Souvenir vingt-troisième ~ Chants cérémonieux
Mœ libéra doucement sa main et la passa dans ses cheveux.
– Je pense que nous devrions leur laisser un peu d’intimité…
J’étais d’accord et le suivit sans discuter. Nous repassâmes la sombre porte et retournâmes à la clarté rosée de la seconde pièce principale. Les sathœs étaient toujours là, immobiles, comme s’ils attendaient un verdict.
– Eh bien ? fit-iel à leur attention.
– Wèthwo… murmura l’un d’elleux. Iel s’est… ?
– Oui, je l’ai amené dans la Salle des Murmures. Vous pourrez aller le voir plus tard si vous voulez.
– C’est fini pour ellui ? osa un autre.
Mœ serra les poings et lança fermement :
– Iel se réveillera. Iels se réveilleront tous un jour ! Je le sais !
Tout le monde lui lança un regard déconcerté. Puis iel me poussa en direction de la pièce principale.
– Je vais faire visiter à Thoujou, déclara-t-iel sèchement.
En effet, Mœ me fit faire le tour du propriétaire.
Le repaire des insurgés était constitué de trois étages, le plus bas possédant trois salles principales dont celle avec la fontaine. Chaque salle avait son ambiance colorimétrique et sa sortie menant à différents endroits de Kaou. Le passage que nous avions emprunté pour venir était une vieille entrée scellée à cause de sa trop grande proximité avec le reste de la société, c’est pourquoi elle débouchait dans un cul-de-sac derrière des colonnades. La salle de droite, où nous étions arrivés, était la salle de repos, celle du centre, la salle de discussion, la dernière étant une salle de loisirs – quoi que cela puisse signifier.
Au premier étage se trouvait un balcon donnant sur les salles principales et servant également de salon de discussion, ainsi que des « appartements privés ». Apparemment, chaque sathœ possédait sa pièce qu’il décorait et aménageait à sa guise et où il pouvait aller et venir comme bon lui semblait. Personne n’avait le droit d’entrer dans une de ces pièces privées sans l’autorisation du propriétaire. Mœ me montra une pièce vide pour m’expliquer. Elle était assez spacieuse, avec un chandelier éteint pendant du plafond, un miroir dans un coin et des murs vierges, prêts à être couverts d’œuvres d’art. Contre un mur, il y avait un siège de pierre couvert de tissus moelleux qui semblait accueillant.
Au dernier étage, il y avait les aménagements spéciaux tels que des thermes, une fabrique de vêtements – tout comme au Temple – une salle de fournitures artistiques ou encore la Salle des Murmures. La fabrique était un lieu particulièrement emblématique pour les insurgés qui accordaient beaucoup d’importance à leur apparence et changeaient de tenue régulièrement. Certains gardaient même leurs étoffes personnelles dans leurs quartiers pour pouvoir les choisir et les vêtir quand iels le souhaitaient.
Ici, les murs étaient couverts de croquis griffonnés au charbon sur des parchemins et de bouts de tissus en tous genres. Sur de grands étendoirs, des dizaines de vêtements déjà terminés étaient accrochés. Dans un coin de la pièce, une grande cascade partant du plafond coulait bruyamment dans un bassin avant d’être évacuée plus bas. L’eau pouvait être brassée en cercles par un mécanisme manuel. C’était là qu’iels teintaient les vêtements, apparemment. Il était vrai que je n’y connaissais rien en confection d’étoffes, et j’étais persuadé que tout dans ce monde – sauf la Pierre Noire – se faisait à partir de Thœ et de Kwo et de l’usage du Ji. Mais j’avais tort. La création d’étoffes nécessitait l’assemblage de diverses ressources difficiles à créer toutes ensemble et leur couleur devait être ajustée à la main. Les dispositifs mis en place pour une telle prouesse étaient impressionnants. C’était véritablement de l’art !
