Souvenir vingt-sixième ~ L’Assemblée

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Le reste de la dernière nuit passa comme un éclair. Joukwo et moi nous étions racontés avec enthousiasme tout ce que nous avions fait durant ce cycle. J’avais cependant pris le soin d’éviter toute allusion à Wèthwo ou aux endormis. Un soleil masqué par la brume se leva sur une nouvelle journée. Les sathœs éteignirent feux et excitation, et se rangèrent bien sagement autour de l’estrade que Kajiki avait entrepris de créer. À intervalles réguliers, des scènes similaires furent érigées et des personnes sans rang particulier s’y juchèrent.

Mœ et Thœji nous souhaitèrent le bonjour alors qu’iels nous rejoignaient. Je fis rapidement les présentations entre Thœji et Joukwo qui s’effleurèrent poliment la main. Nous vîmes également Tamiaki s’approcher dans la foule, mais sans arriver jusqu’à nous – à mon plus grand soulagement. Peu après, Kajiki prit la parole.

L’ancien conseiller commença par des formules de politesse et exprima sa volonté d’être maître de cérémonie pour la première réunion. Derrière nous, à quelques pieds, le sathœ en hauteur répéta ses paroles mot pour mot, puis les autres en firent de même par vagues.

« Oh, alors c’est pour que tout le monde puisse entendre ! Ingénieux ! »

Ensuite, iel proposa un nouveau système de vote à main levée – comme utilisé à l’ancien Conseil – pour remplacer celui des claquements de doigts et des tapements de pieds qu’iel jugeait trop compliqué pour comptabiliser clairement les voix. Pour l’inaugurer et vérifier que tous avaient compris, iel fit voter pour sa première proposition. Personne ne vit d’objection particulière à ce que ce soit ellui qui mène la séance alors presque toutes les mains se levèrent.

– Bien. À présent, entrons dans le vif du sujet : nous devons élaborer un système de juridiction pour remplacer le Conseil, ainsi que choisir un objectif commun, si cela se peut. Par rapport à notre objectif de vie, je donnerai la parole à chacun et nous verrons si une tendance commune peut en être dégagée. le scribe ici présent prendra tout en note pour être certains que personne ne soit oublié. Pour le reste, je propose que nous commencions par établir un système de lois, puis que nous choisissions la forme de la gouvernance, et enfin ses membres. Par la suite, les gouvernants distribueront les rôles en fonction de leur secteur d’activité et des désirs de chacun. Cela vous convient-il ?

La foule approuva. Kajiki était étrangement froid et sérieux par rapport à la nuit précédente. Sans doute la tâche qu’iel réalisait fut-elle trop importante pour lui laisser la liberté d’esprit qui lui permettait d’ordinaire de sourire.

– Au cours de ce cycle, des propositions me sont déjà parvenues. Je les ai bien entendues scrupuleusement notées. Par conséquent, les personnes en question peuvent s’abstenir de se répéter. Mais nous sommes encore loin du compte, alors commençons tout de suite. Je préviens que votre parole en ce jour est publique, nous ne pourrons prendre en compte les objectifs trop personnels pour être énoncés. Aussi, ces derniers devront être poursuivis en parallèle de l’exercice de vos fonctions. Celleux qui n’osent pas se prononcer oralement risquent également d’être ignorés, et ce n’est pas ce que nous voulons. Je demande donc à ces derniers de coucher leurs propositions par écrit et de les acheminer jusqu’à mon scribe. Nous prendrons le temps qu’il faudra afin que tout le monde puisse s’exprimer en commençant par celleux devant moi, alors ne vous inquiétez pas si vous êtes au fond, le passage de la parole ira jusqu’à vous en temps et en heure. Sachant tout ceci, qui veut prendre la parole ?

La séance débuta et des centaines de mains se levèrent simultanément. Kajiki distribua habillement et équitablement la parole. Iel sut garder tout le monde sur la piste du sujet principal tout en leur laissant le temps nécessaire pour bien s’exprimer. Le conseiller se contenta d’écouter en hochant de temps en temps la tête tandis que son scribe couvrit d’écriture des mètres de parchemin.

