Nous balayâmes méthodiquement la Terre des Dieux répartis en groupe de trois ou quatre. Nous allâmes à la rencontre des agents de l’Insurrection pour les rallier à la cause et leur donner des instructions. Afin que tous se réunissent simultanément au Lac Central, nous avions calculé à l’heure près les délais de déplacement. Il nous fallait une coordination parfaite.

Un agent fut également envoyé pour rendre compte de la situation à Dzœñou et un autre pour informer Tamiaki et son groupe de l’état d’avancement des opérations.

Sur notre trajet, nous rencontrâmes beaucoup de référents et nous appliquâmes à les immobiliser dans leur intégralité. Le moins d’informations eût été transmis au Conseil, le plus nous avions de chances de préserver l’effet de surprise.

Alors que nous nous rapprochions du lieu et du jour fatidique, un informateur vint nous rencontrer. Iel me dit qu’un conseiller violet avait été repéré seul dans la forêt et qu’à son départ les autres s’apprêtaient à lancer l’assaut pour le capturer. L’individu me fut vaguement décrit comme étant maigre et avec de longs cheveux clairs. J’imaginai tout de suite de qui il pouvait s’agir.

Je le remerciai et Mœ et moi nous dirigeâmes vers le lieu indiqué accompagnés d’un camarade.

Nous étions en hiver – ma saison préférée – et une épaisse couche de neige recouvrait le sol de toute la Terre des Dieux, du désert de Dzwoha jusqu’aux montagnes de Kaou. La nuit était déjà tombée et elle était sans lune. Nous suivîmes la direction indiquée avec facilité, nous fiant aux flux énergétiques de la végétation abondante sous le manteau glacé. Mes pieds chaussés faisaient craquer le sol sur mon passage. Pour plus de discrétion, Mœ et l’autre marchaient dans mes pas. La forêt était très silencieuse. Les bêtes hibernaient et les oiseaux n’ayant pas migré dormaient. Seuls quelques éclats de voix venant de plus profondément nous parvinrent.

Le chemin déboucha rapidement, après une légère côte, sur une clairière illuminée par la lueur pâle et bleutée de fleurs bioluminescentes qui parasitaient les arbres alentours. C’était des nourrissèves, une espèce rare et fragile. Une atmosphère féerique, irréelle, imprégnait ce lieu. Ça me parut tout de suite étrange.

L’ambiance était certainement moins détendue que l’atmosphère. Au centre de la clairière se trouvaient trois sathœs entourant le dit conseiller. Iels tentaient de l’attraper tout en l’injuriant, mais iel ne se laissait pas faire et parvenait à esquiver leurs tentatives les unes après les autres, de manière calme et maîtrisée sans en blesser aucun. Pourtant, ses vêtements amples ne lui facilitaient pas la tâche, car ils faisaient de bons points d’accroche pour ses assaillants. Iel semblait également protéger la flore alentour.

En approchant, je me raclai la gorge pour attirer leur attention. Les deux plus proches se retournèrent dans un sursaut et se mirent en position de défense, sur le qui-vive. Puis le conseiller se tourna à son tour.

Bien que je me doutasse de son identité, mon cœur fit tout de même un bond quand nos regards se croisèrent. Le temps sembla s’arrêter. Cela faisait si longtemps… Iel avait un peu changé mais était toujours d’une beauté époustouflante. Ses longs cheveux argentés reflétaient la lumière bleutée sur sa peau pâle, lui donnant une allure de pierre précieuse. Iel porta une main à sa poitrine, abasourdi.

– Thoujou ?! dit-iel dans un souffle.

Le dernier jeune profita de la perte d’attention de le conseiller pour se jeter sur lui et tenter de lui faire une prise. Mais iel le repoussa aisément d’un souffle d’air. Le révolutionnaire alla plonger la tête la première dans un tas de neige. Pour les mettre en confiance, je sifflai l’air caractéristique des insurgés. Conformément à nos consignes, cet air avait fait le tour de la résistance, il était connu même de celleux qui ne venaient pas de la base. Mœ avait été d’accord pour nous laisser l’utiliser à loisir.

