Souvenir # ?% ~ ???
Il y avait un immense attroupement devant les portes du Temple. Les jeunes étaient si nombreux qu’iels recouvraient quasiment toute le plaine. Les débats avaient déjà débuté quand j’atteignis les rangs du fond. Personne ne porta attention à ma présence, au départ. Puis, durant les moments creux, quelques regards commencèrent à pointer dans ma direction. De proche en proche, la rumeur se propagea. Autrefois j’aimais être au centre de l’attention, mais cette fois-ci je me sentis comme menacé… Finalement, après quelques remarques probablement cinglantes que je ne pus discerner, l’attention se reporta sur la discussion générale.
À l’autre bout de la foule, quasiment fantomatique à cause de la distance, se trouvait Kajiki, juché sur une estrade. Naturellement, mon adelphe avait conservé cette place qui lui seyait si bien. Quant au reste des Dix, je ne pouvais en apercevoir aucun dans cette masse dense et grouillante…
Les jeunes avaient finalement pris le dessus. Plus rien ne nous permettait de nous différencier les ans des autres. Iels étaient parvenus à faire ce qu’iels désiraient… Iels avaient gagné.
Je ne participai point aux débats et ne proposai mon nom à aucun poste. Les jeunes les plus proches me regardèrent d’ailleurs au moment des candidatures, et semblèrent soulagés que je ne proposasse pas la mienne. De toute manière, à quel rôle eusse-je pu prétendre ? Je n’incarnais aucune qualité utile au nouveau système – que je ne comprenais pas. Je n’étais plus nécessaire dans cette société. Au contraire : si l’on m’avait donné ma chance, j’eusse tout fait pour guider les esprits vers l’ancien Conseil.
« L’ancien Conseil »… Même moi je m’étais mis à en parler ainsi… Je ne pouvais m’empêcher d’être nostalgique et réfractaire, c’était simplement ainsi que j’étais. Il ne fallait pas que les jeunes m’intégrassent, sinon iels pouvaient dire adieu à leur utopie libertaire. J’étais incapable de diriger autrement qu’en tant que conseiller. J’étais incapable de partager le pouvoir et encore moins de collaborer d’égal à égal… avec des personnes m’ayant auparavant rejeté, m’ayant renié, raillé et ignoré. Ni avec celleux qui se prétendaient à présent les maîtres de leur propre destin.
Le temps me parut extrêmement accéléré. J’étais sonné, comme je m’étais senti tout au long de ce cycle… Un battement de paupières, et la foule avait perdu de sa densité et de son organisation. Les personnes en hauteur étaient descendues et Kajiki n’était plus là.
Je regardai autour de moi, surpris. Je crus avoir halluciné. Mais, après tout, qu’était cette situation sinon une longue hallucination ?
Évitant scrupuleusement tout contact social, mes pas me menèrent vers la porte du Temple. Elle était grande ouverte et avait été remise à neuf… Rien n’avait encore changé à l’intérieur. Tout semblait à sa place… Mais pour combien de temps ?
Je me dirigeai vers mes quartiers. La porte était calcinée et odorante. Je la poussai du bout du doigt, et elle tomba en morceaux.
C’était vrai… J’avais détruit cette pièce la dernière fois que j’étais venu. Je m’en souvenais, à présent. Pourquoi, ce cycle-là, avais-je admis ma défaite ? Pourquoi avais-je révélé ma perte de conscience à Thoujou ? Pourquoi n’avais-je pas menti, comme à mon habitude… ?
C’était moi qui avais abandonné le combat… Quelque part, les mots de Thœsèti étaient vrais : j’avais bel et bien provoqué cette situation, même si je l’avais nié devant ellui et en moi. À l’époque, je n’avais même pas compris ma réaction. Après la mort de Thœ et Kwo, j’avais été laissé avec un grand vide. Pourtant, je ne les avais jamais vraiment aimés, ces divinités. En tout cas, je n’avais jamais compté sur leur soutien et leur nom n’avait jamais été sacré pour moi.
Je crois que… j’étais fatigué de me battre. Mais c’était absurde ! Moi ?! Fatigué de me battre ?! Jamais !
Cependant, j’avais beau tenter d’expliquer rationnellement ma défaite, je n’y parvenais pas.
Au lieu de rester statique devant cet endroit qui me remémorait de douloureuses pensées, j’allai plutôt en direction des thermes. Là, au moins, étais-je sûr de ne trouver personne. La solitude m’eût fait du bien.
Je me dévêtis de ces guenilles que l’on m’avait confiées par pitié là où j’avais passé le cycle, à Dzowoujè, près de la crique. Je les plaçai dans les casiers prévus à cet effet et rejoignis le bain de gauche. L’ambiance lumineuse de cette pièce était bien plus sereine que celle des autres, et je la préférais. Ô, combien d’heures – de jours ! – avais-je passées assis dans ces sièges ou à nager dans ces eaux ?
Je m’immergeai sans attendre et pris le temps d’apprécier la tiédeur sur ma peau, avant de faire quelques longueurs. Comme d’ordinaire, mes cheveux s’emmêlèrent et me cachèrent la vue. Depuis que j’avais cessé d’en prendre soin, ils avaient atteint une longueur insupportable et passaient leur temps à s’accrocher à tout ce qui traînait : branches, meubles, boutons…
Je me rapprochai du bord pour y récupérer mon peigne. Il était plus que temps que je m’occupasse de ce problème ! Quand j’atteignis la froide mosaïque et que je tentai de me hisser hors du bassin, je sentis comme une résistance, et on me tira en arrière. Des sortes de mains transparentes et frêles semblèrent m’agripper et entourer mon torse pour me traîner vers les profondeurs. Je résistai, d’abord. Puis, devant la vanité d’une telle tentative, me laissai aller. Je cessai de respirer et continuai à couler. Ce n’était pas réel. Ça ne pouvait être réel…
Mon dos toucha le fond du bassin et j’ouvris les yeux. Ni sérénité, ni sentiment d’anxiété ne s’empara de moi. Seulement un grand vide.
