Souvenir vingt-quatrième ~ Les thermes
La réunion musicale avait cessé au bout de plusieurs jours. Nous allions mieux et nous pûmes avoir la discussion que nous devions avoir à propos du Conseil. À ma grande surprise, la tâche ne prit pas très longtemps et la nouvelle fut mieux acceptée que ce que nous le pensions. Évidemment, tout le monde n’était pas satisfait, mais iels estimaient que c’était tout de même une progression. Dzaè me lança un regard noir empli de larmes et maugréa que j’avais failli à ma promesse, que je les avais impliqués dans quelque chose de dangereux et qu’au final je n’avais même pas détruit le Conseil. Mais ce fut tout. Iel enfouit de nouveau sa tête dans ses bras et n’ajouta plus un mot à ce sujet. Thœji exprima à sa place qu’iel était reconnaissant envers mes efforts et qu’iel me remerciait.
– Après tout, poursuivit-iel, ce qui compte c’est que nous soyons de nouveau libres, n’est-ce pas ?
Mœ, Thœji, Dzaè et moi nous donnâmes rendez-vous aux thermes. Mœ partit me chercher de nouveaux vêtements et m’invita à m’y rendre en avance sans ellui.
Les thermes étaient au dernier étage, tout au fond à gauche, à l’opposé de la Salle des Murmures. La porte était vitrée et une épaisse buée masquait ce qui se trouvait à l’intérieur. En entrant, il y avait une salle avec des bancs pour déposer ses vêtements et chaussures. Puis il y avait une haute arche de pierre d’où tombait une pluie de fines gouttelettes.
Passé le hall, on débouchait dans la pièce la plus vaste et humide du lieu. L’air était saturé de vapeur et la température ambiante était parfaite pour se sentir bien nus. De tous côtés on pouvait entendre l’eau ruisseler en mini geysers ou en immenses cascades tombant de cavités béantes. Le plafond en forme de dôme était soutenu par de larges colonnades qui délimitaient les différents bains. L’eau était visiblement chauffée par des Feux Éternels placés sous des cloches de verre hermétiques au centre des bassins. Au fond à droite, l’eau d’une petite piscine circulaire bouillonnait à grosses bulles. C’est là que j’aperçus Thœji et Dzaè. En dehors d’elleux, il n’y avait pas grand monde.
– Sa- Salut, fis-je.
– Salut, Thoujou. Installe-toi, m’invita Thœji.
Dzaè avait la tête renversée en arrière, un linge humide sur le front. Iel ne fit pas attention à moi. Je mis un pied dans l’eau. Elle était chaude, agréable. Je m’enfonçai jusqu’aux épaules en soupirant de délice. J’étais si léger qu’il m’était presque difficile de m’asseoir sur le rebord de pierre sans être soulevé par les bulles. Mais cela m’aurait presque fait rire.
– Comment ça va ? me demanda Thœji, l’air concerné.
Ses longs cheveux bleus encadraient et collaient à son visage. Iel était blafard malgré la chaleur, de grosses cernes soulignaient ses yeux, mais iel affichait un sourire postiche.
– Bien, répondis-je. J’ai beaucoup d’informations à intégrer, voilà tout.
– Oui, j’imagine…
– Et… vous ? Ça va ?
– … Non.
– Bien sûr que non, renchérit Dzaè de sa voix éraillée.
Thœji baissa les yeux.
– Wèthwo… Ça ne faisait pas longtemps qu’on se connaissait. Mais c’était notre ami, bredouilla-t-iel. Iel était très secret, iel ne s’était ouvert qu’à nous. Nous savions qu’iel avait peur de l’avenir, que ce n’était pas facile tous les jours… Mais jamais nous n’aurions pensé que ça irait aussi loin…
– Ne parle pas d'ellui au passé ! s’exclama Dzaè en donnant un coup dans l’eau. Iel n’a pas éternellement disparu !
–… Oui, c’est vrai… Pardon… s’excusa Thœji en reniflant.
Je sentais que je devais dire quelque chose, mais rien ne me vint. Moi aussi je doutais du réveil de Wèthwo et des autres. Même si j’avais dit à Mœ que l’on trouverait un moyen, rien que la simple idée de retourner dans la Salle des Murmures me terrifiait.
Alors que je pensais à ce qu’iel aurait dit s’iel avait été là, Mœ arriva près de nous.
