Souvenir vingt-cinquième ~ Feux et danses

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Plus tôt que je ne l’eusse cru, le cycle solaire fut échu et il fut temps de retourner au Temple.

Je passai la sangle de la boite de mon instrument à cordes autour de mon cou et resserrai le col de ma cape. Dans ma sacoche, j’avais plié et compressé les deux tenues de rechange que m’avaient offertes les insurgés. Mœ vérifia pour la cinquième fois qu’iel eût bien rangé la totalité de ses vêtements et bibelots artistiques dans son sac. Iel avait pris la décision de déménager, où que cela eût été. Les insurgés allaient être dissouts, puisque presque tous avaient décidé de rejoindre la surface. Le peu qui fussent restés avaient des proches endormis et ne pouvaient se décider à les abandonner. Thœji, cependant, semblait plus à l’aise à rester aux côtés de Mœ, à lequel iel s’était beaucoup attaché. Avant notre départ, iel passa plusieurs heures à faire ses adieux à Wèthwo dans la Salle des Murmures. Iel lui promit de revenir souvent tout en nous affirmant que continuer à vivre était ce que Wèthwo eût voulu pour ellui. Cet état d’esprit positif me toucha beaucoup.

Nous partîmes à l’aube. Nous étions un bon groupe de trente et marchions les ans derrière les autres pour éviter les obstacles plus facilement. Chacun avait amené un ou deux sacs avec ellui, prêt à entamer une nouvelle vie ailleurs.

Après peu de temps, la silhouette massive du Temple se détacha dans la brume. Nous étions de nouveau en hiver et un blizzard glacé soufflait sur la plaine. L’herbe gelée craquait au rythme de nos pas. J’étais tout excité à l’idée de revoir Joukwo. J’avais préparé un petit cadeau pour ellui, un souvenir de mon séjour chez les insurgés, et j’espérais qu’il lui eût plu. En plus de lui faire découvrir la musique et la danse, bien entendu.

Ce qui m’inquiétait un peu plus, c’était de revoir le Conseil, d’en négocier les nouveaux membres et d’en faire partie. Je n’avais pas vraiment envie de rejoindre le groupe, de porter une pèlerine ridicule et de devoir représenter les révolutionnaires avec Tamiaki. La présence de Mœ et Joukwo était un peu rassurante, mais ma propre présence était-elle vraiment requise ? Être dans l’institution signifiait avoir quelque chose de plus à apporter et avais-je vraiment ce qu’il fallait ?

Bien que nous fussions arrivés en avance de quelques jours, la plaine était déjà noire de monde. Une quatre-centaine de personnes au moins s’étaient rassemblées et discutaient bruyamment. Nous nous avançâmes naturellement vers le Temple en recevant quelques saluts sur notre passage. À un moment donné, une tête familière se détacha au-dessus de la foule en disparaissant par intermittence. Le sathœ agita les bras à notre attention.

– Hé ! Hé, par ici !

Mœ se tourna vers moi et son visage s’éclaira du même sourire que le mien. Iel me lança un regard complice et nous coupâmes à travers foule pour le rejoindre. Le reste du groupe et Thœji restèrent en arrière. Iel nous sauta littéralement dessus en nous embrassant tous les deux.

– Ahhh, ça fait tellement longtemps ! s’exclama le référent de la Tour-Bibliothèque en nous frottant les épaules. Je n’en reviens pas !

Iel n’avait pas changé d’un cheveu. Iel était toujours affublé d’une énorme ceinture de cuir de laquelle sortaient divers parchemins et plumes d’écriture. Ses cheveux bleus étaient toujours courts et un épi récalcitrant cassait toujours la symétrie parfaite de sa coupe. Son odeur aussi était la même : un mélange complexe de menthe et de papier.

Quand iel nous lâcha enfin, iel se racla nerveusement la gorge en rougissant.

– Alors, comment ça va ? lança-t-iel.

