Souvenir treizième ~ Prise de décision

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À ma sortie de la cité, l’insurgé refit une apparition. Je le saluai aimablement et le remerciai pour son aide précieuse.

– J’ai fait ce que tu m’as dit. Les choses semblent s’être bien passées, bravo. Et… que vas-tu faire, à présent ?

– J’aimerais retourner au repère et discuter avec les autres, mais Kawoutsè, un conseiller majeur, m’a placé sous surveillance. Je n’ai pas réussi à repérer l’espion et je n’en ai plus le temps, expliquai-je en me frottant la nuque.

Le sable s’était introduit sous ma tunique et m’irritait la peau.

– J’aimerais que tu m’aides encore une fois, si tu le veux bien…

– J’imagine que je peux faire ça. Ton discours, là-bas… il a fait plus de sens que toutes les actions que j’ai entreprises depuis que j’ai rejoint les insurgés. Alors je veux bien t’aider et j’espère que les camarades te viendront en aide elleux aussi. Dans la limite du raisonnable, bien sûr.

– Merci… Merci beaucoup. Je compte sur toi pour couvrir mes arrières.

– Entendu.

Iel s’enfonça dans le sable et disparut, comme un serpent.

Sur le trajet, j’évitai les grands axes de déplacement et les villes. Mais, en passant près du Lac Central, je pus apercevoir quelques affrontements mineurs. Le gros des troupes était resté à Dzwoha sous les ordres de Tamiaki qui devait coordonner une approche plus réfléchie. J’espérai tout de même que ces têtes brûlées n’eussent pas été trop violentées par les bras armés du Conseil avant l’arrivée des renforts. Tout cela eût bien pu prendre plusieurs semaines, la Terre des Dieux était grande… Le moyen de communication le plus rapide eût été de faire appel aux agents des insurgés, mais encore fallait-il les convaincre d’agir.

Les choses étaient allées si vite que j’avais à peine eu le temps de réfléchir. Et je n’avais pas eu celui de me réjouir. Je conservai mon air grave et restai aux aguets en toutes circonstances : ce n’était vraiment pas le moment de baisser ma garde et de me faire capturer.

J’arrivai sans encombre au repère. Pas de tempête en vue cette fois, et pas d’espion.

J’entrai donc par la sortie que j’avais empruntée la dernière fois. La route pour y accéder était plus simple que celle menant à la falaise et je ne voulais pas me risquer à me perdre. De plus, je n’étais pas très habitué à faire du feu et ce côté était bien plus praticable.

Le repère était comme la dernière fois : beau, lumineux et animé. Les tableaux sur les murs étaient différents et les motifs des vitraux aussi. Mais l’atmosphère à la fois froide et étouffante était la même. Un sathœ remarqua ma présence et hurla à l’intention de tous :

– Le petit Thoujou est de retour !

Les visages se tournèrent vers moi. J’entendis des pas précipités venant de l’étage et le visage enthousiaste de Thœji surgit au-dessus de la balustrade dorée.

– Thoujou ! hurla-t-iel en se penchant dangereusement.

Iel effectua une pirouette gracieuse pour atteindre le rez-de-chaussée. Mais iel glissa dans une rigole d’eau et se trempa de la tête aux pieds. Quand iel se releva, ses cheveux étaient collés sur son front. Mais rien ne semblait pouvoir effacer son sourire bêta et iel se jeta à ma rencontre.

– Bon retour ! S’exclama-t-iel en me serrant dans ses bras pour me tremper moi aussi.

– M- Merci… !

Urgh, iel serrait fort.

– Qu’est ce qui t’amène ? Tu viens enfin habiter chez nous ? Comme c’est excitant !

– Non… désolé, mais c’est tout le contraire.

Thœji pencha la tête d’un air étonné et candide.

– Tout le contraire ?

– Faites sonner la cloche, intimai-je. J’apporte des nouvelles de l’extérieur.

Comme si faire résonner la cloche était une chose rare et excitante, la personne la plus proche de la corde se jeta avidement dessus et tira de tout son poids. Le son ricocha dans toute la galerie et, bientôt, le bruit des pas s’intensifia.

Je pris orgueilleusement place au centre de la pièce, debout sur la fontaine. Être au-dessus de mon auditoire me donnais un peu plus d’assurance comme je m’étais rendu compte à Dzwoha.

Mœ, Dzaè et Wèthwo rejoignirent la foule. J’étais content de les revoir. Mais Mœ n’avait pas l’air satisfait de mon retour, iel devait sentir que quelque chose n’allait pas dans mon attitude. Quant à Dzaè… je préférais ne pas trop lui porter d’attention.

