Souvenir vingtième ~ Devant le Temple
Nous sortîmes tous ensemble du Temple, conseillers et jeunes mêlés. Nos aînés avaient symboliquement laissé leurs capes dans la salle du Conseil. Ça me faisait bizarre de les voir sans. C’était presque comme s’iels étaient nus.
Le comité d’accueil était silencieux. Les visages nous scrutaient avec attention, attendant notre verdict. Bien que je n’aie pas une fois ouvert la bouche lors des débats, c’était sur moi que les regards se portaient le plus. Je ne pourrais donc pas échapper à mes responsabilités, finalement. J’étais et restais le visage de la révolution dans l’imaginaire collectif. Quelle sombre farce. Joukwo m’encouragea à m’avancer avec un sourire réconfortant. Mœ et Tamiaki m’encadrèrent, ce qui me rassura un peu. En cas de panique, je comptais sur leur aide.
Je m’éclaircis la voix. Je n’avais pas le temps de réfléchir, il fallait improviser. Je serrai mes mains tremblantes l’une contre l’autre.
– Chers adelphes. Les conseillers et nous, résistants et insurgés, sommes parvenus à un terrain d’entente. Finalement… le Conseil ne sera pas dissout mais métamorphosé.
À peine avais-je commencé mon discours que les jeunes commencèrent à protester. Mais je devais poursuivre, plus fort.
– Nous allons utiliser un cycle solaire de césure pour nous remettre de nos émotions, à l’échéance duquel vingt d’entre nous entreront dans le nouveau Conseil. Mais ne pensez pas que tout restera comme avant, le Conseil ne sera plus indépendant ni tout puissant. Car nous allons aussi mettre en place un système de référendum qui permettra à chacun de faire des propositions. Autrement dit, les conseillers n’auront plus le choix de nous écouter ou non puisque nous serons dans leurs rangs et les idées proviendront de nous.
La foule fut particulièrement révoltée contre cette annonce. Elle était beaucoup moins réceptive à ce choix que celle qui avait été dans la salle avec nous. J’étais un peu étonné, mais je me doutais de la raison de cette colère. Colère à laquelle je ne pouvais rien faire pour l’instant et qui trouvait un écho enfoui profondément dans mon cœur.
– Comme vous le savez… les conseillers ici présents ont fauté. Iels ne nous ont pas traités comme des membres de leur famille mais plutôt comme des sous-fifres. Iels ont admis avoir usé de corruption, d’intimidation et de sentences corporelles dans certains cas extrêmes, et…
Je me mordis la lèvre avant de poursuivre :
– Iels nous ont même révélé que nos parents ne leur avaient jamais confié de rôle dans ce monde, que tout cela n’était que pure invention…
– Trahison ! hurla quelqu’un dans la foule.
– Allons, chers amis. Écoutez-le jusqu’au bout et jugez ensuite ! conseilla Mœ.
L’agitation violente qui commença à se propager ne me rassura pas. Il était normal d’être perdu dans une telle situation. Je devais trouver les mots pour les calmer… Mais comment faire, quand moi-même je doutais de la viabilité de nos décisions ?
Alors que dans mon esprit bouillonnaient les mille paroles que j’aurais pu prononcer, les mots se bousculèrent dans ma gorge :
– Je- Je suis comme vous, leur dis-je, la voix cassée. Je ne peux pas leur pardonner si facilement. Même après des excuses, il est normal de persévérer dans la rancune. Je comprends que vous soyez encore tous sceptiques. Mais je voudrais que vous me fassiez confiance sur ce point : la rancune n’apporte rien de bon, elle ronge votre cœur et mène à la haine. Nos parents ne reviendront pas, nous ne sommes plus qu’entre nous et nous devons faire avec et avancer ensemble. C’est vrai, nos vies n’ont aucun sens prédéfini. C’est vrai, nos propres aînés nous ont menti. Cependant, il ne tient qu’à nous de réparer les choses. Ce cycle durant, profitons du temps qui nous est offert pour nous reposer, calmer nos esprits, nous écouter, enfin. C’est ce qui nous manque le plus dans ce monde : l’écoute ! Je sais que c’est déchirant de ne plus avoir l’amour de Thœ et Kwo, que ça fait mal. Mais nous devons aimer les présents avant les disparus. Aimons-nous ! Nous sommes une même et grande famille ! J’ai espoir que nous pourrons construire un monde heureux si nous y mettons tous du nôtre.