– Bien. Et vous ? répondis-je pour nous deux.

– Ça va, ça va. Je suis arrivé hier avec les petits de la tour, indiqua-t-iel en désignant un groupe derrière ellui.

Les jeunes portant l’uniforme de la Tour-Bibliothèque nous adressèrent un timide signe de la main.

– Ça nous a fait une petite trotte de là-bas. Depuis que tu es parti, il y a eu pas mal de nouveaux. Personne ne semble rester très longtemps, ahah.

Ce rire avait quelque chose d’amer.

– Vous, au moins, vous ne vous êtes pas ennuyés à ce que j’ai entendu ! poursuivit-iel, l’air de rien.

– Ça c’est sûr, confirmai-je.

– Si on enlève tous les cycles que j’ai passés à me planquer sous terre, on peut dire que je n’ai pas chômé, c’est vrai, ironisa Mœ.

le référent eut un rire nerveux.

– Oui, c’est terrible ce qui t’es arrivé, Mœ… Et je ne peux m’empêcher de me sentir coupable d’une certaine manière, je-

– C’est du passé, le coupa Mœ. Il y a eu pire que moi, je ne peux pas me plaindre. Et puis je ne regrette pas le temps passé avec mes amis insurgés. N’en parlons plus.

mon ami avait beau dire que tout était pardonné et agir en conséquence, iel ne pouvait s’empêcher de ramener le sujet sur la table. Ce qui me fit penser qu’iel aimait vraiment son travail et avait été très blessé d’en être exclu. Qui plus est, je me rendis compte que je n’avais jamais vraiment su pourquoi Mœ avait été convoqué par le Conseil… Je ne l’imaginais pas être laxiste et encore moins agresser qui que ce fût.

le référent baissa la tête en signe d’acquiescement puis la releva et poursuivit :

– Tu es trop aimable… N’empêche, jamais je n’aurais imaginé vous revoir dans de telles circonstances ! Quand on m’a dit que tu étais à la tête de la Révolution, Thoujou, je n’y ai pas cru. Et j’étais encore plus choqué d’apprendre que Mœ était là aussi. Enfin, je veux dire que j’étais étonné. Tu as toujours été plus…

Iel chercha le mot juste.

– Plus sage ? tenta Mœ.

– Plus prudent ? essayai-je.

Nous nous regardâmes avec un sourire en coin.

– Raisonnable ? me proposa-t-iel, les yeux rieurs.

– Sérieux, rectifiai-je.

– Oui, tout cela à la fois j’imagine ! trancha le référent. Disons que, pour Thoujou, après ce que tu nous avais dit en partant, je me doutais que tu n’allais pas en rester là. Mais Mœ, je n’avais aucune idée d’où tu étais et de ce que tu étais devenu. Jamais je n’aurais pensé que cette… révolution… arriverait un jour.

le référent semblait mal à l’aise. Mœ et moi levâmes un sourcil.

– Et… vous en êtes satisfait ? osai-je.

– Oh ! Ce n’est pas comme si mon avis avait de l’importance ! protesta-t-iel en battant l’air de sa main.

– Bien sûr que votre avis a de l’importance ! rétorquai-je. L’avis de tout le monde compte, c’est pour cela que nous nous sommes battus ! Alors, dites-nous : est-ce que vous êtes déçu de nous ?

Iel se tordit les mains.

– Mh, je sais que je suis un peu trop raide d’esprit parfois… L’environnement de la bibliothèque n’est pas très propice à la remise en question. Il y a toujours tellement de choses à faire, de rapports à écrire, et tout est très standardisé. Alors, je n’ai pas eu beaucoup de temps pour réfléchir jusqu’à ce que mes jeunes ne commencent à se rebeller. Je ne savais pas ce qui leur prenait, soudainement… Il y avait déjà eu des vagues de protestation bien avant cela, c’est sûr. Mais les choses ont réellement commencé à bouger chez nous après ton départ, Thoujou. C’était comme si plus rien n’avait réellement d’importance. Même moi j’ai commencé à manquer d’assiduité à mon travail – oh, j’ai honte de le dire !

