Souvenir dix-neuvième ~ Débats
Le groupe se mit en mouvement. Les conseillers supérieurs et inférieurs commencèrent à redescendre l’escalier, suivis de Mœ, Tamiaki et de leurs groupes respectifs. Joukwo secoua doucement ma main pour attirer mon attention. Iel me lança un regard navrant.
– On y va ? suggéra-t-iel.
J’acquiesçai silencieusement. Nous nous mêlâmes nonchalamment à la foule.
En bas, les centaines de sathœs venus mener la révolution étaient plus pâles les uns que les autres. Leur motivation, leur hardeur, semblaient s’être envolées. Si même elleux n’avaient plus d’intérêt dans ce combat, alors que pouvais-je dire de moi ?
D’abord, je n’étais pas fier de mes échecs, ni de mes choix. Si j’avais emprunté cette voie c’était avant tout par défiance, par pur esprit de contradiction. C’était à cause de Kawoutsè, et non en vertu d’un soudain élan de générosité. J’étais devenu tête de la révolution par hasard lors du soulèvement de la Cité Mouvante, mais ce rôle pesait lourd sur mes frêles épaules.
Ensuite, je n’étais pas satisfait de la tournure que les événements étaient en train de prendre. Rien ne s’était passé comme prévu et personne ne semblait comblé.
Avant que je n’aie pu mettre de l’ordre dans ce chaos qui rongeait mon esprit, nous étions de nouveau dans la salle du Conseil, face au long bureau sculpté et aux expressions inégales des conseillers. À ce moment précis, je n’étais pas prêt à assumer ma position ni à porter une quelconque responsabilité. Si l’on devait m’accabler de reproches ou me louer de quoi que ce soit, je me serais enfui dans la minute. Je me murai donc dans le silence et tentai de faire profil bas.
Joukwo rejoint sa place à contrecœur mais ne posa son regard protecteur que sur moi. Cependant, il y avait autre chose dans ses yeux. Iel semblait compter sur moi… pour pousser les conseillers à révéler la vérité aux yeux de tous. Mais en étais-je capable ? Je craignais que non.
Mœ s’avança et prit la parole en premier :
– Nous sommes ici aujourd’hui pour décider ensemble de l’avenir du Conseil. Qu’il soit détruit, remanié ou remplacé, la décision sera prise d’ici à la fin de cette réunion. Nous, insurgés, accusons le Conseil de haute trahison. Vous avez manipulé, enlevé, torturé physiquement et mentalement nombre de vos cadets. Admettez-vous ces chefs d’accusation ?
– Certainement pas, protesta aigrement Kawoutsè. Vous vous êtes faits de jolies petites histoires dans vos têtes, on dirait.
– Toutes ces accusations ne sont pas correctes, renchérit calmement Kajiki en se levant. Mais tout n’est pas fantaisiste non plus.
Tout à droite des sièges, le maigre conseiller aux longs cheveux violet pâle se leva à son tour. Sa voix était aiguë et harmonieuse, mais aussi traversée d’éclats de tristesse :
– Moi, Jouwè, premier apparu, propose d’admettre les fautes du Conseil. Rien ne sert plus de mentir. Nous avons bel et bien imposé notre suprématie par la persuasion, parfois même par la brutalité. En l’absence de Thœ et Kwo, les Dieux créateurs, nous n’avons plus aucune légitimité à régner. Nous devrions abdiquer.
– Je suis contre, protesta un sathœ à l’autre bout de la salle.
Iel se leva brusquement, faisant racler bruyamment sa chaise sur le sol. C’était cellui qui avait osé frapper Kawoutsè un peu plus tôt. Iel avait la peau foncée et des stigmates géométriques d’un violet saturé. Les côtés de son crâne étaient rasés et le reste de ses cheveux était regroupé en une longue tresse rouge. Iel avait apporté quelques ajustements à son uniforme dont il avait déchiré les manches pour laisser apparaître un haut noir – au lieu de blanc – au-dessous. Bien qu’iel semble tenir à son rôle de conseiller, l’état de sa pèlerine était négligé.
Iel se pencha pour s’adresser à Jouwè :
– Le Conseil n’a pas à abdiquer. Kawoutsè a perdu, et alors ? La honte est sur ellui. Nous ne devons rien aux jeunes. Promesse ou pas, Thœ m’en soit témoin, jamais un gamin ne prendra ma place !
Les sathœs tressaillirent à l’énonciation de ce nom et Kawoutsè grogna dans son siège en lui lançant un regard furieux.
– Si tu veux vraiment qu’iels aient la vérité, pourquoi ne pas commencer par leur expliquer que notre fameuse légitimité à régner n’a rien à voir avec une volonté divine ? s’exclama soudainement le conseiller aux cheveux bleu foncé d’une voix chantante.