– Écoutez, écoutez tous ! lançai-je alors qu’iels continuaient de s’agglutiner autour de moi.

Iels étaient un peu plus nombreux que la dernière fois, je ne m’étais pas rendu compte du temps qui était passé. M’étais-je absenté longtemps ?

– Salut, je sais que ça fait un moment que je ne suis pas venu. Mais pas le temps pour les présentations. Je viens avec des nouvelles. Je connais votre haine incomparable pour le Conseil et à ma dernière visite je n’étais pas des vôtres. Mais j’ai changé, des choses se sont produites, d’autres ont été dites que je ne pensais jamais entendre. Et j’ai compris, ce que vous faisiez tous ici…

Les regards étaient perplexes. Mon explication eût peut-être mérité un peu plus de contexte… Le visage de Dzaè était impassible, iel n’était pas convaincu.

– J’ai souvenance que vous avez décidé de ne pas interférer avec les activités du « dehors », mais l’heure est importante mes amis. Sachez ceci : le Conseil est sur le point de tomber. Bientôt, vous n’aurez plus à vous cacher sous terre. Vous pourrez être libres à la surface ! annonçai-je, triomphant.

– C’est quoi ces conneries ?! lança Dzaè.

– La vérité, clamai-je. J’ai passé mon temps récent à me battre dans cet objectif. J’ai semé le doute partout où je suis passé et les esprits ont fini par s’enflammer. Nous sommes prêts à renverser le Conseil. Les opérations sont déjà en marche, l’heure est proche !

Un soupir ému parcourut la foule.

– Es-tu vraiment venu nous annoncer une nouvelle ou attends-tu quelque chose de nous ? demanda Mœ en s’avançant à travers la foule, sa longue chevelure rousse flottant derrière lui.

Je soutins son regard, d’égal à égal. Je n’étais plus le petit exécutant terrifié que Mœ avait sorti d’affaire la dernière fois.

– Vous m’avez un jour affirmé ne vouloir que la paix et ne pas envisager la révolution. Mais votre nom, « l’Insurrection », suggère le contraire.

– Ce n’est qu’un nom, bordel, grommela Dzaè.

Sans relever, je poursuivis :

– Je sais qu’à l’intérieur de vous vous espériez que les choses changent. Eh bien, c’est la chance de votre vie, car nous avons besoin de vous dehors.

– Ah, alors on en est là, pesta Mœ avec un rictus agacé.

– Vous n’avez pas été tout à fait honnêtes avec moi. Vos agents, dehors, en réalité iels attendent un ordre de votre part. Celui d’agir, n’est-ce pas ?

– Ce ne sont que des conjectures de ta part, Thoujou. Ne me dis pas que tu es venu réclamer notre aide sur cette base ?

– Je ne suis pas venu la réclamer, mais la demander, démentis-je. Ces agents sont l’outil de communication parfait pour quadriller l’entièreté de la Terre des Dieux, réunir tout le monde et attaquer Dzœñou. Nous avons besoin de vous pour que cette révolution réussisse.

– Très bien, tu nous invites, donc, lança-t-iel avec sarcasme. Voyons ce qu’en pensent les autres.

Mœ se retourna et leva les bras pour inviter l’assemblée à donner son avis. Une grande majorité d’entre elleux tapèrent des pieds.

– Tu vois ? asséna-t-iel de manière expansive.

Mais ça ne suffit pas à me décourager, je voyais dans son regard que, quelque part, iel avait envie que je le convainquisse. Comme la dernière fois, si j’argumentais assez bien, iel eût pris mon parti. Je devais lui ôter toute raison d’hésiter.

– Qu’est-ce que vous avez à perdre ? lançai-je.

– Nous ne sommes pas intéressés par ce qu’il se passe à la surface, dit calmement Wèthwo.

– Non. Vous avez peur, voilà la réponse.

Je reçus le mauvais œil de la part de tous : parfaitement ce que j’attendais.

– Depuis combien de temps cette grotte existe-t-elle ? Depuis combien de temps vous terrez vous dans la peur ?

– Suffisamment longtemps pour te dire d’aller te faire voir, fit Dzaè.

Je m’approchai d'ellui pour le provoquer un peu plus.

