Souvenir quinzième ~ La Vérité
Joukwo me conta l’Histoire – avec un grand H – de sa naissance à aujourd’hui en passant par la constitution du Conseil et ses nombreux déboires :
« À l’origine, nous étions dix : Jouwè, Thœsèti, Kawoutsè, Kwowè, Psoui, Kajiki, moi-même, Fatipfœ, Amka et Houèmki.
Nous apparûmes il y a plus de deux mille cycles, les ans après les autres. La terre qui nous accueillit était brute et sauvage. Parcourue de vents violents, dépourvue d’eau et de végétation, elle repoussait notre existence.
Le Thœ et le Kwo étaient entremêlés de manière chaotique et le sable dans l’air rendait la visibilité quasi nulle.
Ce sont les conditions dans lesquelles je vins au monde.
Mon apparition fut brutale. La félicité dans laquelle j’étais au sein de Thœ et Kwo s’est vite changée en cauchemar. La première chose que je vis en ouvrant les yeux fut Kawoutsè. Iel me protégeait du vent. Je l’ai tout de suite aimé parce que c’était le seul que j’avais. Ce n’était pas le même qu’aujourd’hui. On ne savait rien du monde et Kawoutsè était terrorisé par la solitude, la douleur et la disparition.
Nous étions complémentaires. Iel était la force, j’étais l’audace. Nous nous poussions mutuellement de l’avant. Je voulais explorer le monde, alors iel m’a protégé et nous avons voyagé ensemble. Puis nous avons rencontré nos adelphes en chemin.
Au bout de peu, nous dix fûmes finalement réunis. Nous établîmes un langage à partir des syllabes de nos noms offerts par les Dieux.
À peine fûmes-nous capables de communiquer que nous nous disputâmes concernant nos objectifs, désirs et priorités. Nous passâmes bien cent cycles à nous entre-disparaître, à nous crier dessus et à agir chacun dans notre coin. C’était le chaos, la pire époque de nos vies.
Nous parvînmes à un terrain d’entente grâce à la clairvoyance de Thœsèti et à l’affabilité de Kajiki. Thœsèti se proposa d’établir un système de prise de décisions équitable et Kajiki sut apaiser les esprits en flattant nos adelphes lorsque nécessaire. Souvent, iel se rangea du côté des propositions de Kawoutsè, ce qui lui valut très vite la confiance de mon adelphe et, à ce dernier, un certain respect des autres. Respect qui ne faisait que grandir grâce à l’usage qu’iel pouvait faire de sa force supérieure en ces temps.
Ainsi débuta la période de paix où nous travaillâmes main dans la main pour accomplir cette tâche que nous appelâmes « habitabilisation ». Autrement dit : rendre la Terre des Dieux plus vivable.
Thœ et Kwo ne nous ont jamais donné de rôle à jouer dans ce monde, c’est la triste vérité. Iels ne nous ont jamais adressé la parole, en furent-iels dotés… Nous seuls avons décidé de notre avenir. Chez certains d’entre nous, le sentiment d’abandon était plus fort que l’amour de nos parents. Alors, en contrepartie, les liens qui nous unissaient ne firent que se consolider. Le temps nous permit d’apprendre à mieux nous connaître et à nous apprécier. Bien sûr, il y a des individus qui s’apprécient plus que d’autres…
Nous avons travaillé dur jusqu’à ce que la nouvelle génération n’apparût soudainement. Nous nous étions éloignés de notre lieu d’apparition, nous ne pûmes constater leur existence qu’en les rencontrant par hasard. Ce fut un grand choc pour nous qui étions seuls depuis si longtemps. Un plaisir pour certains, mais très vite un problème pour tous.
Nous avons fait une nouvelle réunion après avoir réuni à peu près tout le monde. J’ai enseigné la langue et le Ji aux nouveaux arrivants. Nous voulions qu’iels fissent comme nous, mais les ingrats refusèrent de nous rejoindre dans notre tâche. La vie était déjà bien plus facile et nous étions les seuls à savoir que ça n’avait pas toujours été comme ça. Le lien de subordination nous paraissait pourtant tellement évident en vertu de notre qualité d’aînés, que nous en avions oublié la possibilité d’être égaux. Nous étions orgueilleux… Le monde nous appartenait, il fallait que les jeunes s’agenouillassent devant nous.