Mœ tenta de réprimer un sourire en coin.

– Vous savez, ce n’est pas si grave. Vous avez toujours été irréprochable jusque-là, le rassurai-je.

– Quand bien même, persista-t-iel. Pour en revenir au sujet principal : je suis à un poste qui m’a toujours convenu et comblé, et j’ai peur que cette révolution ne rende mon travail inutile. Aussi bien le travail que j’ai déjà effectué que celui qu’il me reste à faire. Je crains que la tour n’ait plus d’usage dans cette nouvelle ère et que je doive trouver autre chose. Ce métier, c’est tout ce que je sais faire… C’est toute mon éternité et je-… Je ne suis pas comme vous, je ne sais pas si je serai capable de passer à autre chose, de changer quoi que ce soit à propos de moi. Désolé, ça sonne très égoïste comme ça…

Finalement, je ne savais pas grand-chose du référent avant qu’iel ne nous déballât tout ce qu’iel avait sur le cœur. Je ne connaissais même pas son nom. Tout ce dont j’avais connaissance était relatif au peu de temps que nous avions passé ensemble et aux informations liées à sa tâche. Quand j’avais appris par Joukwo que les référents faisaient des rapports réguliers au Conseil, j’avais fugacement pensé à ellui dans sa grande tour de pierre. Je m’étais soudainement senti observé. Je lui en aurais aussi voulu si je n’avais pris en compte le facteur collectif qui pouvait parfois pousser à faire des bêtises. Les référents étaient des sathœs très anciens par rapport à moi et avaient été tenus en laisse par le Conseil via une distribution de privilèges. elleux aussi avaient été exclus de la vérité et manipulés, c’étaient des victimes. Parmi elleux, le référent de la Tour-Bibliothèque semblait être quelqu’un d’honnête. Et quoi qu’iel pût dire, le sourire qu’iel avait affiché en nous retrouvant prouvait qu’iel tenait à nous. Au moins en tant qu’anciens subordonnés, sinon en tant que chefs de la résistance.

– Ça ne me paraît pas du tout égoïste à moi, le rassurai-je en lui serrant l’épaule. C’est normal de craindre les changements rapides de la société et vos inquiétudes sont légitimes. Ne laissez personne vous dire que votre avis ne compte pas ou que vos inquiétudes sont ridicules, parce qu’elles ne le sont pas.

– M- Merci, Thoujou…

– Pour ma part, enchaîna Mœ, je pense que vous vous en sortirez à merveille, Dzwotœ. Que vous ayez à changer de poste ou non, je suis persuadé que vous ferez un travail formidable. Et si jamais vous ne vous en sentez pas capable, n’hésitez pas à demander de l’aide. Ce n’est pas un signe d’égoïsme ou de faiblesse, ça arrive à tout le monde de se sentir perdu, surtout en ce moment.

– Nous serons là si vous avez besoin de nous, nous ne vous laisserons pas tomber.

– Merci… dit-iel en reniflant.

Iel posa sa main sur la mienne et la serra.

– Ça fait du bien de se sentir compris et écouté.

Je lui souris chaleureusement.

– Il n’y a pas de soucis.

Iel retourna le sourire en essuyant subrepticement une larme.

Enfin, je connaissais son nom !

~

Pour les jours restants, nous installâmes un petit camp à l’abri de la neige. De simples nattes de paille posées au sol et quelques tissus tendus sur des piquets. En l’absence d’entretien, l’herbe de la plaine avait poussé sans détour. L’air de la nuit était frigorifiant et les sathœs allumèrent des feux sauvages au milieu de la friche, délimitant de petits groupes. Spontanément, des fêtes s’organisèrent auxquelles j’eus le plaisir d’user de mes compétences de musicien.