Mœ, Joukwo, Thœji et moi-même nous trouvions près de l’estrade principale et ce fut très vite notre tour. J’avais levé la main instinctivement et, quand je dus m’exprimer, ma voix refléta une certaine anxiété :

– Pour ma part, j’estime que l’habitabilisation a déjà porté ses fruits et que nous devrions consacrer nos vies à réaliser nos ambitions personnelles au sein de communautés arrangées autour de passions communes. Je fais notamment référence aux différentes formes d’art que nous avons développées. Je ne pense pas que produire ou détruire les choses soit nécessaire dans le monde de demain. En somme, le Ji nous sera beaucoup moins utile, ce qui nous replacera sur un pied d’égalité avec nos aînés.

Joukwo m’adressa un regard empathique avant de prendre à son tour la parole :

– De même que Thoujou. L’habitabilisation a duré assez longtemps, il est temps de profiter de nos terres. Par là je veux dire observer ce que nous avons créé car, nous avons peu eu la liberté de le constater, mais la vie se développe sans notre influence, indépendamment de notre volonté. Les arbres poussent, les animaux se reproduisent, ils se déplacent, colonisent de nouveaux territoires, et cætera. Et je trouverais cela intéressant d’observer passivement le produit de nos actions et de nous en émerveiller.

Quand iel eut fini, iel tourna un visage souriant vers moi et je le lui rendis. Son humble objectif était touchant.

– Moi je pense que nous devrions poursuivre le travail de documentation de tous nos progrès au travers de l’écriture, s’exprima Mœ. Ce n’est pas un objectif en soi que je propose, mais une action parallèle. La connaissance c’est le pouvoir, comme ont pu nous le démontrer les évènements récents. Et la connaissance, ça se consigne dans des livres et des rapports. Donc je pense que nous devrions centraliser les informations à Ñitœi et les rendre accessibles à tous en toutes circonstances. C’est également une solution pour nous mettre sur un pied d’égalité.

Iel me fit un clin d’œil et j’entendis Joukwo pouffer. Mœ lui lança un regard tendre que je surpris. J’étais ravi que nos trois idées fussent conciliables. On pouvait y déceler un cheminement assez logique !

Par la suite, on put entendre des désirs divers et variés :

– J’aimerais que tous puissent choisir l’environnement qu’iels préfèrent pour se sédentariser. La plupart d’entre nous n’ont connu que Dzœñou et leur lieu de travail. Ce n’est pas assez pour se construire une préférence…

– D’après moi, c’est une idiotie de s’arrêter là dans l’habitabilisation. Il y a encore tellement de choses possibles ! La planète est grande, mais est composée à 70 % d’eau ! On pourrait faire un nouveau continent, non ?!

– Personnellement, je n’ai aucun intérêt dans une organisation sociétale. Je suis très bien tout seul. Je ne veux pas que le groupe me dicte ce que j’ai à faire. Aucun objectif commun ne m’intéresserait, dans tous les cas.

Les Dix ne se trouvaient pas dans les premiers rangs, iels s’étaient plutôt répartis par duos dans la foule. Quand la parole leur revint, on ne put quasiment pas déceler de motivations communes. Comme Joukwo me l’avait autrefois dit : chacun avait ses propres intérêts et ils étaient difficilement conciliables.

Par exemple, Kwowè nous dit :

– L’eau, la terre, tout ça, je n’en ai jamais rien eu à faire ! Le confort, ça ne m’intéresse pas. Je suis un sathœ d’action et je ne supporterais pas de faire la même chose tout le temps. Alors mettons en place des objectifs temporaires. Des trucs qui changent en fonction des saisons, par exemple. Pourquoi pas ?

Et Jouwè expliqua :

– Tout me va tant que personne ne se sent abandonné. L’essentiel pour cette nouvelle société c’est que tous soient accompagnés à la hauteur de leurs désirs.

Enfin, cellui avec les dreadlocks s’agaça :

– Vous faites ce que vous voulez, mais faites le bien ! Il faut que les choses soient cadrées, pas que chacun fasse n’importe quoi dans son coin. Alors, que ce soit bien clair : une fois que les lois seront votées, il faudra un service d’ordre qui les fera respecter. On ne peut pas compter sur la bonne foi seule pour faire régner l’ordre. Je vous aurais prévenus !