– Je vous croyais différents de celleux qui sont encore dehors. Mais je me trompais. Vous êtes pareils. Vous n’êtes pas libres, vous haïssez le Conseil autant que vous le craignez. N’osez pas me dire que votre vie ici est suffisamment heureuse pour vous avoir fait oublier le fait que votre société secrète pourrait tomber à tout moment. Vous êtes en danger constant, ce serait bête de penser que vous êtes à l’abri. Plus vous êtes nombreux, plus cela devient risqué pour vous. L’Insurrection n’est pas une solution sur le long terme. Le Conseil finira par se douter que vous vous regroupez et enverra nécessairement un espion. À ce moment-là, ça en sera fini de vous.

Devant son absence de contre-arguments, je me relevai et m’adressai à nouveau à tous :

– Vous n’aviez pas l’intention de renverser le Conseil. On est bien d’accord là-dessus. Mais à présent, les choses ont changé. Le Conseil a perdu de sa puissance. Dehors, plus personne ne le craint. Nous sommes prêts à nous battre et si vous ne venez pas nous aider et que nous échouons, vous pourrez continuer à pleurer dans le noir tant que vous voudrez, parce que c’est notre première et dernière chance de vous sauver de l’indifférence.

Les visages déconcertés des sathœs m’encouragèrent à poursuivre.

– Je vous offre cette chance unique d’aider à la construction d’une civilisation nouvelle, sans Conseil. Si vous venez avec moi, le Conseil tombera et vous pourrez à nouveau vivre parmi nous. Ou revenir ici, vous ferez comme vous voudrez. Mais si vous ne nous aidez pas, il n’y aura de renouveau pour personne, et certainement pas pour vous. Oh non, même en creusant un réseau de souterrains équivalent à la taille de la Terre des Dieux vous ne serez pas capables de tous nous sauver et ce sera la fin de votre petit idylle pacifiste. Alors, n’ayez plus peur, je ne vous demande pas grand-chose. Simplement que quelques-ans d’entre vous m’accompagnent pour rejoindre la résistance. Les autres, vous n’aurez qu’à attendre ici et tout se passera bien.

Quand je conclus mon allocution, je constatai que j’étais malgré moi monté en haut de la statue décorant leur fontaine. Il semblait que prononcer de longs discours était devenu une habitude telle que je ne portais même plus attention à mes faits et gestes. Je descendis tranquillement pour faire face à Mœ.

– Alors ? Qui va venir avec moi ? demandai-je, comme si leur réponse était évidente.

–… Je t’accorderai une chose, Thoujou : tu as bel et bien changé.

Je lui lançai un sourire satisfait, ce qui sembla l’amuser.

– Peux-tu affirmer avec certitude que ce qui est train d’arriver dehors est la prémisse d’une véritable révolution ?

– Je m’en porte garant.

Exclamation dédaigneuse de la part de Dzaè.

– Et penses-tu que vos forces seules ne suffiront pas à faire tomber le Conseil ?

– Il n’y a jamais de bras en trop. Votre retour va sans doute galvaniser les cœurs et mettre fin aux dernières réticences. C’est aussi votre vie qui est en jeu, alors je pense que vous devriez vous joindre à nous. C’est la chose juste à faire.

Iel soupira. Iel n’avait plus de questions.

– Encore une fois, je ne peux parler à la place de tous, nous n’avons pas de dirigeant désigné. Que celleux qui souhaitent accompagner Thoujou lèvent la main.

À son expression, il semblait qu’iel avait déjà pris sa décision. Derrière lui, les sathœs hésitèrent. Certains, convaincus, levèrent immédiatement le bras, d’autres se concertèrent tout bas et les derniers attendirent de voir le choix des deuxièmes. Quand Mœ leva le sien, une clameur s’éleva.

– Je viendrai avec toi. Mais tu dois te souvenir d’une chose : quand nous nous sommes installés ici, nous avons émis un vœu de non-violence. Et, personnellement, je compte bien m’y tenir. Tu peux voir ça comme une forme de peur ou de faiblesse si tu veux, je m’en fiche. Je ne ferai rien qui soit en contradiction avec les intérêts de mon groupe ou avec mes valeurs.

– Mais c’est tout à ton honneur, Mœ, le rassurai-je l’esprit déjà bien plus clair. Je respecte votre désir de rester pacifistes et c’est votre droit le plus essentiel. J’ai moi-même un dégoût tout particulier pour l’usage de la force, bien que je n’aie pas eu d’autre choix que d’y recourir. Si tel est votre désir, je le respecte et je ferai en sorte que vous puissiez vous y tenir en vous protégeant.

Le visage de Mœ s’éclaira d’un sourire de gratitude.