Des chuchotis s’élevèrent dans l’assemblée.
– Oups, j’ai dit ça à voix haute ? s’étonna-t-iel avec un air faussement innocent.
Le sathœ à sa droite s’esclaffa d’un rire bruyant, comme s’il s’agissait de la plus drôle des farces. Les autres, en revanche, n’avaient pas l’air ravis de cette déclaration.
– Bon, tant que j’y suis, voici la suite : Thœ et Kwo ne nous ont jamais désignés pour quoi que ce soit. Le Conseil, l’habitabilisation, l’ordre social : tout ça c’est nous, les Dix, qui en avons décidé. Même les vingt autres conseillers ne savent pas tout. Mais bon, iels s’en fichent, tout ce qu’iels veulent ce sont des privilèges ! Alors on leur en a donné et iels se sont tus !
– C’est un scandale ! sermonna un des conseillers bleus.
Les conseillers mineurs commencèrent à se disputer entre elleux et avec celleux des Dix qui avaient parlé.
Dès lors que les conseillers furent enclins à tout avouer d’elleux-mêmes, je ne pouvais qu’attendre que les choses se passent. Comme le secret avait été révélé, il était trop tard pour faire marche arrière. Je n’avais déjà plus aucun rôle à jouer. Mon esprit fit le vide et j’attendis en silence.
– Allons, allons, calmez-vous, intima Kajiki. Le passé ne peut être réécrit. Naturellement, nous regrettons le déroulement des évènements. Mais essayez de comprendre : nous avons fait les choix qui nous semblaient appropriés sur le moment. De plus, vous pouvez nous blâmer, mais vous n’êtes pas non plus irresponsables…
le conseiller bleu qui s’était énervé en premier le regarda avec effronterie.
– Ah ?! Alors c’est de notre faute, maintenant ?
– Je ne dis pas que c’est uniquement de votre faute, non, rectifia calmement Kajiki. Mon but n’est pas de détourner l’attention de nos propres torts. Mais après la constitution du Conseil actuel, nous avons clairement délégué la partie propositionnelle à votre petit groupe de vingt. Vous souviendriez-vous, par hasard, de qui était responsable du dossier de ce cher Mœ, ici présent ?
Le visage de Mœ se crispa. Iel regarda dans le vide pendant un instant puis tourna lentement la tête vers le conseiller bleu qui, face à ce regard accusateur, descendit prudemment de la table sur laquelle iel avait osé poser le pied.
– Je-… Je-… bafouilla-t-iel, en manque de justifications.
Mœ sembla lutter pour garder son calme et sa dignité habituels.
– Je vais vous dire une chose, assena-t-iel. Contrairement à beaucoup, j’étais très heureux de mon travail à la Tour-Bibliothèque.
Iel s’approcha d’un air mauvais vers ellui et posa ses mains sur la table. Iel dominait le conseiller rabougri dans sa chaise.
– Ma seule faute fut de ne pas vous faire aveuglément confiance, et je pense que j’ai été excessivement puni pour cela. J’ai dû m’exiler et passer mon existence dans une planque sous la terre. Aussi confortable soit-elle, ce n’était pas là où nous souhaitions vivre. Vous n’imaginez même pas comment cela a été difficile et stressant pour nous. Les cycles se sont écoulés, mais jamais je n’ai pu retrouver la tranquillité d’esprit que j’avais autrefois.
– Je-… Je suis désolé. Je ne réalisais pas…
– Bien sûr que non, vous ne réalisez pas, rétorqua sèchement Mœ. On ne réalise la chance que l’on a que lorsqu’on a de l’humilité ou qu’on la perd. Mais vous, dans votre temple de marbre et de velours, vous vous pensez à l’abri de la perte et du désespoir. C’est pourquoi vous êtes si rétif maintenant que c’est inévitable. Ne croyez pas que cela va nous arrêter pour autant !
– C’est ça que vous voulez ? Nous faire goûter au désespoir ? demanda Kawoutsè morosement avachi dans son fauteuil.
– Personnellement j’adorerais ! s’exclama Tamiaki, enivré par l’idée. Mais ce n’est pas notre objectif prioritaire. Nous désirons un système plus juste et une tâche plus utile pour chacun d’entre nous. Puisque Thœ et Kwo ne nous ont rien légué, vous ne verrez sans doute pas d’inconvénient à ce que nous choisissions tous ensemble ?!
– En effet, il n’y a rien de plus légitime, assura Joukwo dans sa chaise.
– Tout d’abord, nous devrions déterminer l’avenir du Conseil, n’est-ce pas ? enchaîna Jouwè.