– désolé du retard, dit-iel. J’ai trouvé une tenue à ta taille, Thoujou. Je l’ai posée à l’entrée.
– Ah, merci.
Iel se glissa à mes côtés et ses cheveux bouclés s’étalèrent à la surface de l’eau, ballottés par les bulles.
– Mhhhh, fit-iel. Un bon bain bouillonnant, c’est toujours agréable, tu ne trouves pas ?
– Si. Je n’avais jamais vu de bains si élaborés, admis-je.
– C’est unique en son genre, de ce que j’en sais ! Impressionnant, hein ?!
– Vous trouvez toujours un moyen de me surprendre chez les insurgés.
– Et vous, les gens « normaux », vous trouvez toujours un moyen de nous décevoir, ironisa Dzaè.
Et c’était reparti… Nous allions devoir nous disputer, encore une fois. Je savais que je ferais mieux fait de l’ignorer, mais si nous étions tous les quatre dans ce bain c’était pour ouvrir nos cœurs et libérer nos tensions. Il fallait donc que je fasse un effort pour apaiser son humeur tout en me défendant.
– De quoi parles-tu ? répondis-je calmement.
– Tu es parti en disant que tu mettrais fin au Conseil et voilà que tu nous annonces que vous allez le rejoindre et discuter joyeusement avec les conseillers. Qu’en penses-tu, Mœ ? Tu as l’impression d’avoir rempli la tâche que nous t’avions confiée ?
Mœ garda un instant les yeux fermés et prit une profonde inspiration.
– Écoute, mon grand. Nous sommes effectivement partis du principe que le Conseil devait être éradiqué pour notre bien à tous. Or, il s’avère que ce n’était pas la meilleure solution. Alors nous en avons choisi une meilleure ensemble.
Dzaè ôta le linge de son front et le serra dans son poing. Iel nous lança un regard hargneux.
– Et notre vengeance ? Et la souffrance, les horreurs que nous avons subies ? Qui va les rembourser, maintenant ?!
– Dzaè, ce n’est pas en nous vengeant que nous arrangerons les choses. Au contraire.
Iel retroussa les lèvres comme s’iel s’apprêtait à nous mordre.
– Mais vous aviez une seule chose à faire ! On en avait décidé ensemble. C’était clair et simple. Toi aussi tu étais motivé, comment as-tu pu te dégonfler comme ça ?! Ça me dépasse !
– Dzaè… tenta de calmer Thœji.
Iel lui jeta un regard noir.
– Et toi ! Tu m’as empêché d’y aller après la mort de nos parents ! Si on était allés jeter un œil, on aurait vu qu’iels avaient fait n’importe quoi, et on aurait pu intervenir !
– Oh ! Ce n’est pas juste que tu dises ça… chouina Thœji.
– À l’origine, c’est toi qui ne voulais pas venir avec nous, Dzaè… lui rappela impassiblement Mœ. C’est un peu mal venu de te plaindre du résultat.
Dzaè reporta son attention sur ellui :
– Mais tu n’en as pas envie, toi, de les voir souffrir ? De leur faire peur, de les briser ? Tu n’avais pas envie de les frapper quand tu les as vus en face à face ?
Des images confuses de nos négociations avec le Conseil me revinrent en mémoire. Je revis le visage tuméfié de Joukwo dans les griffes de Tamiaki, son sourire, les poings sanglants de Kawoutsè face à moi, la foudre, l’agitation de la foule… Je n’avais pas envie d’y repenser, vraiment pas.
Mœ fronça les sourcils.
– Si tu avais vu ce que j’ai vu tu ne dirais pas ça. La violence, ça n’a rien d’amusant. Ce n’est pas jouissif, c’est dégouttant. Faire souffrir autrui c’est une honte, et je ne souhaite cela à personne, même pas aux conseillers.
– Mais tout est de leur faute, enfin ! Iels nous ont torturés, iels nous ont fait souffrir en premiers !
– Et tu voudrais leur faire exactement la même chose ? Tu trouves ça intelligent ?
– Mais- C’est de leur faute si Wèthwo est dans cet état !
Thœji tressaillit. Mœ baissa les yeux
Un nuage de vapeur s’éleva entre nous.