Iels s’écartèrent de part et d’autre de leur adversaire, sans le quitter des yeux. Joukwo me regardait avec un mélange de surprise et d’inquiétude, les bras le long du corps. Iel était intact, pas de trace de blessure visible.

Je m’éclaircis la voix et m’adressai alors aux trois inconnus :

– Je suis Thoujou, tête de la résistance. Et voici Mœ et Kakisa, deux insurgés.

À l’écoute de mon titre, les sourcils de Joukwo s’étaient soulevés.

– Oh ! Rencontrer le chef en personne, quel honneur ! s’exclama l’un, un sourire étrange aux lèvres.

– Puisque vous êtes là, vous pouvez nous donner un coup de main pour ce conseiller ? dit l’autre en désignant mon ancien ami. On n’arrive pas à l’avoir.

Joukwo croisa les bras avec un air condescendant comme pour nous défier d’essayer. Mais Mœ et Kakisa ne bougèrent pas d’un pouce.

– Normal ! me moquai-je. Comment pourriez-vous ?!

Iel eut un sourire de contentement. Malgré son manque de force et d’habileté, Joukwo était tout de même une cape violette. Iel était bien évidemment capable d’esquiver la lenteur des attaques de ses cadets inexpérimentés. Et puis c’était sans doute lui-même qui leur avait enseigné le Ji !

– À présent, laissez-nous seuls, ordonnai-je. Je vais gérer la situation.

– Hein ?! seul avec ce conseiller ? C’est de la folie !

– Pas de soucis, vous voyez bien qu’iel ne fait que se défendre. Iel est pacifiste, à l’image des insurgés.

Mœ s’interposa à son tour.

– Eh, petit. Je sais que t’es un casse-cou, mais là épargne-nous tes folies, s’il te plaît. Même s’iel fut ton instructeur, tu ne devrais pas sous estimer un des Dix.

– Ah ! Oui, j’en ai entendu parler ! Mais moi j’ai eu monestre Amka. C’est bien plus marrant avec lui, paraît-il.

Joukwo se tut.

– Mais même s’iel a l’air inoffensif comme ça, iel serait capable de nous faire disparaître tous les six s’iel voulait, renchérit la personne que Joukwo avait envoyé balader.

– Comme si j’allais faire ça… soupira Joukwo, se sentant insulté.

– Je sais qui c’est. Mais je n’en ai pas pour longtemps. Attendez-moi à l’entrée de la forêt, s’il vous plaît.

Je fis un clin d’œil à Mœ en espérant qu’iel comprît. ce dernier leva un sourcil. Iel toisa Joukwo du regard et il sembla se passer quelque chose entre elleux. Comme si iels avaient un passif. L’air était tendu. Puis Mœ finit par céder :

– T’es bizarre… Mais bon, OK. Tu ne pourras pas dire qu’on ne t’avait pas prévenu. Venez, les autres.

Iels le suivirent non sans un dernier regard en arrière. Après un rapide salut de la main, Mœ fut englouti par le noir de la nuit.

Joukwo se tenait voûté et avait cessé de me regarder. Iel fixait le sol d’un air gêné.

Je ne savais pas trop quoi dire ni faire. Devais-je le saluer ? Lui tendre la main ? Je n’osais pas… lui non plus ne sut pas comment réagir. Iel commença à tordre nerveusement ses mains.

Soudain, nous nous mîmes à parler en même temps.

« Je suis désolé » m’étais-je exclamé.

Je n’avais pas compris ce qu’iel avait dit, et vice-versa visiblement.

– Ah euh, toi d’abord / – Je t’en prie vas-y, nous dîmes encore ensemble.

Nous rîmes nerveusement. Après un moment, je m’assis dans la neige. Je la sentis me refroidir les cuisses. Après tout le trajet que j’avais fait ce jour-là, j’eus bien pu m’asseoir cinq minutes.

Joukwo se décida finalement à reprendre la parole :

– Alors… Il paraît que tu es à la tête de la révolution… murmura-t-iel.

– C’est ça, confirmai-je succinctement.

– Et c’est comment ?