Nous mentîmes à nos cadets pour les soumettre. Nous leur dîmes que les Dieux qu’iels aimaient tant avaient choisi cette tâche pour nous et que nous devions faire honneur au don de la vie en nous pliant à leur demande. Ce blasphème terrible ne nous blessa même pas, nous avons sali le nom de nos parents sans remords et n’en avons pas encore assez payé le prix à mon goût…
Pendant un temps, cela suffit pour que notre petit groupe maintienne son pouvoir. C’est à cette époque que nous commençâmes à nous faire appeler « le Conseil », car nous distribuions majoritairement des conseils à nos cadets pour que leur travail comblât nos désirs. Après plusieurs générations, les choses recommencèrent à se dégrader. Mais cette fois, c’était de notre côté. La colère de Kawoutsè, la rancune de Kwowè ou encore l’orgueil de Thœsèti, menacèrent le fragile équilibre social de notre société. Les jeunes commencèrent à douter de notre prétendue sagesse, car pourquoi les Dieux nous eussent-iels choisis si nous ne fûmes pas parfaits ?
Je proposai alors une solution qui eût dû être efficace sur le long terme : nous avions besoin d’ouvrir notre cercle privé aux autres. Nous ne devions plus rester seulement tous les dix, car plus il y avait de décisions à prendre, plus nous étions indécis et nous disputions comme avant. Il nous fallait un groupe pour nous surveiller, en quelque sorte. Un groupe qui nous eût donné la motivation suffisante pour prendre sur nous et calmer nos ardeurs.
Nous avons donc créé la version actuelle du Conseil et avons aménagé le Temple. Nous offrîmes aux vingt plus fervents sathœs une place à nos côtés. Aux autres, nous proposâmes les tâches de leur choix. La plupart sont aujourd’hui encore des référents.
Ce fut dur, au début. Cacher ses sentiments n’est pas une chose facile et, souvent, nous profitions d’être en dehors de la salle circulaire pour reprendre nos mauvaises habitudes. C’est pourquoi nous avons commencé à sortir de moins en moins, à nous couper du monde.
Cette décision sembla porter ses fruits pendant un temps. Je pensais – et pense encore sincèrement – que notre origine diffère de la vôtre de par nos capacités innées mais également nos personnalités. Avec le temps, nous sommes devenus des maîtres du paraître et nous gardons bien d’être naturels devant les jeunes, du mieux que nous pouvons – alors que nos vraies personnalités sont bien plus exacerbées. On pourrait même nous attribuer un trait de caractère dominant chacun ! Kawoutsè ce serait la colère, évidemment. Kajiki, ça pourrait être le stoïcisme. Et cætera.
Nous ne regrettons pas, vraiment. C’était une époque heureuse. Nous étions peu, les choses fonctionnaient comme l’on voulait, tout restait à faire et notre petit cercle personnel survivait malgré tout à l’abri du Temple. En vérité, tout le monde semblait être gagnant : ces jeunes avaient un but, et iels étaient heureux de servir ce but. Je ne voulais pas que la vérité se sache, je ne voulais pas qu’iels vécussent ce que nous avions vécu, le désespoir, les discordes, les agressions et la colère… Tout cela devait rester derrière nous.
Pour que le secret devînt plus puissant et que notre utopie dure, il fallait améliorer l’influence du Conseil. Je fis la proposition de laisser aux vingt conseillers mineurs le droit de faire les propositions et à nous de les débattre de manière neutre et de les accorder ou non, pour leur donner l’illusion d’avoir de l’influence. Bien sûr, nous gardions la main mise sur les services les plus importants, comme l’instruction par exemple. C’était une manière de leur faire croire que leur rôle importait vraiment tout en continuant de diriger. De toute façon, les idées des Vingt servaient la tâche que nous avions inventée à la perfection.
Je voulais établir un système d’apparence plus égalitaire pour que le secret que nous détenions fût si bien enfoui qu’il eût fini par devenir réel et eût été le terreau de l’avenir. Je voulais un système suffisamment échelonné pour qu’il fût considéré comme naturel par les générations futures, qui n’eussent pas manqué d’apparaître.