Mais là ne s’arrêta pas ma stupéfaction. Les fournitures artistiques gardées et fabriquées dans la pièce appelée « Atelier » étaient vraiment impressionnantes elles aussi. Il y avait de tout, c’était un véritable capharnaüm. Les objets s’entassaient en d’immenses monticules sur des étagères et de grandes tables de travail en bois. Apparemment, le travail de certains matériaux exigeait une étape supplémentaire où l’on construisait quelque chose dont on se servait ensuite pour créer une œuvre. Par exemple, il fallait utiliser un pinceau pour peindre ! Ce n’était pas un concept duquel j’étais familier et tout ce que Mœ m’en dit me surprit.
Un groupe d’objets particulièrement beaux attira mon regard et cela le fit rire, car il s’agissait d’instruments de musiques. Des cordes, des bois et des percussions, comme iel avait dit ! Iel me promit que j’en entendrais très bientôt jouer, car de nombreux sathœs s’étaient épris de cet art chronophage et sublime.
Quand Mœ eut fini de me présenter les lieux, iel me ramena au premier, me montra une petite porte en bois bleuté au fond d’un couloir et me dit :
– Voilà. C’est ta pièce personnelle. Il y en a toujours de libres pour les nouveaux. Celle-ci est à toi. Comme je te l’ai dit, tu peux en faire ce que tu veux, y rester autant que tu veux, et cætera. À présent, si tu veux bien m’excuser, j’ai quelques choses à régler avec les autres. Je te laisse prendre tes marques… Rejoins-nous quand tu voudras.
Je lui attrapai le poignet avant qu’iel ne s’en aille.
– Mœ…
Iel tourna son regard fatigué vers moi.
– Il faut que tu prennes soin de toi… Si tu veux, nous ferons le compte rendu de la réunion avec le Conseil ensemble plus tard.
Un sourire reconnaissant éclaira son visage.
– Merci, c’est gentil de proposer.
Sur ce, iel s’en alla d’un pas assuré dans le couloir.
Mœ était décidément quelqu’un de très admirable. Autant pour sa manière de prendre sur ellui lorsque nécessaire que pour celle de supporter la douleur en elle-même. Je m’en voulais de lui laisser la responsabilité de faire face aux autres seul… Mais il fut vrai qu’un peu de repos ne m’aurait pas fait de mal.
J’entrai dans ma salle personnelle. Il faisait froid, sombre, et une légère odeur de renfermé me piqua les narines. Je me souvins que je n’étais pas très bon pour allumer des feux et regrettai de ne pas avoir demandé à mon ami de le faire pour moi avant de partir. Mais bon, tant pis. La pénombre m’aiderait sans doute à me détendre.
J’allai dans le coin où se trouvait le siège et m’avachis dedans. Mes vêtements étaient elleux aussi trempés par la neige et je venais seulement de m’en rendre compte. Je m’en débarrassai machinalement et m’enveloppai dans une des couvertures disponibles.
Le temps passa. Je restai les yeux fixés dans le vide de la pièce. Le silence était total.
À quoi penser, que faire ?
Cela faisait si longtemps que je n’avais pas été seul et j’avais beaucoup d’idées à trier, d’évènements à analyser… Seulement, je n’arrivais pas à me concentrer, l’image des visages figés par la torpeur était encore trop récente.
J’avais beau essayer de me concentrer sur des choses plus agréables telles que le chant des oiseaux ou le bruissement des feuilles, des souvenirs déplaisants me revinrent sans cesse par flashs. Joukwo sanguinolent à terre, le rire machiavélique de Tamiaki, la mort de nos parents, les cris, les pleurs, le sourire atroce de Kawoutsè…
Je n’y arrivais pas ! Être seul n’arrangeait rien, je ne pouvais pas me reposer. Sans stimuli extérieurs, j’étais à la merci de mes traumatismes.
Je me claquai le visage avec les mains.