Ses paroles furent accueillies par un murmure de mécontentement, mais Kajiki fit vite revenir le calme. À mesure que la parole s’éloigna de nous, nous ne fûmes plus capables d’entendre quoi que ce fût, et ce fut le rôle des intermédiaires que de faire remonter les informations jusqu’à Kajiki. Ainsi, on ne put plus identifier de qui provenaient les idées. Cependant, aussi loin que mon regard me permettait de voir, je ne vis ni n’entendit Kawoutsè ou Dzaè…

Il fallut bien une journée et demie pour que tous eussent pu s’exprimer. Le temps parut long, car nous ne pouvions nous permettre de bavarder entre deux prises de parole. À la fin, le scribe roula précautionneusement ses mètres de parchemin et Kajiki annonça que la phase de traitement des informations allait débuter et que pour des questions pratiques on eût utilisé un bureau à l’intérieur du Temple. En attendant, pour ne pas perdre notre attention, iel nous proposa de poser des idées sur papier pour la phase de délibération suivante, à savoir sur les futures lois. Puis iel se retira, accompagné du scribe et des intermédiaires oraux, à l’intérieur du Temple.

Les procédures durèrent ainsi plusieurs semaines. Entre la rédaction des propositions, leur collection, leur commentaire, leur vote et leurs amendements, notre système décisionnel était très long. Mais chaque étape était nécessaire afin d’assurer la justesse de notre nouvelle société.

Ainsi, le nouveau Conseil fut nommé « l’Assemblée » et fut articulé en branches, comme un arbre. Chaque branche comprenait d’une dizaine à une trentaine de membres répartis sans rapport avec leur ancienneté ou leur rôle précédent, mais plutôt en fonction de leur domaine d’expertise. Par exemple, on eût pu trouver une branche dédiée à la faune, une au textile et une autre à la gestion administrative. Chacune eût eu son représentant qui eût été, la plupart du temps, un ancien conseiller. Nous avions bien entendu procédé à un vote pour choisir les chefs de sections. Seulement, les candidats devaient se prononcer d’elleux-mêmes. J’avais beaucoup hésité, mais m’étais finalement lancé pour la direction de la branche « arts et culture ». Et je parvins à être élu. Tamiaki fut assigné à celle de la recherche et de l’innovation, Joukwo à celle de la conservation et de la transmission du savoir avec Mœ et le référent de la Tour-Bibliothèque sous sa tutelle. Quant à Kajiki, iel se fût occupé, entre autres, de l’organisation des réunions et de la répartition de la parole comme iel savait si bien le faire, tout en étant à la tête de la branche administrative.

Le rôle des personnes gradées de nos branches – les sous-chefs – eût été de nous assister dans nos décisions lors des réunions cycliques et de créer un effet de contre-pouvoir pour éviter de reproduire la toute-puissance du précédent Conseil. Après chaque réunion, nous fussions tous allés sur le terrain. Plus personne – hormis celleux travaillant à la Fabrique, par exemple – ne fût plus resté vivre au Temple. Nous, dirigeants choisis par nos pairs, eussions eu pour devoir de répartir les tâches entre les personnes selon leurs désirs et compétences. Après quoi nous eussions vérifié qu’elles fussent réalisées conformément aux instructions. Nous eussions eu à nous déplacer sans cesse pour nous assurer du bon déroulement du projet qui nous fût assigné. En somme, notre place pouvait être remise en jeu à chaque réunion si notre comportement était estimé incorrecte ou si nous étions jugés comme n’étant pas à la hauteur. Ce système permettait d’éviter les abus de pouvoir, car, à présent, nous travaillions au service de tous et non plus à notre propre service.

Chaque projet eût été décidé lors des référendums précédant les réunions. Ils eussent ainsi été délibérés et répartis au sein des branches. Pour les projets de longue haleine, les réunions cycliques eussent permis d’estimer le progrès effectué. Chaque branche eût pu avoir plusieurs projets en cours en même temps à condition de déléguer en partie aux sous-chefs de la branche.

En outre, chaque sathœ eût été désormais libre de se vêtir, de se déplacer et d’avoir des possessions, ceci incluant une pièce personnelle sur le lieu d’activité. Son assignation à un projet eût pu être remise en question à tout moment en passant par les chefs de branche. Chacun eût aussi été libre de ne pas participer aux projets en cours, à l’image des marginaux, du moment que son comportement respectât les lois établies. De la même manière, les personnes postées sur des projets en cours eussent disposé de la totalité des nuits et de certaines périodes du cycle pour déserter le poste, voyager et faire ce qui leur plaisait. C’était sans doute ce que Kajiki avait appelé « réaliser ses ambitions personnelles ». Sans pauses dans le travail cela eût été impossible.