J’avais tout déclamer d’une traite, sans prendre le temps de respirer. J’avais, je crois, ouvert mon cœur et prononcé ce discours avec une telle passion que tout le monde en face s’était tu. Après un moment, perçant le silence pesant, de discrets claquements de doigts furent émis depuis l’arrière de la foule. Les têtes se tournèrent vers les individus. Puis, de l’autre côté, en écho, d’autres sonnèrent. Peu à peu, par groupes soudés, tous se mirent à les imiter.
Un jeune au premier rang s’avança vers moi en souriant. Je lui souris en retour tandis qu’iel passait ses bras autour de mes épaules pour m’enlacer. Ce geste venant d’un inconnu me réchauffa le cœur. C’était comme la consécration de tout ce que j’avais accompli jusque-là. J’avais, comme Joukwo me l’avais conseillé, dit la vérité et rassuré mes semblables. Je pensais avoir fait ce qui était le mieux pour les jeunes.
Les gens se dispersèrent et la plaine devant le Temple se vida peu à peu. À droite, à gauche, on discutait d’où on avait envie d’aller, de ce que l’on voulait faire. Moi, je voulais juste me reposer. Mais j’avais des choses importantes à faire, comme le tour de la Terre des Dieux pour répandre la nouvelle et libérer les référents que nous avions immobilisés en route. Cependant… j’espérais pouvoir m’épargner cette peine et laisser le bouche-à-oreille accomplir son œuvre.
Mœ posa une main sur mon épaule et soupira.
– Pfiouuu, c’est enfin terminé, lâcha-t-iel avec soulagement. Je n’en pouvais plus à la fin, je ne sais pas comment tu fais pour ne pas te décomposer !
– Tu plaisantes ?! J’ai cru que je serais incapable d’émettre un son. De mon point de vue, c’est toi qui as toujours l’air calme et collecté, lui retournai-je. Alors que dans ma tête c’était la panique !
– Ahah, vraiment ? Eh bien tu donnes bien le change ! On n’y voyait que du feu. C’était un discours très passionné, me félicita-t-iel.
– Merci… J’ai fait de mon mieux.
-Ne t’inquiète pas, tu n’es pas le seul à ne pas aimer ça. Il n’y a pas à avoir honte. Ce n’est pas mon truc non plus, tu sais. Je me serais bien passé de devenir le porte-parole des insurgés !
– Mais ça aurait été une grande perte pour nous tous ! s’immisça Tamiaki. Je vous félicite, en tout cas. Vous avez été formidables, tous les deux.
Iel nous attrapa par les épaules et nous chahuta contre ellui, ce qui mit Mœ très mal à l’aise. À ce moment-là, je ne sus si je lui étais redevable pour son aide ou si je le détestais pour son comportement plus que discutable pendant les négociations.
– Toi aussi, lui dis-je par politesse.
Derrière nous, quelqu’un se racla la gorge. C’était Joukwo. Les autres conseillers étaient introuvables, iels étaient probablement déjà repartis à leurs occupations. Même Kawoutsè et Kajiki était absents.
– Euh… Rebonjour… Je-… Savez-vous ce que vous voulez faire pour cette césure ? Nous questionna-t-iel, embarrassé.
Pour l’introduire plus facilement au groupe, je répondis en premier :
– Je pense que je vais raccompagner Mœ au repère des insurgés. Je leur ai fait la promesse de faire changer les choses et de leur permettre de rejoindre la surface, il faut que je leur annonce la bonne nouvelle.
– Mh, oui… Enfin, je ne sais pas s’iels seront si contents que cela, répliqua Mœ.
