Souvenir vingt et unième ~ Le tunnel de Kaou

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Alors que nous marchions tous en direction de Kaou, je pris le temps d’expliquer ma relation avec Joukwo plus en détails à mon ami Mœ. Quelle ne fut pas sa surprise d’apprendre que j’avais eu affaire à ellui à plusieurs reprises hors du Temple. Si j’avais raconté tout cela la première fois que nous nous étions revus, je pense que l’on m’aurait traité comme un traître avéré. Mais les circonstances avaient bien changé et Mœ était plus ouvert au dialogue. Iel comprit parfaitement mes raisons de garder cette relation secrète, que ce soit pour ma sécurité ou celle de Joukwo. Un tel degré de conciliation me toucha profondément.

– Sa relation avec Kawoutsè est vraiment problématique, fit-iel remarquer au cours de la conversation. Je ne l’aurais pas cru si je ne l’avais pas vu.

– Même après l’avoir vu plusieurs fois je n’arrive pas à m’y faire ! Pourquoi Kawoutsè est-iel tout le temps énervé contre tout le monde ?! Et comment Joukwo parvient encore à le supporter ?

– J’imagine qu’iels ont un passif, iels se connaissent depuis longtemps. Je n’ai pas tous les éléments, mais généralement un comportement excessif prend sa source dans une grande souffrance. Pas que cela excuse quoi que ce soit, bien sûr. Mais ça montre au moins qu’iel n’a pas toujours été comme ça et qu’iel peut encore changer, qui sait ?

– Comment tu peux déduire ce genre de choses de si peu ?! Moi je trouve que Kawoutsè est tout simplement effroyable. Je ne le comprends pas, admis-je.

– Et ça se voit que tu as arrêté d’essayer, plaisanta-t-iel.

– Bah ! m’exclamai-je avec un mouvement de tête. J’ai fait de mon mieux puisqu’on sera amenés à se croiser souvent, mais iel est trop imprévisible et iel ne fera pas d’efforts pour me comprendre, ellui ! Iel me traite comme si j’étais une espèce de vermisseau. Tu sais que pendant le combat iel m’a dit que je n’aurais jamais dû apparaître ?! Iel a dit qu’iel allait me rectifier !

– Ah oui, dur… Mais tu sais, tu ne devrais pas-

– Me laisser atteindre par ça ? Oui, je sais… l’interrompis-je. Mais quand l’insulte est accompagnée par un de ses regards menaçants, c’est difficile de ne pas se sentir agresser.

– Oh, parce que tu parviens à comprendre où iel regarde ? Woah ! s’exclama Mœ avec un air taquin.

La blague parvint à m’arracher un sourire. Iel recouvra le haut de son visage avec ses deux mains de sorte que je ne voie plus que son nez et sa bouche.

– Et là ? Je regarde où ?

– T’es con ! rétorquai-je, amusé, en lui lançant un coup de coude dans les côtes.

– Aïe ! Pourquoi tant de haine, petit exécutant ? poursuivit-iel dans une piètre imitation de la voix de Kawoutsè. Est-ce la différence de taille qui t’agace ? Moi je suis grand et important ! Si bien que ma tête est si gonflée que parfois je me la prends dans les montants de porte !

– Ahahah, arrête ! implorai-je en me tenant les côtes.

Iel passa tellement de temps à se cacher les yeux et à faire l’idiot qu’iel finit par trébucher sur un caillou et s’étaler de tout son long dans une flaque de neige fondue et boueuse.

– Oh, non ! Tu es tout sale maintenant ! On était pourtant bientôt arrivés ! m’esclaffai-je en l’aidant à se relever.

– Ça m’apprendra à me moquer des stigmates des autres !

~

Le froid soleil de l’hiver faisait briller l’épaisse couche de neige recouvrant les hauts sommets de Kaou. Le vent était sans pitié et notre progression était lente et précautionneuse. Autour de nous, les pins étaient violemment secoués et laissaient tomber des monticules de poudreuse. Au milieu de ce qui paraissait être nulle part, Mœ s’arrêta soudainement.

– Qu’est-ce qu’il y a ? lui hurlai-je pour couvrir le sifflement du vent dans nos oreilles.

– Pas la peine de continuer par là avec ce temps.

– Quoi ? Mais on est encore loin de notre destination !

– Non, la galerie commence par ici, tu vas voir.

Mœ commença à creuser dans la neige à la recherche de quelque chose. Malgré ses gants, ses mains tremblaient terriblement. Ça lui prit pas mal de temps et nous grelottâmes sur place en le regardant. Les autres non plus ne savaient pas ce qu’iel était en train de faire. Finalement, je le vis se relever et pousser une exclamation de soulagement.

« Ici ! » mima-t-iel avec les lèvres en désignant un endroit avec son doigt. Je m’avançai pour voir et sous mes yeux apparut une sorte de symbole gravé dans le sol de la montagne. Je levai un sourcil et Mœ me fit « quatre » avec les doigts. Je compris qu’il devait y en avoir d’autres comme celui-là autour. Je m’apprêtais à l’aider à chercher quand iel commença à tracer une ligne dans la neige avec sa botte. Je le vis compter en remuant les lèvres. Quand iel s’arrêta, iel s’accroupit à nouveau et révéla une nouvelle marque.