– Je suis désolé, dit lentement Mœ. Je sais que c’est très dur pour vous. Mais je maintiens ma position en espérant que vous comprendrez. Il ne faut pas répéter les erreurs du passé. Leur rendre la monnaie de leur pièce ne nous aidera pas à nous sentir mieux. La meilleure chose à faire est de les pardonner et d’essayer de construire l’avenir ensemble.
Dzaè serra le poing devant ellui.
– Alors iels vont s’en sortir sans rien, sans même avoir à s’isoler ? Iels vont juste… conserver leurs privilèges et nous devrons accepter de voir leurs sales têtes tous les jours de notre foutue vie en nous disant qu’iels ne feront jamais face aux conséquences de leurs actes ? C’est tellement injuste !
– Iels ne vont pas conserver leurs privilèges, non. Iels seront toujours au Conseil, mais iels seront contrôlés en permanence. Iels n’auront plus la chance de manigancer quoi que ce soit. Le moins que je puisse faire, c’est de promettre qu’en tant que futur conseiller je ne les laisserai pas agir à leur guise.
Dzaè se leva brusquement et agrippa Mœ par les cheveux.
– Menteur ! T’es devenu un sacré putain de beau parleur ! Comme ces enfoirés !
– Non ! Dzaè !
Thœji s’interposa en le tirant par la taille. Je n’eus pas le temps d’intervenir, car Dzaè le lâcha en lui criant :
-Va te faire voir Mœ, tu me dégoûtes ! Je ne veux plus rien avoir à faire avec toi ou ta bande de vendus !
Iel sortit du bain et s’en alla en courant. Au loin, on l’entendit glisser et jurer, puis la porte claqua.
– Je suis désolé ! Je suis désolé ! s’exclama Thœji, les mains devant la bouche. Est-ce que ça va ?
Mœ se frotta le cuir chevelu en grommelant :
– Oui, oui, ça va.
– Je suis désolé, je suis désolé, je suis désolé, se confondit Thœji en commençant à pleurer.
Le silence s’installa. Il était toujours un peu gênant de se retrouver en présence de quelqu’un qui pleure sans savoir comment le consoler. Mœ le regarda un instant sans trop savoir quoi faire, puis son visage redevint mélancolique. Iel se rapprocha de Thœji et passa un bras autour de ses épaules.
– Là, là, fit-iel en gardant un air distant.
– Ce n’est pas de ta faute, lui dis-je. Dzaè est en colère contre nous, et on peut le comprendre. Iel a raison, dans le fond… Nous n’avons pas tenu nos engagements.
Les conseillers ne pouvaient pas comprendre ce que nous avions vécu et, du jour au lendemain, il aurait fallu tout balayer sous le tapis et passer à autre chose ? C’était impossible. À présent que j’y pensais, il y avait peu de chances que ce cycle se passe bien pour tout le monde et que notre décision soit acceptée. Peut-être même que tout ce que nous avions fait pour éviter la guerre aurait été en vain et que des conflits allaient éclater un peu partout.
Pourquoi les jeunes auraient-iels dû accepter une décision que nous avions prise entre nous sur le dénouement d’un combat ? Ça n’avait aucun sens !
Iels avaient tant souffert, pourquoi n’auraient-iels pas eu droit à une juste rétribution ? Iels avaient tout juste obtenu des excuses !
Moi, des excuses, j’en avais eu plein… Joukwo passait son temps à s’excuser, comme si tout était de sa faute. Tandis que beaucoup de choses étaient dues à Kawoutsè ou même à Kajiki, c’était toujours Joukwo qui faisait le premier pas. D’ailleurs, je lui en voulais beaucoup, à Joukwo… Outre son implication dans ce scandale, iel avait gravement manqué aux règles de l’amitié. Iel m’avait menti, certes pour protéger sa famille, mais iel aurait pu être plus clair à ce propos. Sa manière de garder le secret avait eu des airs de menace. Même si au final j’avais eu à affronter Kawoutsè ou tout le Conseil, j’aurais préféré qu’iel soit honnête avec moi.
Le sentiment de trahison était encore bien présent et plus douloureux que la peur et la colère que m’inspiraient Kawoutsè ou Tamiaki.
Kawoutsè… J’avais du mal à mettre des mots sur ce qu’iel provoquait en moi tellement était-ce exacerbé. C’était un paradoxe vivant. Iel était très versé dans les apparences et les manières et, en même temps, se comportait comme une brute sans porter aucune attention aux sentiments ou à l’intégrité physique d’autrui. Cette contradiction était bien représentée par le fait que seulement la moitié de son visage soit marbrée de violet. La partie « intacte » devait avoir été épargnée par la corruption, pensai-je ironiquement.