– Pourquoi ? s’enquit Joukwo.
– … Nous avons beau être des pacifistes, notre but premier était de vous faire payer vos crimes en éradiquant le Conseil, ce qui n’a pas été fait. Ce dénouement risque de ne pas les satisfaire. En tant que leader temporaire, je ne peux que me sentir responsable. Peut-être ai-je été trop tendre. J’aurais dû… Je ne sais pas… J’aurais dû faire mieux ?
Joukwo baissa les yeux et commença à se tordre les mains.
– Honnêtement, je vous ai trouvé brillant et j’admire votre gentillesse. C’est ce qui fait votre force, je trouve…
Mœ rougit et détourna le regard. Mais iel ne parvint pas à me dissimuler son petit sourire en coin. Je trouvai ça très mignon.
– Encore une fois, je tiens à m’excuser. Je me rends compte que je n’ai pas toujours été à la hauteur, et que j’ai souvent cru bien faire, à tort. J’admets aussi avoir parfois mal fait volontairement… J’ai sous-estimé votre douleur, car je me suis basé sur mon propre ressenti. Et je sais à présent que nous pouvons vivre un même évènement de mille manières… Votre pardon n’est absolument pas obligatoire. Je serais honoré de le recevoir un jour, mais… je sais qu’il est sans doute dur à donner, que je ne le mérite pas, et que me le donner n’effacera en rien ce qui vous est arrivé. Mais, comme Tamiaki l’a dit, nous entendons bien nous racheter en travaillant pour l’avenir. Nous ne répéterons pas nos erreurs, je peux vous le garantir.
– C’est vrai que j’ai dit ça ! Dans le feu de l’action, ça me semblait assez juste. Mais puisque vous en parlez, je devrais rectifier et dire que je trouve que vous, personnellement, monestre Joukwo, aurez bien du mal à vous racheter ! s’exclama Tamiaki en regardant mon ami avec défiance.
L’humeur de Joukwo s’assombrit en une fraction de secondes. Iel croisa les bras et lança, sur le même ton désobligeant :
– Oh ? Et pour quelle raison, je vous prie ?
– Ahahhh ! Mais c’est évident ! Vous formez et choisissez les tâches des jeunes, n’est-ce pas ? C’est donc vous qui nous formatez à la racine pour faire de nous de bons petits soldats. Vous êtes l’origine de tout, finalement. Ce qui fait de vous le pire des traîtres, déclara-t-iel avec impudence.
– Écoutez, j’ai été votre instructeur, non ? Vous savez donc que je donne beaucoup du mien pour vous offrir un enseignement de qualité vous permettant de vous épanouir. Quant aux choses que j’ai le droit de vous apprendre ou non, elles ne dépendent pas que de moi. Que ce fut moi ou un autre au poste, vous auriez appris la même chose. Au moins, vous avez eu la chance de ne pas tomber sur Thœsèti ou Kwowè. Iels auraient été beaucoup moins patients que moi…
– Oh, et je devrais vous remercier pour ça ?! Ô, mille mercis maître d’avoir accompli votre travail de formatage avec tant de ferveur !
Iel se pencha cérémonieusement en balayant l’air avec son bras.
– Pas que ce soit difficile pour une personne telle que vous de nous mentir au visage.
– Une personne telle que moi ? s’étonna Joukwo en fronçant les sourcils.
Tamiaki allait lui répondre quand Mœ l’interrompit.
– Sérieusement, Tamiaki… râla-t-iel en se cachant le visage.
– Quoi ?! Je croyais que vous ne pouviez leur pardonner ?
– Et moi je croyais que vous étiez passé à autre chose ? Toutes vos belles paroles n’étaient-elles en réalité que du vent pour arriver à vos fins ? Qu’est-ce que vous pensez gagner à vous acharner sur ellui ?
– Ne vous inquiétez pas, rassura Joukwo. Je comprends parfaitement sa frustration. Cependant, j’aimerais qu’iel la réinvestisse dans quelque chose de plus utile. Je pense qu’iel s’est suffisamment défoulé sur moi pour tout un cycle.
