Souvenir # ?% ~ ???
La salle du Conseil se vida d’une traite. Ce fut la sortie la plus rapide et sans hésitation à laquelle je n’avais jamais assisté. Les autres conseillers laissèrent leur pèlerine sur leur chaise et s’avancèrent vers la porte ouvragée… Mais pas moi.
J’effleurai de ma main la table de bois noble sculptée. J’en connaissais chaque crevasse, chaque nervure et chaque défaut. Cette table avait accompagné les séances du Conseil pendant tant de cycles que j’y étais presque attaché sentimentalement. Heh, c’était stupide, je le savais. Mais à présent que nous – que les jeunes – étions sur le point de la réduire en poussière, je réalisai à quel point ce genre de détails étaient importants pour moi, et je renversai ma chaise de rage, poussant un cri de frustration.
Elle alla se fracasser au sol et quelques éclats de bois vinrent se nicher dans les fibres de la moquette carmin.
J’avais toujours trouvé cette couleur majestueuse. Bien plus que le violet dont nous étions tous affublés. J’arrachai la pèlerine de mes épaules et la jetai fébrilement par terre.
– C’est terminé, maugréai-je en serrant les poings. Je n’ai pas été capable de changer le destin du Conseil. Tout est fini…
La cruelle vérité me frappa en plein visage. Plus de Conseil… Plus de responsabilités… Plus de respect… Plus de place… J’en aurais presque pleuré.
Mais non, pas encore. Je ne méritais pas encore de me laisser aller. De nous tous, j’étais bien cellui qui avait le moins le droit de le faire. Je ne devais pas baisser les bras ! Je n’en avais pas encore fini !
Frénétiquement, je quittai la salle du Conseil et me dirigeai vers la sortie Sud. J’allais faire quelque chose de fou – d’horrible s’il le fallait – pour changer cette situation. Pour la renverser. Oh non, je n’allais pas abandonner de si tôt !
Mais je fus vite interrompu par une ombre qui passa devant moi et me barra la route.
– Où crois-tu aller ? m’interpella Thœsèti, mon voisin de tablée.
Sa haute silhouette se détachait à peine dans la noirceur du couloir. Debout dans l’ombre entre deux torches bleues, iel me toisait effrontément.
– Je vais mettre fin à cette mascarade, assénai-je d’un ton déterminé. Écarte-toi.
– Mascarade ? répéta-t-iel avec un sourire vil. Mais, Kawoutsè, tu as toi-même provoqué cette situation. Et tu oserais me dire que tu la trouves ridicule ? Laisse-moi rire.
Je ne me laissai pas atteindre par sa soudaine condescendance et poursuivis :
– Je me fiche de ce que tu penses. Les jeunes n’ont pas le droit de nous prendre notre place, je m’en vais la récupérer.
Iel rit d’un rire gras et cynique. Mon agacement atteint un stade supérieur.
– Tu as tort. Les jeunes ont ce droit, puisque cela a été voté au sein même du Conseil. N’est-ce pas ce que tu as toujours désiré, dans le fond ? Que nous soyons contraints de voter notre propre exclusion ?
À mon grand désarroi, je mis du temps à formuler un contre-argument valable. Suffisamment de temps pour qu’iel perçoive mon doute.
– Tu vois ? Ça t’arrange de ne plus avoir ta place, comme ça tu n’auras plus à affronter la réalité de tes échecs. Si tu n’es plus conseiller, tu n’es plus responsable.
– Ce ne sont que des inepties ! protestai-je, désemparé.
Mon bras rencontra la pierre du mur. Sans m’en rendre compte, j’avais reculé ! Thœsèti l’avait senti, iel n’avait pas manqué de le remarquer : iel était parvenu à m’ébranler. Et iel ne comptait pas en rester là. Sa langue était bien plus acérée et cruelle que celle de Kwowè ou Kajiki…
– Tu es faible, Kawoutsè. Tu cèdes trop facilement à tes pulsions et tu ne sais pas suivre de simples règles. Par ton comportement, tu nous as déshonorés.
– Tout ce que j’ai fait jusque-là, c’était pour le Conseil !
– Ce n’était pas suffisant. Si tu avais un peu plus pensé à nous et un peu moins à ta petite personne, nous n’en serions pas là. Tu as été trop égoïste.