Pour la partie esthétique du système, bien que nous nous connaissions tous, nous recyclâmes l’ancienne insigne des conseillers en collier. Adieu les pèlerines violettes, bleues ou rouges bien trop ostentatoires ! Nous devînmes nous aussi libres de vêtir et de posséder nos propres vêtements, pour mon plus grand plaisir.

Quand tout fut décidé put débuter le premier référendum de l’histoire. Les projets proposés concernaient surtout les branches urbanisme et innovation, et consistaient en la création de lieux de divertissement et de représentation dédiés à l’art. Par exemple, la construction de nouveaux thermes était envisagée. En effet ces édifices, bien que présents chez les insurgés et au Temple, étaient quasiment inconnus de la population puisqu’autrefois réservés aux seuls conseillers. L’idée me plaisait beaucoup et j’eusse lutté pour qu’elle fût acceptée par l’Assemblée, bien qu’à mon avis il n’y eût pas eu d’objection. Tout le monde aimait les bains chauds, non ?

~

Affublés de nos tous nouveaux pendentifs, nous nous avançâmes dans le couloir de pierre froide éclairé des torches aux lueurs bleutées. Puis nous montâmes les marches menant à l’hémicycle et nous assîmes dans les durs sièges de bois noble des anciens conseillers. Nous étions plus que dix chefs de branche et plus de trente en tout, alors il n’y eut pas assez de place pour tout le monde, mais cela eût fait l’affaire pour une première séance.

J’observai alors mes nouveaux collègues qui se présentèrent tour à tour. Enfin, je pus associer le prénom et le visage des Dix. Tout d’abord, il y avait Jouwè, cellui aux cheveux violets. Iel était plutôt tendre et doux, à l’image de sa voix mélodieuse. Iel était souvent en compagnie de Fatipfœ, avec les deux couettes roses, qui avait une personnalité similaire et ne parlait que très peu. Houèmki était le roux toujours collé à Amka, cellui avec un carré bleu clair. Les deux étaient aux antipodes l’un de l’autre, ce qui expliquait sans doute leur entente intime. La confiance de le second devait donner de la force à le premier. Ensuite, il y avait Thœsèti avec les dreadlocks et Kwowè avec la peau mate et la tresse rouge. Bien que tout les deux méprisants, Thœsèti était plutôt partisan de l’ordre et de l’autorité, alors que Kwowè était un dissident. Psoui, quant à ellui, était cellui avec les longues boucles bleu foncé. Iel portait une robe courte tout à fait charmante sur laquelle j’eusse aimé prendre modèle pour une future tenue. Enfin, il y avait Kajiki et Joukwo, qui avaient l’air de mieux s’entendre que ce que je croyais.

Après avoir observé tout le monde, un sentiment étrange s’installa en moi. Comme si… il manquait quelqu’un.

Oui, définitivement : Kawoutsè n’était pas là. Et à présent que j’avais mis le doigt dessus, je pouvais clairement voir le malaise sur certains visages, notamment celui de Joukwo qui regardait sans cesse en direction de la porte, comme s’iel s’attendait à ce qu’iel entrât à tout moment. Mais Kawoutsè n’avait pas été élu, iel ne s’était pas présenté. Il n’y avait donc aucune raison qu’iel assistât à la réunion de l’Assemblée. Malgré mon aversion pour sa personne, je ne pus m’empêcher de me demander ce qui pouvait bien lui être arrivé.

– Bien, débutons, proposa Kajiki, brisant le silence. Nous avons cinquante propositions de projet à étudier, alors ne perdons pas de temps. Nous les avons réparties par branches au préalable pour faciliter leur traitement. Merci au passage à Iñak, mon scribe, pour son travail remarquable.

Le dénommé Iñak rougit debout derrière ellui.

– La première concerne la branche textile : « développer une gamme de vêtements pour chaque saison et chaque morphologie, déclinable en différents coloris sur demande », lut-iel. Ce projet requiert la constitution d’un groupe d’artisans qualifiés, la mise en place d’une formation adaptée, l’agrandissement probable de la Fabrique et de nos stocks de matériaux… À savoir que les insurgés ont déjà développé de nombreuses nouvelles techniques de confection manuelle des étoffes. Nous vous serions donc reconnaissants, Mœ, si vous pouviez coopérer avec Joukwo pour la formation des futurs couturiers…

– Bien entendu, valida Mœ.