Naturellement, il n’y avait personne avec moi dans ces thermes. J’étais seul. Comme je l’avais toujours été. Seul et misérable…
J’avais gâché ma vie à essayer d’obtenir le respect de personnes qui se fichaient éperdument de moi. Je m’étais cru aimé, alors que j’étais profondément haï. Cette réalité m’avait frappé quand le Conseil avait été dissout et que Thœsèti m’avait chassé. Les autres pensaient certainement la même chose qu’ellui : que j’étais faible, que j’étais indésirable.
Une lumière apparut devant moi. Je clignai des yeux, attendis… mais elle ne disparut pas. C’était une autre hallucination, un tour de mon esprit. Cela semblait m’arriver de plus en plus souvent. Eusse-je dû m’en inquiéter ? Certainement. Mais que pouvais-je y faire, après tout… ?
L’apparition avait une sorte de forme sathœaine… Claire et gracile, comme la tienne… Mais tu n’étais plus là, alors comment… ?
« J’ai du mal à croire mes yeux… » susurras-tu dans ma tête.
J’étais allé jusqu’à imaginer ta voix, c’était grotesque. Je ne répondis pas, il n’y avait pas d’intérêt à avoir une conversation avec moi-même. Ni maintenant, ni jamais.
J’entrepris de remonter à la surface, mais ta silhouette me poursuivit et une force inconnue m’empêcha de progresser.
« Je perçois une grande souffrance en toi. Que t’est-il arrivé ? » poursuivis-tu.
Étant sous l’eau, je ne pouvais naturellement pas te parler. Pas que l’idée m’eût traversé l’esprit, non…
« Tu n’es plus que l’ombre de toi-même… Autrefois, tu ne cherchais pas à plaire à autrui. Tu faisais simplement ce que tu pensais être juste. Tu avais de l’espoir, et tes valeurs guidaient ton chemin. Qu’est-il advenu de tout cela ? ».
« Avoir des valeurs ne mène à rien ! rétorquai-je mentalement, ébranlé par la remarque. Ce qui compte, ce sont les actes. Je n’ai fait que ce qui était nécessaire, juste ou pas »
« Tu sais bien que ce n’est pas vrai » protestas-tu. Et j’imaginai comme un sourire compatissant sur ton visage.
« Si tu ne cherches pas à poursuivre tes idéaux, tu ne pourras jamais être heureux… »
Je baissai la tête et me plongeai dans mes pensées. Quand avais-je été tel que tu venais de me décrire ? Je ne savais point, je ne me souvenais pas. Autant dire que ça n’avait jamais été le cas, car ma mémoire était infaillible.
« Les idéaux ne sont que des outils que les faibles emploient pour se donner du courage. Je n’en ai pas besoin »
« Ce n’est pas ce que je pense de toi… Au contraire, pour moi tu es très fort… »
« Pfff, comme si j’allais me laisser flatter par une hallucination ! Qui plus est, ce n’est pas ce que j’ai dit »
« C’est ce que tu as pensé tout à l’heure, pourtant… Et c’est ce que tu as sous entendu à l’instant. Si être fort est si important pour toi, sache que c’est en partie pour cela que je t’admirais. Tu as toujours porté toutes les responsabilités sur tes épaules et tu n’as jamais faibli. Tu as le droit à un peu de repos, ce serait bien mérité… Seulement, comment veux-tu profiter quand ton esprit est toujours concentré sur des échecs ? »
« C’est ce que je me demande chaque jour » admis-je.
J’entendis ton rire clair et insouciant.
« Pas la peine de t’inquiéter autant, tu sais ! Les choses finiront par s’arranger. J’y crois ! Laisse à ton esprit le temps de digérer, et tu verras que bientôt tu seras à nouveau capable d’apprécier les petits instants »
« Ouais, si tu le dis… » répondis-je, sceptique, avec un sourire pour moi-même.
« Peut-être que partir était en effet une solution… Pour te ressourcer, prendre du temps pour toi, réfléchir calmement… »
Je n’y croyais pas. Je n’étais pas parti pour prendre soin de moi, mais pour fuir les autres conseillers. Parce que je ne parvenais pas à faire face à l’échec, parce que j’avais pris la mauvaise décision et que j’étais responsable de ce bazar… Même en y mettant du mien, je n’eusse pas été capable d’utiliser cet isolement à bon escient. Je n’étais bon qu’à ruminer mes idées noires, c’était tellement plus facile que de relever la tête. Et je n’avais pas la motivation de faire mieux.
« …J’ai fini par te pardonner pour ce que tu m’as fait, tu sais. Tu as parcouru un long chemin depuis ce jour… Alors pardonne-toi, s’il te plaît » conclus-tu. Puis ton corps disparut peu à peu, dissout en milliards de petits flocons lumineux. Le son de ta voix avait faibli sur la fin et s’était mêlé au faible gargouillis de l’eau qui se dévidait dans le bassin. Ces dernières paroles… elles sonnaient étrangement. Je ne compris pas immédiatement leur portée, mais elles parvinrent tout de même à m’apaiser.
Sans que je m’en fusse rendu compte, j’avais fait la conversation avec un disparu ! Finalement, tu avais raison sur un point : je n’allais vraiment pas bien !
Après que tu eus disparu, cependant, je parvins à rejoindre la surface sans problème. Un sourire éclaira mon visage. Cela faisait longtemps.
– Idiot…
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