et à mes sens.
De nombreux visages me surplombaient. Plus près que les autres, une couronne de cheveux dorés et des marques d’un bleu vif. C’était Tamiaki.
– Maître Thoujou ! s’exclama-t-iel avec un sourire rayonnant. Vous avez été incroyable ! Vous vous sentez mieux ?
Ses vêtements étaient plein de sable, iel s’était battu ellui aussi. Je ne l’en eusse pas cru capable.
– Euh, je- Euh, oui… bredouillai-je, confus de cette soudaine proximité physique.
On me souleva pour me remettre sur pieds et je vis que les sathœs passifs ainsi que quelques autres avaient pris possession des lieux. Les trois intendants avaient été immobilisés par la foule tandis que les personnes que j’étais venu aider étaient libres. Encadré par tant d’inconnus, je me sentais nerveux. Je répondis faiblement aux félicitations et exclamations de joie, me faisant dénommer « maître » par un grand nombre d’entre elleux.
Troublé et un peu dominé par la situation, je me contentai de répéter que je n’avais pas fait grand-chose et les gens s’empressèrent de me féliciter de ma modestie. Ces compliments étaient exagérés. Après tout, je venais tout juste de me faire battre sans retenue par ce géant. Mais, au moins, j’avais atteint mon but.
Tamiaki, quant à ellui, semblait avoir gagné en confiance depuis la dernière fois. Iel était parfaitement dans son univers. Iel me gratifia au nom de tous et m’exprima ses amitiés :
– Ce que vous avez accompli ici, maître Thoujou, est un exemple à suivre pour nous tous ! Nous vous devons une reconnaissance et une loyauté éternelles !
À ces mots, tous se penchèrent en avant et réitérèrent leurs remerciements. Je fus extrêmement gêné par cette démonstration de dévotion.
– Allons, pas besoin d’être si courtois. Je n’ai fait que vous prêter main forte. La plus grande partie du travail, c’est toi qui l’a faite, Tamiaki.
– Appelez-moi « Tamia », voyons ! Je vous en prie.
– D’accord, Tamia… Dans ce cas ne m’appelle plus « maître », s’il te plaît.
– Oh… Oh, je ne sais pas si je vais en être capable, répliqua-t-iel avec une petite tape dans le dos.
Les autres se mirent à rire. J’avais l’impression d’avoir conclu un contrat avec le Mal. Je regrettai un peu cette idée de devenir la tête de la révolution si soudainement. Mais, maintenant qu’il était trop tard, je devais assumer ce rôle et préparai mentalement un discours.
Quand la clameur générale se fut calmée, je m’avançai devant les cinq dirigeants pour qu’iels m’entendissent le prononcer. Les trois que j’avais combattus me lancèrent des regards insolents et me menacèrent. La foule les hua. Je réclamai le silence et le silence se fit.
« Wow, je fais un sacré effet » me dis-je.
Je créai une sorte de promontoire derrière nos prisonniers pour que tous puissent me voir.
– Écoutez. Ce qu’il s’est passé ici est représentatif de ce qui se produit sur toute la Terre des Dieux. Partout, nos adelphes se rebellent contre le Conseil. Ils refusent de reprendre le travail et exigent le changement. Et pour quelle raison ?
La foule attendit la réponse, tenue en haleine.
– Parce que le Conseil est déconnecté de la réalité ! Les conseillers se terrent dans leur temple de marbre blanc et font la sourde oreille à nos besoins. Iels ont toujours refusé de nous écouter et maintenant iels nous agressent et nous emprisonnent ?! Ça ne peut plus durer. Nous sommes tous d’accord sur ce point : les choses doivent changer, le Conseil doit être dissout et un nouveau monde doit naître de ses cendres !
La foule approuva à grands cris.
– Récemment, nous autres, jeunes sathœs, avons appris à connaître nos émotions. La colère, la joie, la tristesse sont des réactions naturelles au monde qui nous entoure. Et nous entendons bien les exprimer ! Nous avons compris que nos tâches n’étaient pas distribuées équitablement et que si nous voulions obtenir la justice, il faudrait la réclamer par la force ! Nous ne nous cacherons plus ! Nous ne continuerons pas à souffrir en silence ! Les hauts gradés n’auront pas d’autre choix que de nous écouter !
Une vague d’euphorie parcourut l’assemblée. Il était temps de conclure avec puissance :
– Il n’est plus l’heure de manifester calmement. La violence semble être le seul langage qu’iels veuillent bien comprendre. À chaque coup que le Conseil portera, nous le leur rendrons. À chaque pas qu’iels tenteront d’endiguer, nous en ferons deux. Et demain, mes adelphes, nous serons à leur porte et iels devront faire un choix : nous ouvrir ou être balayés !
La clameur de l’auditoire s’intensifia encore.
Le discours terminé, la foule s’éparpilla. Certains, plus réticents, retournèrent discrètement à leur tâche. Les autres s’en allèrent dans le désert, motivés à rejoindre immédiatement le Lac Central.
Quand je fis finalement face aux trois dirigeants, le grand me cracha au visage :
– Tu te crois si important, microbe. Le Conseil t’écrasera.
– Et toi tu te crois puissant simplement parce que tu es référent. Pourtant ta force n’est rien face à une foule d’exécutants enragés.
Iel serra les dents avec un air féroce, respirant comme un bœuf. On l’eût dit sur le point de charger.
le deuxième, qui avait l’air plus réfléchi, me dit que mes paroles étaient bien belles mais qu’elles n’avaient aucune emprise sur elleux et qu’iels ne se plieraient jamais à mes prévisions. Je lui répondis qu’en faisant preuve de résistance, iels avaient déjà accompli mon désir.
Le fait d’être ainsi à ma merci ne leur plaisait pas du tout. Et, à vrai dire, je n’en éprouvais aucun sentiment de jouissance non plus. Pourtant, j’eusse cru le contraire. Vaincre les suppôts du Conseil eût dû me remplir d’allégresse. Au lieu de cela, j’avais pitié de ces sathœs.
Tandis que ces deux-là fulminaient et tentaient d’échapper à leur prison de pierre, le conseiller bleu gardait les yeux baissés et le visage fermé à toute expression.
– Qu’est-ce qui vous tourmente ? lui demandai-je avec prévenance.
– J’ai été vaincu par un gamin et j’ai failli à mon devoir, énonça-t-iel froidement.
– Vous vous êtes bien battu, lui fis-je remarquer. Mais même le plus brave ou le plus fortx ne pourrait vaincre notre soif de liberté.
Iel émit un rire résigné.
– Je suppose que tu as raison.
Les autres désapprouvèrent.
– Ne m’en voulez pas, je n’en avais pas contre vous. Vous serez libres dans peu de temps et si le cœur vous en dit, nous vous accueillerons avec plaisir dans le groupe. Sachez que même si vous vous y refusez, vous bénéficierez des fruits de notre révolution, au même titre que tous. Référents, conseillers et exécutants : nous sommes les mêmes. Vous avez ma bénédiction, mes chers adelphes.
Avant de m’en aller et de faire mes adieux à Tamiaki et à ses camarades restés sur place pour établir une stratégie, je demandai à un sathœ de ne les libérer sous aucun prétexte, pas avant que le Conseil ne tombât. Iels ne devaient pas leur faire parvenir d’informations.
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