Quelques conseillers mineurs se joignirent aux festivités. Pendants deux nuits, on ne vit pas de membre des Dix. Mais, durant la dernière, certains arrivèrent. Il y eut d’abord le sathœ enjoué aux cheveux courts et bleu clair, et cellui qui avait de longues boucles bleu foncé. Ils avaient apparemment été attirés par la musique et les chants. Inévitablement, le conseiller craintif roux – toujours de paire avec le premier – fit son apparition. Caché derrière un pilier et évitant de se faire remarquer, iel passa bien une demi-heure à tenter d’attirer l’attention de son ami pour que ce dernier vînt le rejoindre. Après quoi iels passèrent le reste du temps ensemble à l’abri des piliers.

Ces trois-là furent les seuls à sortir du Temple. Kwowè et le sathœ noir aux dreadlocks, qui étaient – il semblait – deux des trois conseillers majeurs les plus agressifs avec Kawoutsè, arrivèrent simultanément du Nord et du Sud. Iels se retrouvèrent devant les portes et se collèrent un bon coup de poing dans l’épaule en guise de salut. Iels discutèrent quelques instants, puis iels s’en allèrent dans deux directions opposées.

Kawoutsè était introuvable – je l’eusse eu remarqué s’iel avait été là – mais je finis par trouver Kajiki, silencieusement adossé à un arbre solitaire, plongé dans la contemplation d’un feu de joie autour duquel un groupe de trois jeunes dansait. Comme toujours, iel affichait un sourire serein que rien n’eût pu ébranler. Son apparence aussi était la même, sa tenue n’avait pas changé. Iel n’avait pas – à l’image des cinq autres – emprunté le style des jeunes ou des insurgés. Ce qui démontrait que, malgré leur sale caractère, iels n’étaient pas aussi rigides que Kajiki. Peut-être tenait-iel trop à son statut de conseiller ou bien n’accordait-iel véritablement aucune importance à ces choses-là ?

Plus tard dans la soirée, le discrets Jouwè fut aperçu en compagnie de son cadet aux cheveux rose, parcourant la plaine bras dessus bras dessous à la recherche de visages connus. Iels nous saluèrent brièvement en passant avant de continuer leur ronde et de disparaître dans la masse. Alors que je les perdais de vue derrière la fumée, mon regard s’attarda sur un point lumineux déchirant la nuit sans lune. En réalité, il y avait une multitude de points lumineux qui se rapprochaient de nous. Avec toute cette population, je mis du temps à démêler les énergies.

Un groupe de sathœs tenant des lanternes de Feu Bleu amovibles s’avancèrent vers la porte du Temple en discutant passionnément. Au centre, une silhouette familière auréolée de lumière se tenait. Vêtu d’une longue cape ornée de fourrure et d’épais gants de cuir, Joukwo marchait à pas lents, se tournant tantôt à droite tantôt à gauche pour répondre aux sollicitations de ses accompagnateurs. Iel avait coupé ses cheveux en carré plongeant jusqu’à hauteur des épaules et courts sur la nuque, ce qui lui donnait une apparence plus moderne et décontractée. Iel fendait la foule comme un poisson dans les flots, les gens s’écartant cordialement à son passage. Cela me réjouit de constater que les sathœs avaient encore une once de considération pour mon ami ou bien qu’iel avait à nouveau conquis leur confiance au cours de ce cycle de césure. Iel n’avait pas l’air d’être resté ici finalement, car je reconnus chez ses suivants des tenues provenant des lointaines circonscriptions de l’Est et sa cape semblait provenir du grand Ouest.

Leur petite troupe s’arrêta non loin de nous et certains entreprirent d’installer camp. Joukwo resta debout à discuter vivement. Au bout d’un moment, n’y tenant plus et ne trouvant de toute manière aucune opportunité de venir à sa rencontre, je m’approchai.