– Fatiguant, plaisantai-je.

Mais c’était vrai, après tout.

– Et cet endroit, c’est… ? l’interrogeai-je.

– Un petit havre de paix que j’ai créé… Il y a longtemps… Je ne pensais pas qu’on viendrait me chercher ici.

Iel s’assit à son tour.

Un silence gênant s’installa. Ses mains gantées tremblaient légèrement. Étant habillé assez chaudement, ses tremblements devaient être l’effet du stress. Peut-être liés au « combat » qu’iel venait de mener. Ou à moi.

Iel constata que j’avais remarqué sa condition et détourna le regard.

– Qu’est-ce que tu voulais me dire tout à l’heure ?

– Je voulais m’excuser, dis-je embarrassé en me frottant le bras. M’excuser d’être devenu un révolutionnaire. Je n’étais pas du tout engagé là-dedans, à l’origine, d’autant plus que ça vous aurait mis, toi et ta position, en danger. Mais après… notre infortunée rencontre avec Kawoutsè et tes accusations, j’ai commencé à en organiser une pour de vrai. Et maintenant nous sommes sur le point de renverser le Conseil. Les choses ont plutôt escaladé rapidement.

– Oh… murmura-t-iel. Je me doutais bien que ça arriverait un jour, mais pas que ça serait toi qui en serais l’origine…

Son visage arbora un air inquiet.

– Je suis désolé, m’excusai-je de nouveau. Ce n’est pas personnel, je ne fais pas ça pour me venger.

Joukwo secoua la tête. Puis, alors que ses tremblements s’accentuaient, iel commença à se triturer les cheveux et me dit :

– Je le sais, ne t’inquiète pas… Mais c’est moi qui devrais te présenter des excuses. Évidemment que c’est moi. Je- J’ai été bête et odieux. Lors de cette conversation, tout ce que j’ai dit je ne le pensais pas. Mais maintenant il est trop tard pour tout retirer. Je sais que j’ai été terriblement cruel. Ça ne me ressemblait même pas d’agir ainsi, j’ai fait n’importe quoi. Je suis désolé. Je sais que ça n’effacera rien, mais ça me torture depuis des dizaines de cycles. Tu as été tellement gentil avec moi, le meilleur ami dont on puisse rêver. Tu as fait l’effort de me tenir compagnie au marécage et tu as été très patient avec moi… Et comment t’ai-je remercié ?! Par le silence et le mépris.

Je sentis que cette conversation allait vite devenir très émotive, mes yeux me piquaient déjà. Je calmai ma respiration pour garder mon calme malgré l’envie pressante de me jeter dans ses bras et de tout pardonner.

– Je n’avais pas besoin d’un merci, tu sais. C’est parce qu’on était amis que je venais te voir, pas pour te tirer les vers du nez.

À ce mot, « était », les paupières de Joukwo tressaillirent imperceptiblement.

– Si tu as eu cette impression un jour, alors tu t’es trompé, poursuivis-je. Je sais que je peux manquer de tact parfois, mais je n’ai jamais voulu te contraindre à dire des choses que tu pourrais regretter. J’aurais aimé… que tu aies assez confiance en moi pour le faire par toi-même.

– Je sais bien, je sais bien… J’avais peur, vois-tu – c’était stupide – peur de te perdre si jamais on découvrait que tu en savais plus que tu ne le devrais. Peur de la réaction des autres conseillers envers moi… Je craignais de devoir choisir entre vous, et je… Je n’étais pas prêt à ça. Au contraire, j’étais prêt à te perdre plutôt qu’à les voir te faire du mal. J’espérais stupidement que tu parviendrais à t’en remettre, que tu tournerais la page et que ce n’était pas si grave que je sois le seul à souffrir. Mais c’était égoïste de ma part. Au final, on a souffert tout les deux pour rien… Je devrais pourtant le savoir, l’amitié vaut plus qu’un grade stupide et elle perdure bien plus longtemps. Je n’avais aucun droit de t’imposer mon choix et en faisant cela je me protégeais moi-même des conséquences. Je ne le faisais pas pour ton bien, mais pour le mien et je me mentais en affirmant le contraire. J- Je suis désolé que ma faiblesse ait pu te donner l’impression que je ne te faisais pas confiance. Je savais que tu serais capable de supporter d’entendre la vérité. Mais c’est moi qui étais encore trop lâche.