Toutes les centaines de cycles, une nouvelle vague d’apparitions avait lieu. Le mensonge était solide, mais était une raison insuffisante pour maintenir l’autorité du Conseil. À nous trente plus les quelques référents du début, nous ne suffisions plus. Nous distribuâmes dès lors des avantages spéciaux aux nouveaux référents. Ces derniers jouirent d’une certaine liberté en échange de leur servitude aveugle et sans concession. Ce fut l’idée de Kajiki, et elle est toujours appliquée, comme tu as pu le constater avec ce fameux rapport confidentiel. Les référents nous font des rapports réguliers sur les membres de leur juridiction et si quelqu’un se comporte mal, nous donnons immédiatement des directives pour qu’iel rerentre dans le rang.
Mais ça ne suffit pas. Notre patience et notre tolérance furent testées par des actes de rébellions et des ragots incessants sur nos privilèges. On commença à douter de notre statut divin. Il fut donc décidé que les récalcitrants eussent été réprimandés par le Conseil directement et que les dénonciations eussent été valorisées. Tout acte de soulèvement solitaire ou organisé fut étouffé et traité personnellement par les conseillers violets. Excepté pour la partie enseignement, le Conseil avait une image d’entité non corporelle et distante. On ne connaissait même plus nos noms ou nos visages. Pour les jeunes, nous voir en chair et en os était souvent suffisant pour calmer leurs ardeurs et leur retour sur expérience avait un effet dissuasif sur leurs collègues. Bien qu’assez désagréables, les rumeurs jouent en notre faveur. Nous n’avons donc jamais tenté de les stopper. Plus on regardait le Temple avec méfiance, plus nous étions protégés.
Donc… Tu vois… Je ne sais pas ce que t’ont raconté les insurgés exactement, mais l’enlèvement ne fait pas partie de nos méthodes d’intimidations. C’est vrai que j’ai pu faire preuve d’un esprit de manipulation plutôt hors du commun, mais, tout de même, je n’ai pas l’imagination assez perverse pour trouver un système plus punitif qu’une agression physique et morale… Même sans ça, nous avons fait beaucoup de mal et continuons à en faire. J’aimerais pouvoir dire qu’être accusé de tels actes me choque. Mais ce n’est pas si éloigné de la réalité et cela dure depuis si longtemps que je ne suis même plus atteint par les rumeurs. C’est dire si l’indifférence s’est emparée de mon cœur…
Vous avez été victimes de la mégalomanie qui s’est emparée du Conseil et de ses membres. Victimes de la folie née de notre égoïsme à ne vouloir protéger que nous, de notre incapacité à remettre en question nos décisions passées, à déranger l’ordre social maintenu par habitude et par intérêt… à révéler nos honteux mensonges, à… abandonner nos privilèges… faussement offerts par les Dieux ».
– Si tu savais comme j’ai honte, geignit Joukwo en enfouissant son visage dans ses mains. À une époque, tout cela ne faisait de mal à personne. C’était déjà mal, mais c’était inoffensif… Quand nous avons constaté que les rébellions étaient autant liées à notre image divine qu’au surplus de travail des exécutants, nous avons pris peur et nous les avons réprimées. Nous sommes devenus la cause de la douleur. Nous vous avons contraints à faire ce que nous nous étions réservé : abandonner l’ambition et les sentiments pour un dessein commun… De quel orgueil avons-nous fait preuve à vouloir asservir nos adelphes… Nous nous sommes pris pour les Dieux elleux-mêmes…
Iel se laissa tomber en arrière et se consuma sous le poids des paroles qu’iel avait proférées.
Tandis que moi je tentais de digérer le trop plein d’information.
Tout ceci ne pouvait être vrai… Il devait y avoir une erreur. L’histoire de Joukwo était tellement invraisemblable qu’elle semblait tout droit sortie d’un des livres de fiction qui servaient à notre apprentissage.
« Nous n’avons aucun but. Au contraire, tout avait pour but de nous contrôler » me répétai-je.
Thœ et Kwo n’avaient pas de dessein pour nous… Il n’y avait rien de prédéfini… Le Conseil n’était pas de droit divin… Étais-je… libre ? Ou bien enchaîné au néant de mon existence… ?