– Oui ! confirma Tamiaki. Nous ne sommes pas d’accord entre nous sur ce point. Voici l’avis de mon groupe : nous souhaitons que des jeunes intègrent le Conseil. Ainsi, les propositions proviendront de toutes les personnes concernées et les décisions finales seront prises par une assemblée moins partiale. Pour nous assurer de pouvoir défendre nos points de vue, vingt nouveaux sathœs devront rejoindre le Conseil, pas un de moins.
– Ça me paraît réaliste, valida le conseiller.
– Quant à nous, nous avons une opinion bien plus radicale sur la question, poursuivit Mœ qui était retourné au centre de la pièce. Nous voulons la dissolution du Conseil. Comme je l’ai déjà dit et au clair des informations que vous nous avez confiées aujourd’hui, nous estimons que votre trahison envers vos engagements, vos pseudo-valeurs et envers nous tous est assez avérée. Dans ces conditions, nous ne pouvons tolérer que vous poursuiviez l’exercice de vos fonctions.
– Et que proposez-vous à la place ? assena Tamiaki en dodelinant de la tête.
– Des référendums. C’est comme ça que nous fonctionnons dans notre micro société : nous faisons des réunions où chacun a la parole. Le maître de conférence – qui n’est jamais le même – gère sa répartition de manière équitable et nous soumettons les propositions au vote. Certaines décisions requièrent l’approbation de la totalité et d’autres, seulement de la majorité. C’est le système le plus juste qui soit.
– Et crois-tu que votre petit système idyllique soit applicable dans notre cas ? s’enquit le conseiller à la tresse rouge.
– Mhh, on ne peut pas savoir sans avoir essayé ! affirma Tamiaki en se triturant le menton. Vous partez du principe que nous ne sommes pas capables d’être objectifs, et cetera. Mais si vous essayiez de nous faire confiance, pour une fois ? Nous sommes des sathœs nous aussi, nous ne sommes pas plus bêtes qu’un autre.
– Je ne fais confiance qu’à mes yeux. Jusqu’à maintenant vos groupes n’ont pas fait preuve d’une grande organisation ni d’une grande cohésion, exprima Kawoutsè sur un ton las.
Mœ et Tamiaki se regardèrent d’un air entendu. Mais Kawoutsè leva la main pour leur indiquer qu’iel n’avait pas fini.
– Cependant, poursuivit-iel toujours avec une lassitude profonde, il faut un début à tout. Alors, je suis personnellement prêt à vous laisser une chance. À la condition que ce système soit testé à grandeur nature avant d’être implémenté.
– Woah, vous qui approuvez une proposition extérieure au Conseil ? Vous m’étonnez de plus en plus, se moqua Mœ.
– Ça ne règle pas cette histoire de démantèlement du Conseil, ajouta-t-iel sans relever.
– Je ne suis pas favorable, réitéra cellui aux cheveux rouges à l’extrême gauche de la table. D’ailleurs, j’imagine que tous les conseillers sont contre, pour une raison ou pour une autre. Mais moi j’ai un vrai bon contre-argument.
– Pff, ne monte pas sur tes grands chevaux, Kwowè, râla Kawoutsè. Ton idée sera sûrement basique, tu peux la leur épargner.
– Mais ferme-la ! De quel droit tu me coupes la parole ?! Après ta lamentable défaite, tu ne devrais pas l’ouvrir autant ! s’énerva-t-iel en tapant du poing sur la table.
– Ma défaite est celle de tout le Conseil. C’est ce qui avait été convenu, tu te souviens ?!
– Ouais, ben c’était convenu à un temps où tu étais imbattable ! Mais visiblement tu as dû te ramollir pour être battu par un exécutant. Je n’aurais pas dû parier mon avenir sur un fichu combat ! s’exclama Kwowè en pointant un index accusateur vers Kawoutsè.
– On est bien tous d’accord là-dessus… approuva Kajiki. Mais il est trop tard. Écoutons plutôt ton argument.
Kawoutsè lança un regard déchirant à son voisin.
– Pas toi aussi… !
Devant son absence de réponse, iel s’appuya dans son fauteuil et commença à bouder en rongeant l’ongle de son pouce. Kwowè n’y porta pas attention et donna sa fameuse opinion :
– On a bien compris que vous ne pouviez pas nous pardonner et tout ça. OK, il faut un nouveau système décisionnel, bla bla bla. Mais pensez-vous y gagner à vous débarrasser de nous ? Je ne crois pas. Nous sommes peut-être une élite froide et intéressée, mais nous avons de l’expérience, et ça vous ne pourrez jamais nous l’enlever. Ça, et notre force supérieure, bien évidemment. Sauf celle de Kawoutsè, eheh.