– Courage, Thoujou ! me dis-je à moi-même.
J’enfouis le visage dans le tissu et fermai les yeux. Une douce chaleur m’envahit et me calma.
Alors que je me repassais les évènements récents, les paroles de la chanson du tunnel me revinrent en mémoire. Une pressante envie de chanter me vint. J’ouvris la bouche, mais je ne sus pas quoi faire exactement. Comment chanter ? J’avais beau être seul, je craignais d’être ridicule.
– La, la, la, osai-je pour tenter de trouver le bon rythme et la bonne hauteur.
Après quelques bruits timides, je finis par me décider et chantai la chanson en entière. Ma voix était hésitante, mais l’exercice était amusant.
Peu à peu, sans m’en rendre compte, mon esprit s’embua et je m’assoupis.
~
Une faible vibration résonna dans mes os me ramena à moi. Je tendis l’oreille.
…Rien.
Pourtant, quelque chose devait bien émettre du son pour causer un tel tremblement. Je me levai doucement et récupérai mes vêtements. Toujours humides. Avec un rictus de dégoût, je les vêtis en me promettant de demander à Mœ si je pouvais les faire sécher quelque part.
À peine avais-je ouvert la porte que l’origine du bruit m’apparut clairement. Cela provenait d’un étage en dessous, il y avait comme de la musique et des chants. Ça ressemblait presque à la manière dont Mœ avait chanté précédemment. C’était lent et triste. Je me précipitai au balcon pour observer.
Dans la salle de gauche, celle dite de loisirs, quelques sathœs s’afféraient autour d’instruments de musique et d’autres chantaient en chœur autour d’elleux. Ils ne portaient pas leurs vêtements habituels. Ces tenues étaient assorties, avaient des couleurs ternes et étaient si longues qu’elles traînaient sur le sol. À côté de moi, des visages endormis sortirent de leurs propres pièces personnelles. Les insurgés ainsi dérangés jetèrent un œil las en bas, puis allèrent se joindre à l’évènement dans un même mouvement.
Le groupe grossit à vue d’œil. Chacun s’assit ou s’allongea où iel pouvait dans l’espace restant, contre un pilier ou sur le bras d’un fauteuil déjà occupé. Certains nouveaux arrivants se mirent à chanter, d’autres pleurèrent silencieusement, le visage emmitouflé dans un voile de soie noir. Vers le centre, assis dans un grand siège de cuir brun, Mœ, les jambes croisées, écoutait la musique. Son visage était fermé, iel avait aussi changé de vêtements pour quelque chose de plus sobre et solennel. De temps en temps, iel jetait un regard discret vers Thœji et Dzaè qui étaient collés l’un à l’autre dans un coin.
Je descendis lentement les marches de pierre pour le rejoindre et posai ma main sur son épaule. Iel tourna la tête vers moi et un sourire triste étira ses lèvres. Iel m’invita à m’asseoir à côté d'ellui.
– Ce sont des chants de deuil, m’expliqua-t-iel à l’oreille. On dit que le chant libère le cœur et l’esprit, c’est pourquoi nous nous réunissons souvent ici pour communier. Cela peut durer quelques heures, comme quelques jours ou même plus. Autant que nous en avons besoin.
Le chant était lancinant, morose et répétitif. Mais, étrangement, il n’avait rien de morbide. À chaque répétition, je me sentais plus léger. Avant même de m’en rendre compte, je murmurais moi aussi les paroles. Mœ somnolait dans son siège, le bras pendant mollement prêt de mon visage. Je sentis une douce chaleur sur mes pommettes. L’idée de lui prendre la main me traversa l’esprit, mais je ne voulais pas le déranger, alors j’appuyai mon dos contre le fauteuil et enfonçai ma tête dans mes bras.
Les pleurs faisaient un écho harmonieux avec les notes jouées par les instruments de musique, si bien qu’ils résonnaient tel un chant.
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