Je me remémorai ce que Mœ avait dit sur le sujet, que c’était sûrement la douleur qui l’avait rendu ainsi. Mais même en sachant cela, la peine, la tristesse et le reste : ça s’atténuait avec le temps ! Même en refaisant le tour de ce que m’avait raconté Joukwo, je ne voyais pas comment Kawoutsè aurait pu être suffisamment mal dans sa peau pour en arriver à un comportement si extrême. J’allais devoir le découvrir par moi-même…
– Je ne peux pas m’empêcher de penser que, d’une certaine façon, c’est de leur faute si Thœ et Kwo ont disparu, exprimai-je.
Thœji écarta ses doigts, laissant entrapercevoir ses yeux bleu clair.
– On ne sait pas vraiment pourquoi iels sont partis. Mais je pense que ça vient de nous, forcément. Sinon, pourquoi ça aurait eu lieu à ce moment précis, en plein milieu de notre combat, sans que personne ne s’y attende… ?
Mœ rejeta ses cheveux d’un seul côté et jeta un regard penseur au plafond.
– Peut-être que c’est une pure coïncidence… Nos parents – si on peut vraiment les appeler ainsi – n’ont jamais donné signe de vie. En tout cas, leur façon d’être en vie était totalement différente de la nôtre. Je ne pense pas que leur départ ait quoi que ce soit à voir avec nous.
– Mh… Qu’en penses-tu, Thœji ?
– Hein, moi ?
Pris au dépourvu, iel se releva un peu et réfléchit.
– Euh, personnellement, j’avais vraiment la sensation qu’iels étaient là, dans mon cœur. Et même s’iels sont partis, iels sont toujours tout autour de nous et en nous. C’est comme s’iels étaient encore là… C’est pour ça que je ne suis pas trop triste, parce que je les sens… Enfin, je ne sais si vous comprenez ce que je veux dire ?
– Si, je comprends, dis-je. Mais c’est différent, non… ? C’est comme si nous avions tous perdu quelque chose d’irremplaçable.
– Oui, j’imagine…
– Chacun a sa propre sensibilité, sa propre façon de réagir, renchérit Mœ. Donc nous ne devions pas tous sentir la même chose à l’origine.
– Je me demande si les conseillers les aimaient autant que nous les aimions… réfléchit Thœji.
– Mh… fîmes Mœ et moi.
Le jour de leur disparition, nous étions au sommet du Temple à nous battre. Je n’avais pas eu le cœur à observer beaucoup la réaction des autres, mais j’avais bien vu celles de Joukwo et de Kawoutsè et, bien que nous n’eussions pas eu le loisir d’en discuter après coup, j’avais eu la très nette impression qu’iels étaient autant dévastés que nous. Cependant, Kawoutsè s’était remis bien plus vite de la nouvelle…
– Je pense, dit Mœ, qu’iels ont une tout autre relation aux Dieux que nous. Dans le sens où ce sont les premiers à être apparus et que, pendant un temps, iels avaient une liaison privilégiée avec elleux. Du coup, on pourrait logiquement déduire qu’iels les aimaient plus que nous. Mais bon, ce n’est que pure conjecture. L’amour n’est pas quelque chose de rationnel.
– D’après ce que Joukwo m’a raconté sur leurs origines, iels avaient elleux aussi leur propre quantité d’amour et de solitude, expliquai-je. certains en voulaient à Thœ et Kwo de les avoir abandonnés sur cette terre invivable, d’autres leur étaient simplement reconnaissants pour le don de la vie. Donc tu as partiellement raison, je pense. Joukwo, par exemple, avait l’air aussi triste que moi, mais j’imagine qu’iel aura moins de difficultés à passer à autre chose. Parce que, dès le début, iel savait que nos parents ne lui avaient pas légué de tâche…
– Tu as raison… Ça doit être moins dur pour elleux… concéda Thœji. Nous, nous avons été trompés, nous ne pouvions pas nous y attendre. Jusqu’à ce que vous reveniez tout nous expliquer, nous étions persuadés que c’était les conseillers qui avaient mis fin à la vie de nos parents, même si c’était totalement impossible. Nous étions presque sur le point de sortir vous rejoindre pour leur faire payer, mais la douleur était supérieure à notre haine. Nous étions anéantis…
– Ça a dû être très difficile d’être dans le flou, comme ça…
– Oui, c’était horrible. Les lamentations, les pleurs…
À cette évocation, Thœji se prit la tête et réprima de nouvelles larmes.