– C’est donc pour cela qu’il faut éviter d’édifier un chêne près d’une zone aquatique importante, au risque qu’il contracte la maladie de la « mort subite du chêne ». Cependant, les pseudo-champignons qui causent cette maladie peuvent se développer dans de nombreuses et diverses conditions, alors nous ne pouvons pas prévenir toutes les pos-

Son regard croisa le mien et iel bloqua un instant. Puis son sourire s’élargit et les pans de sa cape s’écartèrent pour dévoiler une paire de bras accueillants.

– Thoujou !

Je courus vers ellui et le fis presque basculer en l’enlaçant. Iel se mit à rire sous les exclamations de ses suivants.

– Tu m’as tant manqué ! s’exclama-t-iel en enserrant mes épaules. Oh, j’ai tellement de choses à te raconter !

– Moi aussi ! rétorquai-je en essayant de trouver une position agréable pour faire durer le câlin.

C’était toujours difficile de faire des accolades confortables tant iel était grand par rapport à moi ! Les autres autour nous laissèrent de l’espace et partirent discuter entre elleux autour du feu qu’iels étaient en train d’allumer.

– Salut, dit une voix au-dessus de moi.

– Salut Mœ, comment ça va ? répondit aimablement Joukwo alors que je me décollais d'ellui.

– On fait aller.

Je savais que les évènements récents avaient laissé des marques durables sur Mœ et que le mystère des endormis continuait de le travailler. Mais mon ami faisait toujours beaucoup d’efforts pour avoir l’air d’aller bien et continuer ses tâches sans nous inquiéter. M’étant habitué à son comportement, j’étais désormais capable de déterminer à quel point iel allait bien ou mal. Et, à ce moment précis, iel avait l’air assez content de retrouver tout le monde.

– Hâte de voir comment va fonctionner ce nouveau Conseil, poursuivit-iel.

– Oh, moi aussi ! Ça faisait si longtemps qu’un évènement de cette ampleur n’avait pas eu lieu et on est si nombreux maintenant, c’est vraiment quelque chose !

– Je ne vous le fais pas dire ! confirma Mœ avec un rictus.

– Mais c’est une chance. Chaque vie sur cette terre est un cadeau.

Le visage de Joukwo s’attendrit ostensiblement.

– J’aimerais vraiment apprendre à connaître chacun d’entre elleux…

Il y avait de l’espoir dans ses mots. Une promesse d’avenir radieux. Je pris la main gantée de mon ami, je sentis de la chaleur sous le cuir. Iel passa ses doigts dans mes cheveux.

– Sympa, ta nouvelle coupe, dit-iel en effleurant mon front.

– La tienne aussi.

Derrière nous, quelqu’un cria par-dessus la musique :

– Mœ !

– Oui ? s’enquit ce dernier.

La tête de Thœji dépassait à peine de la foule. Iel fit signe à Mœ de le rejoindre.

– J’arrive. Désolé, je vous laisse tous les deux. À plus tard.

Iel s’enfonça dans la foule et disparut derrière la fumée et les danses.

– Bon, ce n’est plus que nous deux alors ?

– Comme au bon vieux temps ! m’exclamai-je.

– Hihi, oui, c’est vrai.

Nous nous installâmes près de celleux qui se trouvaient plus tôt avec ellui. Iels étaient en pleine discussion sur les conifères. Joukwo les écouta un moment puis se tourna vers moi :

– J’ai passé un cycle formidable. À la base, j’avais prévu de rester ici. Mais finalement j’ai suivi un jeune jusqu’à l’extrême Ouest, à la frontière de Fapfœ et Kaou. De là, nous avons rencontré d’autres personnes qui nous ont emmenés ailleurs et ainsi de suite. J’ai fait un bon voyage et de bonne rencontres, c’était super ! Vers la fin, je suis passé par un petit camp de marginaux dans les falaises de Dzwoha. Discuter avec elleux a été difficile mais instructif.

– Les marginaux ? Qui est-ce ?