– Allons, sans rancune, n’est-ce pas ? Ahah. Vous étiez otage, non ? C’est comme cela que ça fonctionne.
– Bon allez, ça suffit. J’en ai assez entendu, assena Mœ.
Iel attrapa Tamiaki par le col et le poussa loin de nous. Iel trébucha dans la neige.
– Rentre chez toi, et va informer tes compatriotes. On n’a plus besoin de toi ici.
Tamiaki leva les mains devant ellui en signe de non-agression.
– Wow, c’est pas mon jour aujourd’hui on dirait !
– Allez, du vent ! insista Mœ.
– OK, OK ! Du calme, j’y vais…
Iel adressa un geste du bras à Joukwo et s’en alla en direction du désert. Nous le suivîmes des yeux quelques minutes.
– Quel cas, sérieusement, soupira Mœ. Excusez-le, hein. On dirait que la victoire lui est montée à la tête.
– Je ne sais pas quoi penser d'ellui, renchéris-je.
Joukwo se recoiffa et s’adressa à Mœ :
– Merci, mais… pourquoi avoir pris ma défense ?
– Ce n’est pas que je voulais spécialement vous défendre, mais iel a dépassé les bornes sur ce coup-là. Je ne peux pas le laisser détruire au berceau l’entente que nous tentons de construire… Et puis, je vous remercie pour ce que vous avez dit tout à l’heure, à propos du pardon. Vos paroles m’ont touché, admit Mœ en détournant le regard.
Un large sourire éclaira mon visage. Mœ avait bien évolué. Finalement, peut-être que cette rancœur qu’iel portait n’était qu’une façade pour se protéger ? Peut-être était-iel vraiment plus tendre qu’intransigeant ?
Tour à tour, je pris la main de mes deux amis et les serrai fort contre ma poitrine. Ma joie fut communicative et iels sourirent timidement en se jetant un regard amical.
– Je suis rassuré de voir que nous sommes capables de nous comprendre et de discuter calmement, dit Joukwo.
– Parfaitement ! Nous avons tout ce qu’il faut pour parvenir à atteindre notre nouvel objectif, affirmai-je. Il nous faudra juste un peu de temps.
– Exactement, jeune Thoujou.
– Et que comptes-tu faire après ? Vas-tu faire le tour des terres pour propager la nouvelle ? me questionna Joukwo.
– Non… Je pense que je vais rester un peu avec les insurgés. J’aimerais me reposer dans leur repaire, je ne l’ai pas encore entièrement visité. Enfin, si c’est bon avec vous ?
– Mais bien sûr ! Tu seras toujours le bienvenu chez nous. En plus, tu l’as bien mérité ce repos, affirma Mœ en me donnant un coup de coude.
– Ça, c’est sûr, confirma Joukwo avec un sourire. Je ne te remercierai jamais assez de ce que tu as fait pour nous. Grâce à toi, je n’ai plus besoin de faire semblant et c’est un énorme soulagement.
– Non, ne me remercie pas. Sans Mœ, sans les autres et sans toi, rien de cela n’aurait été possible. Nous méritons tous du repos !
– On dirait qu’il y a pas mal de détails qui m’échappent encore ! Il va falloir que tu me racontes tout sur le trajet ! s’exclama Mœ avec un sourire narquois.
– Ahah, OK ! Je n’ai rien à cacher !
– Sauf peut-être la fois où je suis tombé dans la rivière en me battant avec un poisson, rétorqua Joukwo avec un sourire complice. Cette histoire-là, peux-tu ne pas la répéter, s’il te plaît ? Ah, oups !
Mœ apprécia tellement l’anecdote qu’iel nous révéla son véritable rire pour la première fois. C’était un savant mélange de sifflements et de grouinements de cochon. Honteux, iel plaqua ses deux mains sur sa bouche en rougissant jusqu’aux oreilles. Mais Joukwo et moi ne pûmes retenir des ricanements moqueurs, ce qui le fit rire de plus belle et ainsi de suite jusqu’à ce que nous en ayons les larmes aux yeux.