– Et pourtant… Pourtant Wèthwo fut le seul à ne pas avoir résisté. Je ne comprends pas… S’iel avait entendu ce que vous aviez à dire, si iel avait tenu un tout petit peu plus longtemps, iel ne serait pas…
– Nous devons tous penser à l’avenir, déclara Mœ pour s’écarter du sujet sensible. Il faut que nous pensions à ce que nous comptons faire à partir de maintenant, non plus en tant que groupe, mais en tant qu’individus.
– Oui… murmura Thœji.
Je ne savais pas. J’avais encore des deuils à faire, j’avais besoin de temps. Outre celui de la vérité – qui n’en avait jamais été une – et celui de la confiance que j’avais envers les Dix, je devais revoir depuis le début la conception que j’avais de la vie. Je devais décider par moi-même de quel eût été mon but sur la Terre des Dieux. Et, pour l’instant, je n’en avais pas la moindre idée. L’habitabilisation pouvait parfois être une tâche pénible, certaines choses étaient intéressantes à faire et d’autres non. Mais, dans tous les cas, à quoi bon ? Tout était très vivable à présent, non ? Nous devions trouver quelque chose d’autre, quelque chose d’utile et d’agréable à la fois pour donner un sens à notre existence, puisque Thœ et Kwo nous avaient abandonnés sans rien, sans explication.
Peut-être le sens de la vie était-il moins matériel que ce que nous pensions ? Peut-être résidait-il dans les liens que nous formions, comme les amitiés, ce genre de choses qui pouvaient durer éternellement ? Ou bien, quelque chose de plus grand nous eût peut-être attendus au tournant de cette nouvelle ère…
Qui pouvait savoir ce que l’avenir nous eût réservé ?
~
Les jours passèrent, ponctués par les chants endeuillés et les allers-retours dans la base. Je n’étais pas retourné dans la Salle des Murmures, j’étais trop anxieux pour cela. Mais je savais que Thœji et Mœ s’y rendaient souvent ensemble et qu’iels en sortaient plus sombres encore après chaque visite. J’étais impuissant face à leur chagrin, je ne pouvais penser à un moyen d’aider à les réveiller auquel iels n’eussent pas déjà songé…
Dzaè était parti. Iel n’avait pas supporté de rester en présence de « traîtres », comme iel avait dit, et s’était empressé de rassembler ses affaires et de quitter les lieux. Thœji en avait pleuré pendant des heures, alors qu’ellui ne lui avait pas adressé un regard. Je me demandai qui des deux était véritablement un traître, finalement.
À ma grande déception, iel ne fut pas seul. Je craignis que ces départs n’attisassent des tensions internes et nous missent Mœ, Thœji et moi-même en danger. Ce ne fut heureusement pas le cas, les mécontents se contentèrent de partir sans un mot. Nous prîmes plus de temps pour discuter avec celleux qui étaient restés et pûmes conclure qu’iels étaient du même avis que nous, qu’iels préféraient pardonner que haïr éternellement. Ainsi, nous pûmes continuer à vivre en paix.
Pour calmer mon esprit, je passai beaucoup de temps dans l’eau chaude des bains. Il y avait une grotte naturelle cachée au fond des thermes dans laquelle on pouvait trouver des plantes, des galets plats et une petite cascade. J’aimais la sensation de l’eau frappant sur mon dos, cela me détendait les muscles et le bruit me coupait du monde extérieur. Personne ne vint me déranger dans ce petit havre de paix.
Le reste du temps, je discutai avec les autres insurgés au salon principal, me faisant de nouveaux amis, ou restai dans ma chambre au milieu des étoffes. La tenue que m’avait offerte Mœ me plaisait bien. Elle n’était pas trop longue ni trop moulante, juste parfaite. Elle laissait voir mes bras et mes jambes, ce qui m’autorisait toutes sortes de mouvements. Les couleurs étaient sobres et quelques broderies d’or lui donnaient un air sophistiqué. Je me sentais bien apprêté, beau en toutes circonstances.
Je commençai à me sentir insurgé.