– Oh, ce sont des gens qui avaient quitté la société, comme les insurgés, mais moins nombreux et de manière nomade, expliqua-t-iel. Ils ont été rejoints par des réfractaires à la Révolution, des personnes qui ne veulent pas de nouveau Conseil et qui ne sont donc pas ici aujourd’hui.

– Et… est-ce qu’un certain Dzaè était parmi elleux ?

– Oh, je crois bien l’avoir vu, en effet. Tu le connais ?

Je ne voulais pas aborder ce que j’avais vu chez les insurgés, pas encore. Parler de Dzaè nous rapprochait trop de ce sujet, alors je détournai la conversation :

– Très peu. Moi qui pensais que nous serions tous ici aujourd’hui, je me suis trompé.

– Oui, mais c’est normal, Thoujou. Un cycle c’est peu pour pardonner, laisse-leur encore du temps. Si les choses se passent bien je suis sûr qu’iels se joindront à nous.

Iel m’adressa un sourire rassurant. Iel avait raison, un cycle c’était peu. Mais moi ça m’avait suffi, et le revoir était pour moi la plus grande des joies.

Je me mis cérémonieusement à genoux devant ellui et ôtai mon sac pour fouiller dedans. J’en sortis un petit paquet et le plaçai entre ses mains.

– Qu’est-ce ? s’enquit-iel.

– Un présent. Un souvenir des insurgés. Le groupe va être dissout prochainement mais leur culture et leurs rites persisteront dans le temps. En voici un artefact pour toi, c’est moi qui l’ai fabriqué.

Iel déplia le tissu avec précaution, révélant un anneau de bois poli et verni, peint à moitié de noir et à moitié de vert forêt. Un peu décalé du centre de l’objet se trouvait un orifice. Son visage s’illumina.

– C’est trop gentil, susurra-t-iel en rougissant. Mais comment on s’en sert ?

Ce fut à mon tour de rougir.

– Normalement, tu dois le mettre dans tes cheveux avec une attache en métal, mais là…

Iel passa machinalement la main sur une mèche de cheveux puis laissa échapper un petit rire.

– Ah, mince ! s’exclama-t-iel. Mais en attendant, je peux le mettre en collier, non ?

– Oh, oui, bien sûr !

Ses bras disparurent sous sa cape et iel en ressortit un fil de corde doré auquel iel passa l’anneau, qu’iel attacha ensuite autour de son cou. Iel admira le résultat.

– Ces anneaux symbolisent l’amitié entre plusieurs personnes, expliquai-je. Chaque groupe d’amis a une peinture unique. Moi, j’ai choisi le noir pour représenter la nuit où nous avons regardé le coucher de soleil et le vert pour Fapfœ, où nous avons passé le plus de temps ensemble. J’ai le même au bout de ma tresse !

Joukwo se mordit la lèvre.

– Merci… Il est très joli. Ça me fait très plaisir.

Iel se mit à genoux à son tour pour pouvoir m’enlacer.

– Promis, moi aussi je te ferai un cadeau.

Un éclat de malice dans la voix, je lui répondis qu’il faudrait m’en faire deux. J’attrapai alors l’instrument à cordes dans mon dos et me mis en position adéquate pour lui jouer la première mélodie que j’avais apprise à jouer, celle que j’avais découverte dans le tunnel de Kaou.

– Écoute ça, ça va te plaire.

– Tu sais jouer de la musique ? Fantastique !

C’était l’histoire de deux sathœs séparés par le destin et l’on vivait le point de vue de cellui qui avait dû partir loin de l’autre. Une histoire tragique, mais malheureusement assez courante à une époque où nous n’étions pas maîtres de nos vies. Les personnages me rappelaient Joukwo et moi dans une moindre mesure, car nous avions été séparés un temps par la tyrannie de Kawoutsè. La chanson s’arrêtait sans que l’on sût si les deux protagonistes avaient pu se revoir. Mais, dans notre histoire, la fin était heureuse. J’avais donc l’intention de transmettre un certain espoir au travers de mon interprétation, sans pour autant dénaturer la mélancolie de la musique originale.