Alors que je me détournais d’elleux pour m’essuyer le visage, une silhouette piqua mon attention derrière Joukwo. Un sathœ était précipitamment sorti du Temple. Il s’éloigna à grands pas, ses longs cheveux noirs flottant derrière ellui. Étant donné la distance et son apparence modeste, je n’étais pas sûr, mais il me semblait que c’était…
– Euh, ce ne serait pas Kawoutsè qui s’en va, là ? notifiai-je Joukwo en pointant du doigt l’individu suspect.
Joukwo tourna la tête avec précipitation. Immédiatement, iel se mit à sa poursuite. Je devais avoir eu raison.
– Eh ! s’exclama-t-iel. Attends, où tu vas ?!
Alors qu’iel attrapait sa manche pour le retenir, supposément Kawoutsè le fit violemment lâcher prise et Joukwo tomba en arrière. Iel sembla regretter son geste, figéx sur place.
Joukwo resta étourdi quelques secondes, puis son visage se contracta de colère. Iel se releva, arma son poing et lui rendit son coup au double de sa puissance. Son adelphe en fit un pas en arrière, iel parut profondément choqué d’une telle réaction et se tint la joue.
– Tu crois que tu peux me frapper quand tu en as envie, juste comme ça ?! Et que je vais me laisser faire ? Et puis quoi, encore ?! hurla Joukwo.
– Je-… Je suis désolé, bafouilla Kawoutsè, l’air absent.
– Tu ne peux pas simplement avoir une conversation normale avec moi ?! Il faut toujours que tu essayes de m’imposer ta supériorité ! Tu veux toujours gagner, avoir raison sur tout !
Les sathœs toujours présents dans la zone firent silence pour observer la scène. Encore une escarmouche remarquée entre ces deux-là… Je n’étais même plus surpris, mais peut-être que certains ignoraient encore cet aspect dramatique du Conseil. Grand bien leur fasse, honnêtement.
– Pourquoi tu ramènes ça sur le tapis maintenant ?! s’insurgea le brun en jetant des regards inquiets aux alentours.
Mais Joukwo se fichait bien d’être observé et poursuivit avec autant d’énervement :
– Parce que tu viens encore de me frapper sans raison ! Et puis, de toute façon, il n’y a aucune raison qui justifie que tu me traites ainsi !
– Je suis désolé ! Je sais que tu as raison et- et je regrette. Vraiment. Mais tu sais bien que je ne contrôle pas ces choses-là !
À son ton je n’aurais su dire s’iel le pensait vraiment ou s’iel tentait de s’esquiver.
– Non, c’est trop facile ! Tu ne peux pas utiliser cette excuse indéfiniment. Tu vas devoir apprendre à gérer ta colère, sinon-
– Sinon quoi, Joukwo ?! s’exclama Kawoutsè en écartant les bras. Tu ne crois pas qu’à ce stade je n’ai plus grand-chose à perdre ?!
– Tu n’as pas le droit de dire ça ! Pas après-
– Pas après cet échec cuisant, hein ?! C’est bon, vous avez suffisamment bien exprimé votre animosité à mon égard. Je m’en vais. Voilà, content ? Ce sera mieux pour tout le monde.
Iel fit mine de tourner les talons.
– Non ! Ce n’est pas-
– Je m’en vais, j’ai dit. Et n’essaye pas de me retenir.
Iel reprit sa fuite à grands pas. Joukwo, trépignant de rage, laissa échapper un grognement vers le ciel et conclut en hurlant :
– Très bien ! Fais-en qu’à ta tête ! Qu’est-ce que tu veux que je te dise ?! Va-t’en ! Et ne reviens pas ! Voilà !
Puis iel revint vers nous, ferma les yeux et croisa les bras. Ses sourcils étaient anormalement froncés pour sa physionomie. J’en aurais presque été inquiet.