Pour fêter cette avancée dans notre histoire, de nombreux sathœs avaient renouvelé leur garde-robe ou avaient changé de coupe de cheveux. Je me dis donc que j’eusse peut-être du en changer moi aussi, pour marquer le coup et surprendre mes amis. Dans la salle de coiffure, j’avais opté pour une frange et avais appris une nouvelle manière de tresser les cheveux. Dans la glace réfléchissante, je crus ne pas me reconnaître. La frange me donnait un air sévère et mystérieux. Je n’étais pas à cent pour cent satisfait, mais, après tout, les cheveux ça repoussait !
Je voulais profiter de mon séjour pour grandir personnellement et prit donc le temps d’apprendre à jouer d’un instrument de musique. J’étais intrigué par cette forme d’art et désirait fortement la maîtriser à mon tour. La personne en charge de la salle me conseilla un professeur talentueux qui se fit un plaisir de me dire tout ce qu’iel savait sur le sujet. Iel me fit tester un à un les différents instruments pour trouver celui qui me conviendrait le mieux. Il s’avéra que je n’étais pas naturellement doué pour ces choses-là, car j’éprouvais beaucoup de difficulté à coordonner les mouvements de mes deux mains. Pourtant, j’étais quelqu’un d’agile et d’acrobatique. Je ne comprenais pas pourquoi mettre mon index et mon petit doigt sur deux cordes éloignées était si difficile ! Étais-je si nul ?!
Heureusement, le musicien m’expliqua que cela n’avait rien à voir, que la musique était une question de persévérance, d’entraînement, et pas seulement de talent. Et je fis bien de le croire, car en moins de deux mois je fus capable de chanter et de jouer la musique que j’avais vue sur les parois de la grotte. Ces mots-là, dans ma propre bouche, semblèrent avoir une résonance différente. C’est ce que l’on appelait, je crois, le « style personnel ».
Après avoir parfaitement maîtrisé cette œuvre, je partis à la recherche de nouvelles partitions auprès des musiciens de la grotte et en fouillant dans les archives de la salle de musique. Je n’appris que des chants et des musiques joyeuses. Je ne voulais plus jamais avoir à entendre ces mélodies lentes et plaintives. Bien que très pertinentes en temps de peine, elles me rendaient triste même quand j’eus été de bonne humeur. C’était les temps tristes en elleux-mêmes que j’eusse aimé ne jamais voir se reproduire.
Ma bonne humeur fut communicative. Ma volonté d’apprendre et mes tentatives lyriques avaient redonné le sourire aux sathœs. Je ne sus pas si c’était grâce à la qualité de mon chant – que je jugeais médiocre – ou au simple fait que j’eus l’air passionné, mais le résultat était là et, vers la fin de mon séjour, les choses semblèrent presque comme avant.
Bien que tous ne fussent pas remis, l’ambiance était bien plus joviale. On organisa une fête pour la réussite de la Révolution et, en plus de l’orchestre habituel, les chaises furent écartées pour former un espace circulaire où des sathœs richement apprêtés allèrent tourner en se donnant la main et en agitant les jambes.
Il s’agissait de danse, un art sportif qui consistait à bouger en rythme sur de la musique seul ou à plusieurs. La musique et la danse étaient réputées inséparables, comme gravées dans nos esprits. Chaque fois que le son d’un instrument avait résonné, je m’étais moi-même surpris à bouger involontairement. J’avais donc trouvé l’explication à ce phénomène intrigant.
Devant moi se déroula une chorégraphie complexe à dix danseurs. Iels étaient parfaitement coordonnés et c’était très beau et impressionnant. Mais il y eut aussi des moments où nous pûmes participer sans connaître les pas ou d’autres où les pas furent faciles. Mœ et moi dansâmes ensemble. Iel m’apprit quelques astuces pour que je pusse me sentir plus à l’aise avec mon corps. En me tenant par la main, iel me fit tourner sur moi-même, me fit basculer en arrière et me rattrapa in extremis dans ses bras en rigolant. Il s’avéra que c’était un très bon danseur et partenaire.
Thœji se joignit à nous un peu plus tard. J’étais soulagé de voir qu’iel n’était plus aussi abattu qu’avant. Même si la cicatrice était encore fraîche, ses sourires étaient plus chaleureux, plus sincères.
Les gens riaient, les visages étaient réjouis, et j’étais apaisé.
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