Ses mots, aussi insensibles furent-ils, n’étaient pas totalement dénués de sens. Ils m’étaient d’ailleurs familiers. Je les reconnus… car je les avais moi-même si souvent contemplés dans mon propre esprit. Je ne pus rien répliquer.
– Tu n’as plus le droit d’être parmi nous. Tu dois partir, conclut-iel sèchement.
Mes lèvres tremblèrent un instant, ainsi que mes paupières.
– Pars ! asséna-t-iel plus fort.
Et c’est ce que je fis. Je rebroussai chemin et partis me réfugier dans mes quartiers au fond du Temple. Je claquai violemment la porte derrière moi et plaquai mon dos contre elle. Ici… Ici je serais en paix, en sécurité.
Crus-je… Mais loin de me consoler, les tapisseries, les étoffes et cette hideuse gravure de mes neuf adelphes couvrant les murs semblèrent se refermer sur moi comme un étau. Je me laissai mollement tomber sur le sol, les lumières commencèrent à tourner et les couleurs à se mélanger. J’entendis le ricanement de Thœsèti dans ma tête et ses mots en boucle.
– Non… Je ne suis pas faible, je ne suis pas égoïste, je ne suis pas-
« Tu es faible ! »
– La ferme !
Mais sa voix ne voulut pas se taire. J’attrapai alors tout ce qui était à ma portée et les fis voltiger, fracassant les meubles, brisant les vases, déchirant les tapisseries ! D’autres voix s’ajoutèrent à la sienne et bientôt, dans un brouhaha insupportable, je ne m’entendis même plus penser.
– La ! Ferme ! hurlai-je encore une fois.
Une chaise dans les mains, je me jetai sur notre portrait de famille et le réduisit en morceaux. Puis, méticuleusement, j’entrepris de brûler chacun des objets présents dans cette pièce.
Des flammes bleues vinrent lécher murs et plafond, créant une fournaise monstrueuse et destructrice, de sorte que, à la fin, quand je m’écroulai finalement de fatigue et de désespoir, il ne resta rien.
Des larmes coulèrent sur mon visage et s’évaporèrent avec la chaleur. Le bruit du crépitement remplaça l’écho de mes démons intérieurs. Car ce n’était pas leurs voix qui me tourmentaient ainsi, mais bien la mienne, placée dans leurs bouches. Je le savais.
Je regardai les restes calcinés de ma pièce personnelle. Tout partait en fumée. L’odeur était insupportable, mes yeux me piquèrent terriblement, mais c’était bien plus doux que ce qui se jouait en moi.
Tant de cycles passés à servir réduits à néant. Tant de temps sacrifié pour le bien commun, tant de tentatives de plaire, d’être respecté, de faire ce qui me semblait être le mieux… pour Ce remerciement ?
Trahison, disgrâce… celleux que je croyais être ma famille… étaient-iels mes ennemis, elleux aussi ? Avaient-iels donc si peu de considération pour ma personne ? Étais-je vraiment l’égoïste du lot ?
Tout ce que j’avais fait, je l’avais fait pour elleux… Même si j’avais fait de mon mieux et que ça n’avait pas suffi, n’était-ce pas leur rôle que de me soutenir ? Devais-je, finalement, me relever seul et marcher le long de mon propre chemin… ?
Et Joukwo qui avait pris le parti de nos ennemies… Iel avait secrètement rejoint leurs forces pour nous renverser. Mais à quoi pensait-iel ? Pourquoi nous faire cela ? Me faire cela ? Pourquoi… avoir choisi ce jeune à ma place…
Je ne pouvais compter sur sa présence à mes côtés, à présent. Iel nous avait tous trahis. Mais même en sachant cela je… Je…
Je levai un peu la tête et mon regard croisa un bris de miroir qui avait survécu au feu. Iel reflétait l’éclat humide d’un œil sombre noyé au milieu d’un océan de violet. Je le détruisis d’un coup de poing et ignorai la douleur qui vint irradier ma main.
Je me dégoûtais.
Qui pourrait aimer une personne telle que moi ? Qui ?!
J’étais exécrable.
Je n’en pouvais plus…
Je pris ma tête entre mes mains et pleurai en silence dans la ruine que j’avais créée.
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