– Avec plaisir, renchérit Joukwo.

La réunion dura ainsi pendant dix jours. Les 50 propositions furent examinées et débattues une à une. Celle concernant les thermes fut très bien accueillie et ma branche fut affublée d’une dizaine de projets, rien que cela ! Jamais la Terre des Dieux n’avait connu de période plus prospère pour la créativité. Les arts et la culture avaient décidément gagné en popularité et ce même auprès des Dix. Les discussions concernant ces projets avaient été les plus courtes !

Pour ce premier cycle, Joukwo et Mœ eussent eu beaucoup à faire pour classifier tous les nouveaux rapports à Ñitœi et assurer la formation de celleux en ayant besoin, y compris parmi les chefs de branche. En effet, même si je pouvais me targuer de savoir jouer d’un instrument à cordes, je ne savais en réalité que très peu de choses sur la gravure ou la peinture ! Ce qui faisait sans doute de moi un très mauvais chef de branche… Mais pas pour très longtemps, me rassurais-je.

Lorsque la tant attendue fin de réunion arriva, nous quittâmes la salle du Conseil pour la dernière fois. Étant un reliquat de l’ancien temps – et beaucoup trop étroite pour l’Assemblée – elle eût été définitivement close et remplacée par un réaménagement des quartiers d’apprentissage. C’est non sans une pointe de regret que les Dix détruisirent leurs pèlerines et quittèrent les lieux.

À l’extérieur du Temple, nous fîmes la répartition des rôles tant attendue. Devant moi se présentèrent une vingtaine de jeunes intéressés par les arts. Parmi elleux il y avait de nombreux anciens insurgés. Iels me regardaient avec les yeux pleins d’espoir et de passion. Travailler sur un projet que l’on avait choisi et qui avait un intérêt personnel était certainement plus enthousiasmant que de subir les ordres insensés du Conseil. Pour celleux qui ne pratiquaient pas encore, je les redirigeai vers la branche de formation de Joukwo, ravi d’avoir de nouveau des apprentis. Quant aux autres, je les répartis par secteur. Il y eût eu de nouveaux thermes pour chaque « centre de vie » en fonction de sa surface, c’est-à-dire un à Pfœkiña et Fapfœ, deux à Ñimè et Jètouka, trois à Dzowojè, Dzwoha et Kaou. Nous n’eûmes pu tous les construire simultanément, alors nous eûmes commencé en priorité par le désert qui eût bien mérité un peu d’eau fraîche.

Quand tout le monde sut quoi faire, de grands groupes s’éloignèrent du Temple. La première période de repos venait de débuter, car il avait en effet été décidé qu’après chaque réunion un certain délais pouvait être accordé à la convenance des chefs de branche pour organiser les trajets de chacun ou régler quelques détails.

Sur notre trajet entre Kaou et Dzœñou, Mœ et moi avions pris la décision de ne révéler l’existence des endormis qu’à une seule personne, et cette personne était Joukwo. Nous voulions d’abord avoir son avis sur la question avant de propager la nouvelle. Nous savions quelles conséquences pouvaient avoir un secret de grande échelle, cependant, le phénomène n’était-il pas rare, isolé et surtout extrêmement terrifiant ? Et la terreur elle-même ne menait-elle pas à cet état ? N’en étant pas certains, nous ne voulions pas prendre de risque supplémentaire inutilement. La réunion ainsi terminée, il nous fallut commencer à envisager l’occasion la plus immédiate et la formulation la plus douce possible pour lui en parler. Nous allions probablement devoir occuper notre première pause avec cette tâche délicate.

Après quelque temps, ne restèrent sur la plaine que les anciens conseillers, les nouveaux chefs et certains insurgés. Mœ, Tamiaki et moi-même nous retrouvâmes à l’abri d’un hêtre. Thœji discutait un peu plus loin avec les nouveaux membres de sa branche.

– Ça fait plaisir de nous retrouver ainsi ! s’exclama Tamiaki avec un large sourire.

Personnellement, ça ne me plaisait pas particulièrement de le retrouver.