Bien que l’on ignorât si cette œuvre fut une fiction ou une histoire vécue, l’émotion ressentie était la même. Au milieu de cette cacophonie de chants de fête sans profondeur et à l’aube d’un jour de révolution important, je voulais émouvoir.

Lorsque je me mis à jouer les premières notes, les yeux de Joukwo s’éclairèrent. Autour d'ellui, ses jeunes amis se turent et m’écoutèrent également. D’abord, leurs regards me gênèrent et je manquai quelques accords. Mais les néophytes ne se rendirent compte de rien. Pour me sentir plus à l’aise, je concentrai mon regard sur le manche de mon instrument et ça alla tout de suite mieux. Je me plongeai corps et esprit dans mon art, emporté par la fièvre de la musique, et débutai mon chant.

Ma voix portait peu mais, après quelques phrases, ce fut comme si les autres musiciens avaient cessé de jouer. Une bulle semblait s’être formée autour de nous, nous isolant des stimuli parasites, figeant cet instant dans le temps et l’espace.

L’art de la musique avait des dimensions diverses selon les occasions et les publics. Pour Joukwo, j’avais un répertoire que je n’eusse osé jouer devant personne d’autre. J’eusse aimé commencer par là et regrettai un peu de devoir me restreindre à de la musique passe-partout… Mais, face à leur silence et à leur immobilité, je ne doutai pas de l’émotion que cette œuvre avait provoquée et je fus satisfait.

– Chaque souvenir que je chéris dépérit avec la distance qui me sépare de ta chaleur, conclus-je.

Je levai lentement la tête vers mon auditoire, confiant. Mais ce que je vis me stupéfia.

Joukwo pleurait silencieusement, comme certains autres derrière ellui. Mais son regard… il était différent. Ce fut comme s’iel avait entrevu la disparition. Iel avait l’air terrorisé et iel tremblait. Iel ne me regardait pas moi, mais plutôt quelque part dans le vague et les flux énergétiques s’étaient figés autour d'ellui. D’ordinaire, les émotions fortes causaient aux flux des tremblements incontrôlables, mais pas une immobilité totale…

– Ça va ? demandai-je, inquiet.

Iel battit des paupières et regarda une larme tombée dans sa main. Iel sembla sortir de son état second. Puis iel s’essuya fébrilement le visage, comme choqué ellui-même par sa réaction. Derrière ellui, les jeunes s’agitèrent.

Je lui pris doucement l’épaule et iel leva un visage triste vers moi.

– Thoujou… Qui a écrit cette chanson ? me demanda-t-iel soudain.

– Euh, je ne sais pas. On m’a dit que c’était un ancien insurgé. Je l’ai trouvée gravée dans un tunnel désaffecté menant au repère. Elle doit être assez ancienne.

– Ah bon, d’accord… murmura-t-iel avec un faible sourire de soulagement.

– Qu’est-ce-qui t’arrive ? Tu connais cette chanson ?

– Non, pas du tout. C’est juste que les paroles… m’ont touché. J’ai cru qu’elles s’adressaient à moi, mais j’ai dû me tromper.

« Ah, c’était donc ça » me dis-je.

– Ne t’inquiète pas, ça fait souvent cet effet quand on entend une chanson de ce genre la première fois.

– Oui, moi aussi j’ai pleuré ! C’était trop triste ! valida un jeune, suivi de quelques autres.

– J’ai de la chance d’être bien entouré, se réjouit Joukwo, de nouveau radieux. Merci pour la chanson, Thoujou. Tu es très doué.

Je rougis.

– P- Pas de soucis. Si tu es sage, je t’en jouerai d’autres.

Iel ricana et déclara :

– J’ai hâte !

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