– Je vais te- ! commença Kawoutsè, très vite interrompu par Kajiki.
– Permettez-moi de surenchérir sur cet argument plein de bon sens, dit ce-dernier en se levant pompeusement. Vous faites tous comme s’il n’y avait que deux possibilités : détruire le Conseil ou l’intégrer. Et vous penchez sérieusement pour la première option. Mais c’est un faux dilemme. En réalité, la meilleure solution selon moi serait de combiner les deux. C’est-à-dire qu’au lieu de prendre des propositions provenant d’une élite dont les intérêts divergent de ceux des exécutants, on soumettrait au vote de vrais enjeux de société émanant de la voix populaire. Et, de la même manière, au lieu de votes où il serait difficile d’obtenir une unanimité ou même une majorité significative, l’assemblée représentative – susnommée temporairement « nouveau Conseil » – prendrait les décisions finales. Notre expérience nous permet d’appréhender de manière réaliste l’aspect logistique et la faisabilité des projets et amendements, et ainsi de les faire appliquer le plus rapidement et conformément possible. De plus, comme l’a dit Tamiaki tout à l’heure, avoir des jeunes au Conseil garantirait l’impartialité des décisions. Voilà mon point de vue.
Kawoutsè le toisait avec un mélange de stupeur et de déception. Certainement fut-iel blessé par le soudain retournement de veste de Kajiki et son approbation d’un autre conseiller, bien que cette proposition aille en faveur de la conservation de son statut.
– Ah, je vois, conclut Tamiaki. En effet, ça me paraît plein de bon sens ! Qu’en pensez-vous, Mœ ?
–… Je ne suis pas tout à fait d’accord. Dans votre version, les conseillers s’en sortent sans aucune sorte de punition. Je trouve cela injuste pour celleux qui ont souffert de vos agissements.
– Eh bien, j’imagine qu’iels feront amende honorable dans le futur ! proposa-t-iel. Je pense que cet échange a été plutôt fructueux, que des concessions ont bel et bien été faites et qu’on en sort gagnants ! Non ?
– Mpf… grogna Mœ en croisant les bras. Comme si faire « amende honorable » pouvait magiquement supprimer toutes nos années de réclusion.
Iel jugea particulièrement du regard cellui qui était la cause de son départ de Ñitœi. ce dernier se recroquevilla dans son siège.
– Désolé ! s’exclama Tamiaki en joignant les mains. Je sais que ça a été dur pour vous ! Mais votre souffrance et votre colère seront-elles apaisées par une vengeance ? Je ne crois pas que ce soit votre genre, hein ?! Vous êtes venus en pacifistes, alors tenons-nous-en aux solutions pacifiques. Nous n’allons pas nous abaisser à leur niveau en leur faisant subir une punition barbare, hein ?! On va leur laisser une chance de se racheter en travaillant dur pour nous tous et ainsi rétablir peu à peu le lien de confiance qui a été entamé.
– Venant de quelqu’un qui a violemment tabassé un conseiller immobilisé, je trouve cela gonflé, fit-iel remarquer.
– Ahahaha ! Oublions cela, voulez-vous ? éluda Tamiaki. Travaillons plutôt main dans la main, n’est-ce pas ?
– J’imagine… Faisons cela, abdiqua Mœ dans un soupir.
Joukwo se leva cérémonieusement et nous fit une profonde révérence.
– Les conseillers s’excusent et s’engagent à améliorer leur conduite pour construire un monde plus heureux et en paix, scanda-t-iel.
Sans délais, les conseillers mineurs l’imitèrent. Puis, en cascade, les capes violettes répétèrent ce serment et s’inclinèrent. Kawoutsè et Kwowè s’exécutèrent en derniers, non sans se lancer un regard en biais méprisant.
« Un monde heureux, hein… »
– À présent que les grandes lignes ont été décidées, je propose que nous ajournions cette séance et reprenions les débats plus tard, suggéra Mœ. Nous avons tous été très traumatisés par les évènements récents… Alors, laissons-nous le temps de récupérer. Donnons-nous un cycle solaire. Un cycle de passivité avant de décider des nouveaux membres du Conseil et de notre nouvelle tâche commune. Un cycle pour faire notre deuil, pour réapprendre à vivre ensemble, pour nous rencontrer et remettre les choses à plat. Vous, conseillers, avez perdu la confiance de vos cadets. Essayez donc de vous mêler à nous pour mesurer l’ampleur des dégâts et ouvrez le dialogue. C’est tout ce que je demanderai.
– Approuvé, acquiesça spontanément Tamiaki avec un grand sourire.
Et tous adhérèrent. La séance fut levée et le cycle de césure débuta.
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