Je me souvins de ma naissance. Quand j’avais senti Thœ et Kwo me déposer sur cette terre, j’avais été envahi par une tristesse infinie. Je réalisai que j’avais compris. Je savais qu’iels m’avaient abandonné dans ce monde cruel sans rien d’autre pour me défendre qu’un corps, une conscience et un nom. Mais que pouvais-je faire de plus que les autres, avec tout ça ? Qu’est-ce qui me donnait envie de vivre, à moi ? De marcher chaque jour, de regarder le ciel ou de faire pousser une fleur ? Quel était le sens de tout ceci… ?!
Toute mon éternité, je m’étais plié aux demandes du Conseil, et j’étais même parvenu à me rapprocher de l’un d’entre elleux sans me rendre compte de rien. Certes, j’avais passé mon temps à me questionner, mais ça n’avait pas été les bonnes questions. J’avais finalement fait très peu pour changer les choses. J’avais vagabondé comme bon me semblait, sans rendre service à personne sauf à moi-même en nourrissant ma curiosité excessive. Et dès que Kawoutsè m’avait un peu mis la pression, j’avais cédé et avait gardé profil bas… J’avais été au service des deux camps simultanément, comme un agent double. Un double traître, en somme… J’avais même jeté Joukwo, mon plus proche ami, pour mon obstination pour la vérité et maintenant que je la connaissais, je ne savais même pas si je devais lui en vouloir. Iel était tellement plus sûr de ses choix que moi des miens… Est-ce que les choix comptaient plus que la raison qui nous poussât à les faire ? Est-ce que ce qui donnait du pouvoir à un choix fut ses conséquences ou la confiance que l’on eut dedans ? Parce que les choix du Conseil étaient certainement les pires possibles, et pourtant les conseillers n’avaient pas de regret. Iels le vivaient bien, elleux.
« Enfin… presque tous, j’imagine, pensai-je en jetant un œil à Joukwo. Qu’en est-il des autres ? »
Les insurgés avaient eu raison sur de nombreux points. Je n’étais pas légitime à mon poste, pas meilleur qu’un autre pour diriger, pas assez éclairé pour les accuser d’avoir fui et les contraindre à me suivre. Pas plus que les conseillers ne l’étaient à nous diriger. Leur âge et leur force ne les rendaient pas plus clairvoyants sur le sens de la vie ou la manière d’atteindre le bonheur… Tout comme ma jeunesse ne m’avait pas donné les clés de la Vérité.
L’apparition et l’expérience ne nous avaient pas donné ce dont nous avions le plus besoin. Il fallait donc que nous allions chercher cette pièce manquante, et que nous la trouvions à tout prix.
Il fallait que les choses changeassent, et vite.
Mais révéler toute la vérité sans prendre de précautions eût mené au chaos le plus total, au désespoir et à la guerre. Il ne fallait pas se précipiter. Mais il fallait aussi limiter les dégâts. Tout comme Joukwo tenait à sa famille, je tenais à la mienne, bien qu’au final elles dussent être les mêmes. Iel était prêt à tout pour la défendre, alors je devais l’être aussi.
Je pris ainsi la décision la plus importante de ma vie.
– Joukwo, dis-je dans un souffle.
Ma voix était presque éteinte, je sentais les sons se coincer dans ma gorge serrée.
– Merci. Merci pour tout. Mais je ne vais rien dire aux autres.
– Qu- Quoi… ? bégaya-t-iel en laissant apparaître un œil entre ses doigts.
– Je ne sais pas encore ce que je vais pouvoir faire de tout cela, poursuivis-je en essayant de contrôler mes émotions alors que je sentais le sang battre à mes tempes. Je ne peux tout révéler sans envisager les conséquences que cela pourrait avoir. Il ne faut pas que je sois impulsif. Je… pense que tu avais raison : la vérité mérite parfois d’être ignorée. Du moins, tant que les conditions pour sa révélation ne sont pas réunies.
Alors que je m’étais relevé et m’éloignais à pas lents et langoureux, Joukwo cria derrière moi :
– Attends !
Iel se jeta sur moi et enserra ma taille pour me retenir. Ses cheveux vinrent masquer mes yeux tel un rideau de soie occultant.
– Ne fais pas ça !
– Pas ça, quoi ?