– Vraiment, tu vas gober ces conneries ? s’indigna Dzaè en faisant irruption entre nous. Je te croyais plus intelligent que ça !

Mœ, bien plus grand que nous deux, baissa sa tête vers lui et le fusilla des yeux.

– Tu fais ce que tu veux, Dzaè, rétorqua-t-iel d’un ton agacé. Tu peux rester là à ne rien foutre si ça te dit, mais moi je vais aller la faire, cette révolution !

– Comment peux-tu dire que tu fais ça dans l’intérêt du groupe ?! C’est débile !

– Pas du tout, au contraire. Je pense que Thoujou a raison. On a passé bien assez de temps ici comme cela. On vit dans une utopie fragile, j’en suis conscient depuis le début. Alors je vais aller dehors pour permettre à celleux qui veulent rester de pouvoir le faire. Comme ça, toi tu pourras continuer d’être un sathœ désagréable et brayard !

– Putain ! T’es en train de faire exactement comme lui ! Tu me provoques pour que je me range de ton côté, mais ça marche pas ! Moi j’ai vu clair dans son jeu, hein, l’étranger !

Dzaè s’approcha d’un air menaçant, mais iel ne me faisait pas peur. Qui plus fut, je n’avais pas cherché à le convaincre, j’avais déjà suffisamment d’entre elleux de mon côté. J’avais seulement utilisé son hostilité à mon avantage.

– Tu devrais peut-être te regarder avant de parler. Moi, au moins, ce que je fais va aider les insurgés. Alors que ton attitude inconsidérée ne fait que les mettre en danger et les déshonorer, l’injuriai-je.

Le visage de Dzaè se déforma sous l’effet de la colère. Iel arma son coup et frappa en dessous de ma garde. Son poing vint se loger dans mon estomac. Un filet de bave et un râle quittèrent ma bouche et je fus plié en deux. Avant que qui que ce fût n’eût eu le temps d’intervenir, iel parvint à m’asséner un crochet du droit.

Je m’effondrai en arrière. Ses amis, Wèthwo et Thœji, vinrent bien vite l’immobiliser tandis qu’iel vociférait des insultes à l’encontre de tous.

– Ce que tu fais ne nous aide pas ! C’est toi qui nous mets en danger ! Tu nous forces à sortir de la base pour nous livrer au Conseil, j’en suis sûr ! Sale traître ! Et vous, vous n’y voyez que du feu, vous êtes trop connu, ma parole !

Je vis de petites lumières blanches danser devant mes yeux, mais je m’en remis très vite. J’en avais vu d’autres, notamment la fois où iel avait causé ma disparition. J’étais en quelque sorte déçu de sa performance. Sur les fesses, j’essuyai ma face d’un coup de manche et me relevai. J’étais énervé, c’était certain. Mais je devais prendre sur moi, mes relations avec les insurgés en dépendaient. D’ailleurs, Mœ se chargea de le réprimander à ma place :

– Non mais, ça n’va pas, Dzaè ?! Tu es fou ! lança-t-iel, furieux. Ça va, Thoujou ? Iel ne t’a pas fait mal ? Et toi, comment oses-tu insulter tout le monde ?! Tu devrais respecter notre décision. C’est la règle de base ici. Et pas de violence chez nous, compris ? Ramenez-le dans sa pièce personnelle et qu’on ne t’entende plus ! Là !

Je lançai à Dzaè un regard plein de sens tandis qu’iels le traînèrent en haut de l’escalier. À voix forte, pour essayer de couvrir les cris de son ami, Thœji me lança :

– Désolé, Thoujou. On ne peut pas venir avec toi. On doit rester soudés, même si c’est un idiot !

Wèthwo acquiesça du chef.

– Je ne vous en veux pas. Prenez soin de vous. Quand on se reverra vous serez libres ! Répondis-je avec un grand sourire.

Après cette discussion houleuse et toutes ces émotions, nous prîmes le temps de mettre la suite des opérations bien au point avec l’aide d’une carte. Mœ avait vraiment l’esprit d’un leader, malgré ce qu’iel pouvait en dire. Plus le temps passait, plus cette qualité transparaissait chez lui. Je profitai donc de son aide et de ses conseils au maximum. Sa présence m’était très précieuse.

À la suite de la réunion, et enrichis de ces nouvelles informations, je laissai de nouveau le choix aux sathœs de me suivre ou non. Plus de bras se levèrent que précédemment, probablement grâce à l’influence de la décision de Mœ. Satisfait, j’invitai les volontaires à partir prestement.

Il était l’heure.

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