En renouvelant le processus, iel parvint à mettre au jour un rectangle d’environ seize pieds sur dix. Comme les marques seraient vite recouvertes par le vent et la neige, iel s’empressa de nous expliquer quoi faire :

– Il y a une autre entrée ici. Je vais avoir besoin de l’aide de trois d’entre vous pour l’ouvrir. Il faut découper une plaque de la forme de ce rectangle et la soulever. En dessous, il y a une cavité qui nous mènera au repère. Quand le trou sera ouvert, entrez tous qu’on puisse vite refermer derrière nous. Ensuite seulement on pourra allumer les torches, OK ?

Trois personnes se portèrent volontaires. Les quatre sathœs se mirent autour du rectangle et plongèrent leurs mains dans la neige. Puis, au signal de Mœ, ils commencèrent à utiliser leur Ji pour enfoncer leurs bras dans le sol. Ils avaient presque atteint l’épaule quand ils atteignirent le dessous de la plaque et purent commencer à la soulever. La roche émit un craquement strident et le sol trembla un peu jusqu’à ce que la « porte » soit déposée à côté de l’entrée fraîchement découpée.

Le vent siffla en s’engouffrant dans la cavité et une odeur de pierre sèche m’envahit les narines. Je me penchai pour voir le fond. Une poignée de marches humides et inégales menaient à un tunnel d’une forme et d’une longueur inconnues. Même à la lumière extérieure, tout était du noir le plus profond. Seule la présence des marques à l’extérieur permettait de déterminer l’origine sathœaine de ce passage.

– Allez-y ! nous ordonna Mœ avec un grand signe.

Iel avait raison, la neige avait déjà commencé à tremper les marches quand je descendis en me tenant fermement au mur de pierre froid. Le sol était rocailleux, mes pieds buttaient sur de petits cailloux et dérapaient sur un fin dépôt sableux. Même avec notre vision supérieure, nous ne pouvions pas voir grand-chose.

« Comme dans le tunnel que j’emprunte habituellement. La planque n’est pas faite pour être quittée… Ou, du moins, ne l’est-elle pas souvent » remarquai-je.

Avec difficulté, iels refermèrent l’ouverture derrière nous dans un grand grondement. Enfin, le bruit du vent s’estompa et la voix de Mœ raisonna derrière nous :

– Laissez-moi passer, s’il vous plaît.

Iel me frôla l’épaule et se guida en tâtant le mur.

– Ah, ici ! s’exclama-t-iel.

Un instant plus tard, une petite flamme bleue vint illuminer la galerie et nous fûmes ébahis.

La galerie n’avait rien à voir avec l’entrée ou la sortie que je connaissais, ça non !

Le sol était pavé d’une mosaïque blanche et étincelante comme du diamant, le plafond était parfaitement taillé à la perpendiculaire des murs qui elleux étaient couverts d’œuvres d’art de toutes sortes et de dorures. Les œuvres étaient toutes de styles très différents et usaient de techniques allant de la peinture à la gravure. Il y avait de toutes les couleurs mais beaucoup de doré, comme dans la chambre principale. Alors que les conseillers préféraient le velours rouge et le marbre blanc pour décorer leur pièce commune, les insurgés, elleux, étaient attachés à l’or et aux couleurs vives. Iels jouaient beaucoup avec la brillance et la transparence des matériaux.

Bien que j’aurais pu rester là pendant des heures, Mœ nous demanda de progresser. Nous nous remîmes en route, mais tout en gardant la mâchoire pendante, tous ébêtés par la beauté des lieux. À mesure que nous progressions, l’insurgé allumait – non sans quelques difficultés – les torches au Feu Éternel, révélant de nouvelles merveilles. Le tunnel n’était pas très haut au départ, mais, à mesure qu’il s’enfonçait dans le sol, il continuait de s’élargir.

Ces murs étaient une véritable surprise pour moi, car il était rare de voir tant d’expressivité de la part de sathœs. Au Temple, l’art n’était que purement exubérant. Il n’y avait pas de message particulier, si ce n’est de prêcher la gloire des conseillers sur les quelques gravures que j’avais pu voir. Ici, nous avions droit à des scènes de fête, des sathœs courant dans des plaines verdoyantes, des portraits colorés… Dans une portion particulièrement dorée du tunnel, les dessins furent brièvement remplacés par du texte. Ce fut d’abord comme le début d’une histoire, assez triste il semblerait, puis le texte devint plus métaphorique, plus lyrique, et les fins de mots se ressemblaient entre elles. Je n’avais jamais vu un tel style d’écriture. Plus que le texte ou sa signification, ce furent les formes qui l’entouraient qui attirèrent mon œil.