Que cherchait-iel à me dire ?

– J’avais peur, mais j’étais aussi ignorant. J’ai voulu nier l’implication du Conseil dans le malheur des insurgés et des jeunes en général. J’ai voulu te faire croire que leur fuite n’était due qu’à leur propre négligence, mais c’était malhonnête. À l’époque, déjà, je savais que nous avions eu une influence délétère sur leurs vies, et avec toutes les informations que tu me rapportais, j’aurais pourtant dû comprendre que j’avais commis une erreur fatale… expliqua-t-iel en repoussant une mèche rebelle. C’est- C’est moi qui ai éduqué tous ces jeunes et c’est moi qui leur ai distribué leurs tâches. C’est cela qui les empêche d’accéder au bonheur. Les mauvais agissements des conseillers sont une chose, mais si vous aviez obtenu dès le début un travail qui vous plaisait, on n’en serait sans doute pas là. Je suis en grande partie responsable de ce qui arrive et j’aimerais racheter mes torts… Si j’avais réalisé cela plus tôt, les choses auraient été plus simples. J’ai été stupide, excuse-moi.

Cela faisait déjà pas mal de temps qu’iel doutait de la qualité de son travail, mais c’était la première fois qu’iel semblait se rendre compte de l’impact qu’une simple tâche pouvait avoir sur la réalité sociale. Autrefois, iel voyait le monde comme une feuille de rapport que l’on archivât à sa guise. Iel semblait… plus proche des personnes que son travail impliquait, plus vivant et moins mécanique, plus sensible et moins rationnel.

Je changeai de position pour placer mes jambes sous moi et me penchai d’une manière rassurante vers lui.

– Je comprends, Joukwo, affirmai-je. Je suis content que tu t’ouvres enfin à moi… Ne t’en veux pas trop pour ce qu’il s’est passé la dernière fois. C’est vrai que j’y ai longtemps pensé et que je n’ai jamais vraiment réussi à m’en remettre, mais je me doutais bien que tu n’étais pas dans ton état normal, que tu ne devais pas le penser. Je suis heureux de t’entendre dire que c’est le cas. Et je te pardonne… Le fait que tu sois là en cet instant me suffit.

Joukwo laissa échapper un petit couinement et se blottit dans le creux de mes bras. Je chéris cet instant éphémère, le serrant délicatement contre moi. Je respirai profondément son odeur enivrante d’épines de pin fraîches et profitai de la douceur de ses cheveux.

– Je ne veux plus qu’il y ait de dispute entre nous, murmurai-je en posant un baiser sur sa tête.

– Moi non plus…

Après un moment, iel se dégagea doucement, les larmes aux yeux, les cheveux ébouriffés.

– Les temps qui arrivent vont sensiblement changer la société et je crains pour ta sécurité, expliquai-je en le recoiffant. Je ferai tout pour qu’il ne t’arrive rien, mais certaines choses ne pourront pas être évitées… Je sais qu’il est difficile pour toi d’évoquer le Conseil, mais je pense que c’est sans doute le bon moment pour tout me révéler. Peut-être qu’en parler te libérera de ce poids.

Iel émit un petit rire résigné.

– Il y a tant à dire, je ne sais par où commencer…

– Je te promets, Joukwo, de t’écouter sans t’interrompre et ce qu’importent les révélations que tu t’apprêtes à me faire. Et, en tant qu’ami, je te promets d’être indulgent vis-à-vis de tes actes et de celleux de tes confrères… Je ferai de mon mieux pour ne pas vous juger.

– Merci… C’est très aimable à toi… J- Je t’avoue que je suis un peu nerveux à l’idée de te dévoiler là les plus grands secrets du Conseil – mes plus grands secrets, confessa-t-iel en se serrant les mains. Les autres vont certainement m’en vouloir beaucoup, mais ce que je fais est juste… Alors…