– Pardonnez-moi… murmura-t-iel en évacuant son humeur dans un triturage compulsif de ses cheveux.
Il était vrai que Kawoutsè avait perdu la confiance de nombre des membres du Conseil après sa décision de me concéder la victoire et qu’iel n’avait jamais vraiment eu celle de qui que ce soit d’autre. Le fait que Joukwo et Kajiki aient choisi un autre camp que le sien devait aussi avoir pas mal entamé son amour-propre. La manière étrange avec laquelle iel s’était apprêté – des vêtements beaucoup trop pauvres pour ses goûts et les cheveux décoiffés – et sa tentative de partir sans rien dire… Tout portait à croire que c’était un départ définitif.
– Je sais ce que tu penses, Thoujou, lâcha d’un coup Joukwo. Tu as sans doute en partie raison, mais je t’assure que ce n’est pas si simple.
– Je n’ai rien dit, protestai-je sans savoir ce qu’iel voulait dire.
– …Peu importe, soupira-t-iel. désolé de m’être emporté. Je vous ai encore impliqués dans nos histoires, c’est embarrassant.
– Non, non… rétorqua calmement Mœ. Ce n’est rien. Vous allez bien ?
– Oui… Enfin, non… À vrai dire, j’avais des projets pour nous deux pendant cette césure. Je savais qu’iel ne serait pas bien après tout ce qu’il s’est passé, mais je ne m’attendais pas à… ça ! Roooh, iel m’énerve. Iel agit comme si je lui avais tourné le dos, mais pas du tout ! J’aurais aimé repartir à zéro avec ellui. Mais non, monestre avait d’autres plans ! Monestre préfère croire que tout le monde est contre ellui !
Je lui laissai un court silence, au cas où iel ait quelque chose à ajouter. Mais il sembla que ce soit tout.
– Je comprends, Joukwo, dis-je à demi-voix en lui frottant le dos. Mais ne t’inquiète pas, je suis sûr qu’iel finira par revenir vers toi.
Iel leva ses yeux vers moi. Son regard s’était adouci, mais une pellicule de larmes luisait à sa surface. Je lui offris un sourire que j’espérais rassurant. En vérité, ça m’aurait bien arrangé que Joukwo et Kawoutsè se séparent étant donné la relation toxique qu’iels partageaient, et je devais me faire violence pour prétendre le contraire. Mais ce n’était pas à moi de prendre cette décision pour ellui.
– Il lui faut du temps, c’est ça… ? murmura-t-iel. Toi aussi, il te faudra du temps, hein ? Pour nous pardonner, je veux dire…
J’acquiesçai lentement.
– C’est vrai que j’ai encore du mal à tout digérer. Mais, contrairement à nous ou à notre mémoire, les rancœurs ne peuvent être éternelles. Elles demandent trop d’énergie pour être entretenues.
– C’est une vision très rationnelle des choses, railla Mœ avec un sourire. Mais j’espère que tu as raison.
Après un court silence, nous sentîmes qu’il était temps de partir.
– Bon… dit Joukwo. Je ne veux pas vous retenir plus longtemps.
Je lui pris amicalement la main pour initier le contact. Puis nous nous enlaçâmes.
– Je serai là à ton retour. Qu’importe le temps qu’il me faudra attendre, s’iel veut revenir, si les jeunes souhaitent me parler ou si tu es prêt à me pardonner, je serai là.
– C’est noté, lança Mœ de dos en s’éloignant. Je ferai passer le mot aux petits !
– Prends soin de toi ! renchéris-je en lui emboîtant rapidement le pas.
– Vous aussi !
Quelques insurgés nous suivirent alors que nous quittions la plaine pour nous engouffrer dans la forêt du marais.
Pour une fois, je savais de quoi demain serait fait. Je serais le seul à en décider dorénavant. Après une si longue lutte, le monde était finalement en train de changer et, pourtant, je ne pouvais ignorer ce sombre pressentiment tapi au fond de mon cœur.
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