Malgré moi, je m’étais mis à ralentir, me laissant dépassé par plusieurs insurgés, puis je m’arrêtai carrément. Mœ vint vers moi et me tapota l’épaule.

– Eh, qu’est-ce que tu regardes ? On n’est pas encore arrivés…

– Qu’est-ce que c’est, Mœ ? demandai-je sans quitter le mur des yeux.

– Oh, ça ? Ce sont les paroles d’une chanson qu’un insurgé avait écrite. Mais je n’ai jamais su qui.

– Une chanson ?

– Quoi ? Tu ne sais pas ce que c’est ?

Je le regardai, interdi. Iel eut l’air un peu dépité.

– Ah… Bon, comment expliquer… Tu sais, l’air que l’on siffle entre insurgés ? Ça s’appelle « une mélodie ». Eh bien on appelle « musique » une longue mélodie que l’on fait avec la voix, en sifflant ou à l’aide d’un objet. Mais si on ajoute des paroles comme celles écrites sur ce mur, ça devient « une chanson », tu comprends ? Et pour être sûrs de se souvenir de comment faire une musique en particulier, on a inventé un système d’écriture spécial. Ce sont les points et les lignes que tu vois gravés autour. Je-… Je ne sais pas si je suis clair ?

– Mais comment des sons produits par des objets ou par la voix peuvent devenir une chanson ?

– Disons qu’il faut arranger tout ça et dire les paroles sur le rythme de la musique. Et ça, ça s’appelle « chanter ». Mais si tu ne sais pas faire, tu peux juste fredonner ou siffler, quoi.

Devant mon air perplexe, iel poursuivit :

– Hm, je devrais peut-être te montrer ? Je connais le rythme de la chanson qui est au mur. Même si c’est un peu gênant de chanter tout seul sans musique, ahah…

– Oh, oui, s’il te plaît, montre-moi ! lui demandai-je avec un regard réclamant.

– Bon… Si tu insistes. Euh, j’imagine que c’était quelque chose comme cela…

Iel se racla la gorge. Ses joues étaient légèrement rosies par la honte et iel ferma même les yeux avant de commencer à chanter d’une voix que je ne lui connaissais pas :

« À chaque pas que je fais sur terre,

Je m’éloigne un peu de toi

Qui m’attend sûrement là-bas.

Un jour je reviendrai,

Je traverserai les monts, les forêts

Et s’il le faut je m’envolerai

Haut dans le ciel pour te trouver.

Et je courrai

Pour un jour te rencontrer,

Pour un jour t’enlacer

Et ne jamais te relâcher.

Maudit soit ce triste jour de pluie

Où, malheur, on nous a séparés.

Chaque pas se fait un peu plus dur.

Tous ces ravins qui m’éloignent de toi

Sont difficiles à traverser.

Ô, vais-je un jour y arriver ?

J’entends encore ta voix dans ma tête,

Mais à chaque cycle sa mélodie s’affaiblit.

Ton absence est trop dur à vivre.

Et je courrai

Pour un jour te rencontrer,

Pour un jour t’enlacer

Et ne jamais te relâcher.

Maudit soit ce triste jour de pluie

Où, malheur, on nous a séparés.

Tous mes gestes, mes promesses

S’emmêlent dans les feuillages,

Coulent dans les rivières

Et s’enfoncent dans le sable du désert.

Chaque souvenir que je chéris

Dépérit avec la distance

Qui me sépare de ta chaleur.

Par pitié, reviens-moi.

Je ne tiens rien qu’à toi.

Sans nous il n’y a plus rien,

Ni avenir, ni destin.

La tâche des Dieux ne compte plus,

Je ne suis pas, je ne suis plus.

Sathœ sans amour,

Comme un sommeil sans retour.

Et je tomberai

Si je ne peux te retrouver,

Si je ne peux te parler

Et dans la nuit te rencontrer.

Ton Thœ dans mon cœur,

Ton Kwo dans mes mains,

Mon esprit dans ton étreinte.

Tous mes gestes, mes promesses

S’emmêlent dans les feuillages,

Coulent dans les rivières

Et s’enfoncent dans le sable du désert.

Chaque souvenir que je chéris

Dépérit avec la distance

Qui me sépare de ta chaleur ».

Quand Mœ rouvrit les yeux, iel vit que j’étais en train de pleurer et s’empressa de s’excuser. Mais je ne pleurais pas seulement parce que la chanson était triste, mais parce que sa voix, son chant, étaient magnifiques. Malgré sa réticence, iel avait chanté avec tout son esprit et j’avais ressenti l’émotion des paroles à travers son ton.

Pendant ces quelques minutes, j’avais été comme transporté dans un autre univers. Ce fut comme si j’avais soudainement quitté mon corps. J’avais imaginé ce sathœ séparé de son ami, seul au monde et triste. Je l’avais imaginé chanter cette chanson à la place de Mœ, et ça m’avait terriblement ému. J’essuyai fébrilement mes larmes et lui lançai un grand sourire pour le rassurer.

J’avais aimé sa voix et la chanson, et je les garderais toujours dans mon cœur pour les chérir.

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