– Le mensonge est tel un serpent qui s’enroule lentement autour de ton cou. Il fait de plus en plus mal et une fois enroulé il est difficile de s’en débarrasser. Marque mes mots : si je suis ce que je suis aujourd’hui, Thoujou, c’est parce que j’ai cédé à la facilité. Ne commets pas la même erreur ! Tu l’as dit toi-même : la vérité n’est pas une fin en soi, c’est un point de départ !
– Mais ce n’est pas un choix facile, cette fois. Ni un choix arbitraire ou fait dans la panique. C’est le bon, selon moi, affirmai-je, imperturbable. Les jeunes ne sont pas prêts, pas encore.
Je tentai de faire un pas, mais Joukwo serrait trop. Iel me plaqua contre lui. Je sentais son souffle au sommet de mon crâne.
– Non ! S’il te plaît ! Il faut apprendre du passé. Discutes-en au moins avec les insurgés, comme Mœ, par exemple. C’est quelqu’un de bien. À défaut de moi, iel arrivera peut-être à te convaincre !
– Pourquoi… ? Pourquoi m’encourager à dévoiler le secret que tu as mis tant d’efforts à préserver ? Je croyais que c’était déjà dur pour toi de tout me dire.
– Je veux que vous soyez libres ! Que nous soyons tous libres ! Libres du mensonge, libres de ces tâches absurdes, de la division constante entre vous et le Conseil… Je suis fatigué, Thoujou. Mettons fin à tout ça, s’il te plaît…
Mettre fin à tout ça…
Oui, c’était ce que j’étais venu faire. J’étais venu tout détruire.
Le Conseil. La hiérarchie. Le secret. Kawoutsè. Tout.
Mais maintenant, je n’en avais plus envie. Cette haine qui grondait en moi, elle n’était plus là à présent. Elle avait été remplacée par quelque chose de plus sombre, de plus enfoui, de plus difficile à exprimer.
Je me ramollis dans les bras de Joukwo qui m’empêcha de tomber au sol.
– Thoujou… dit-iel doucement en continuant à me serrer contre lui. Je suis désolé de mettre ce poids sur tes épaules. Je ne suis pas bien placé pour exiger quoi que ce soit de toi. Et personne n’a le droit de décider à ta place. Mais sache que pour moi tu es une personne capable et que tu as un don d’empathie formidable… Tu comprends les jeunes et tu t’es investi dans la discussion avec elleux. À côté de toi, nous autres les aînés, faisons pâle figure, et moi je ne suis qu’un haut gradé méprisant… Quand j’ai retrouvé mon poste d’enseignant, j’ai essayé de prendre exemple sur toi. J’ai pris soin des nouveaux comme tu avais pris soin de moi, avec la même attention et la même bienveillance désintéressée. J’ai veillé sur leur avenir. Pour qu’iels soient heureux… Parce que c’est ce que je souhaite de tout mon cœur ! Alors, prends tout le temps qu’il te faudra, mais fais ce qui est le mieux pour elleux. S’il te plaît. Je sais que tu en es capable.
« Le mieux pour les jeunes… »
– Tu serais prêt à tout sacrifier pour elleux ? demandai-je d’une voix tremblante.
– Sans hésiter ! Qu’iels exigent ce qu’iels veulent de moi, je le leur donnerai. Je leur donnerais tout.
Je me retournai et le serrai fort dans mes bras. De chaudes larmes s’échappaient de mes yeux. Sans lui, sans sa présence, rien de tout cela n’eût été possible. Oui, si Joukwo ne m’avait pas fait douter, s’iel m’avait espionné – comme je l’avais un jour cru –, s’iel m’avait dénoncé au Conseil, ou s’iel avait révélé l’existence des insurgés, tout eût été perdu… Mais iel ne l’avait pas fait. Depuis notre dernière rencontre déjà, iel était de notre côté. Iel l’avait toujours été ! Iel était toujours resté mon ami, à sa manière.
– Tu as un esprit si clément, Joukwo… soufflai-je en prenant son visage entre mes mains.
J’admirai sa beauté quelques instants, comme pour m’en imprégner. Dans ses yeux, les reflets des nourrissèves ressemblaient à des milliers de petites étoiles.
– Tu n’es pas un haut gradé méprisant, ça non. Toi aussi tu as le droit au bonheur. Si c’est possible… j’aimerais faire en sorte que nous soyons tous heureux, même les conseillers. Vous aussi vous avez souffert, vous méritez un peu de paix.
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