– Heureux d’être à la tête de la branche innovation ? lui lança rhétoriquement Mœ.

– Extrêmement ! C’est ce que j’ai toujours voulu, dans le fond ! Et je l’ai finalement acquis. Finalement… !

– Tant mieux pour toi, lâchai-je avec un faux sourire.

– L’innovation, c’est certainement ce qui manquait le plus dans l’ancien système. Après quelques centaines de cycles, il n’y avait plus grand-chose de nouveau à faire…

– Ah, surtout de votre côté, Mœ ! Les livres, les rapports, tout ça : c’est toujours la même chose, non ?!

Mœ réfréna un grognement agacé. Pourquoi Tamiaki manquait-iel autant de tact ?!

– Au contraire, Tamiaki, répondit Mœ, imperturbable. L’essence même de notre tâche semble vous échapper. Vous voyez les livres comme de simples objets et non pour ce qu’ils sont réellement. Les livres, c’est la connaissance, et la connaissance est la clé de la liberté et du pouvoir ! Nous ne nous contentions pas de ranger les ouvrages par thème et ordre alphabétique. Pour certains, nous nous imprégnions de leur contenu et il n’y a rien de rébarbatif dans la quête perpétuelle d’informations.

Tamiaki sembla désarçonné, son sourire arraché de son visage.

– Eh bien, si vous le di-, commença-t-iel.

Iel fut interrompu par monestre Dzwotœ, le référent de Ñitœi, qui arriva derrière ellui la mine émue.

– Oh, Mœ, Thoujou ! Merci, merci !

Iel bouscula Tamiaki sans ménagement et s’empara de la main de Mœ. Iel la secoua si vigoureusement que la veste de Mœ en glissa de ses épaules.

– Merci, répéta-t-iel. Grâce à vous je vais pouvoir continuer comme avant ! Oh, je vous suis si reconnaissant, merci !

– P- Pas de quoi !

Puis iel le lâcha subitement et s’en prit ensuite à ma main.

« Pourquoi moi ? » me lamentai-je.

– Merci, merci infiniment !

– Vous savez, si vous en êtes ici c’est principalement grâce à votre comp-

Mais Dzwotœ ne lui laissa pas le temps de terminer et s’en alla aussi précipitamment qu’iel était arrivé en criant tout fort qu’il fallait qu’iel remerciât également « maître Joukwo ».

« Pauvre Joukwo » pensai-je avec un sourire.

Mœ remit ses vêtements en place et lança à Tamiaki :

– Vous voyez ? La connaissance ça rend heureux ! C’est innovant ça, non ?!

Son air un peu nigaud et son ton sûr d'ellui inspirèrent un grand éclat de rire au chef de la branche innovation.

– Hihihh, hihi… Ah, vous alors ! pouffa-t-iel en s’essuyant les yeux avec une de ses manches.

Mœ me lança un regard ayant l’air de signifier « ben quoi ? Qu’est-ce que j’ai dit ? ». Je lui lançai un sourire compatissant en retour. « Laisse tomber », voulait-il dire.

– Monestre Mœ, je vous ai toujours admiré pour la patience et le talent avec lesquels vous vous appliquez à expliquer les choses !

– Le talent ? reprit Mœ en levant un sourcil.

– Oui ! Il faut certaines qualités pour s’exprimer aussi bien que vous. Et une montagne de qualités ensemble forment un talent ! Vous ne vous démontez jamais, même lorsque l’on vous oppose un contre-argument ! C’est fascinant.

Mœ ne sut quoi répondre.

D’un seul coup, Tamiaki s’exclama, en tapant sur sa cuisse :

– Bon ! Ce n’est pas que je ne vous aime pas, mais j’ai du travail ! Je dois mettre toutes les étapes de conception par écrit et tout ça avant de pouvoir vraiment commencer. On se reverra, à la prochaine ! Pensez à moi quand vous lirez la copie de mon rapport, monestre Mœ !

Après l’avoir regardé s’éloigner un instant, Mœ ne put contenir son frisson plus longtemps.

– Brrr, penser à ellui ?! fit-iel. Excepté sous la contrainte, non merci !

J’aurais aimé lui dire de nuancer ses propos, mais je n’en pensais pas moins. Un sourire de complicité éclaira mes lèvres.

– En tout cas, tu as fait l’effort de garder ton calme devant ellui. Bien joué, concédai-je.

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