Souvenir vingt-septième ~ Son retour
Après que Thœji nous eût rejoints, Mœ et moi entamâmes une nouvelle discussion sur le fait d’annoncer l’existence des endormis à Joukwo. Nous décidâmes qu’il valait que je sois cellui qui en parlât à Joukwo pour ne pas lui imposer la pression de groupe. Ainsi, Mœ et Thœji eussent pu retourner à la base pour les derniers préparatifs avant… la destruction des issues et notre dernier adieu à ce lieu chéri.
– Qu’est-ce que vous pensez qu’iel en dira ? Vous croyez qu’iel aura une solution ? s’inquiéta Thœji d’une toute petite voix.
Depuis le départ de Wèthwo, notre ami était plus timide qu’avant, plus triste et silencieux aussi. Iel ne parlait qu’à nous, nous qui comprenions et partagions sa peine. Et, à part ellui, aucun autre insurgé n’avait connaissance de notre projet. Ce qui nous donnait l’air d’un petit groupe de complotistes. J’avais hâte de confier ce lourd secret à Joukwo et qu’on pût arrêter d’en discuter en privé ainsi.
– Je ne sais pas, admis-je. Mais Joukwo sait sûrement des choses sur le fonctionnement de nos corps que nous ignorons. Des choses qui ne sont pas consignées à la Tour-Bibliothèque.
– Pourquoi ça n’y serait pas ? s’étonna Thœji.
– N’interprète pas cela mal, il n’y a sûrement rien de secret là-dedans, avertit Mœ. Mais il est probable que certains détails n’aient pas paru suffisamment importants pour être retranscrits par écrit. Des détails qui seront importants dans notre cas. Il y a aussi les expériences personnelles qui nous intéressent. En tant qu’aîné, Joukwo a vécu plus de choses que nous. Iel sait peut-être quelque chose que nous ignorons. Bien qu’à ma connaissance il y ait eu très peu de recherches faites sur nos corps. Après tout, ce ne sont que des réceptacles interchangeables et nous n’avions pas à nous en soucier jusqu’ici.
– Dans ce cas, je place mes espoirs en ellui, dit Thœji en serrant ses mains l’une contre l’autre.
Mœ lui tapota le dos.
Cette demande eût été un gros service. Après tout, nous nous attendions à ce que Joukwo gardât l’information pour ellui et nous accordât son temps libre et ses connaissances. Mais je ne doutais pas qu’iel acceptât de nous aider. J’espérais simplement qu’iel n’eût pas eu trop peur de ce qu’iel allait voir, comme moi la première fois.
Au bout d’une heure, Joukwo eut terminé de discuter avec ses adelphes. Iels se dirigèrent vers le Temple – sans doute pour y récupérer leurs affaires et s’atteler à leurs tâches respectives – tandis que Joukwo vint à notre rencontre.
– Pfiou, gros travail en perspective, soupira-t-iel. Ça va, vous ? Prêts à vous y mettre ?
Mœ et moi nous lançâmes un regard entendu.
– À ce propos, en profita Mœ, nous aurions quelque chose à vous demander avant que vous n’alliez rejoindre votre poste.
Joukwo leva les sourcils.
– Oui, bien sûr. Dites-moi ?
– Cependant, ce n’est pas moi qui vais vous expliquer les détails, poursuivit Mœ. Il me reste des choses à faire chez les insurgés. Nous allons définitivement fermer le lieu, comme il en a été décidé. Alors Thœji et moi devons y aller.
– Oh, je vois. Mais dans ce cas… ?
– On pourrait en parler en privé tous les deux ? Dans les bains du Temple, par exemple ? proposai-je en initiant un mouvement de marche.
– Ah, euh, oui ? Pourquoi pas ? répondit Joukwo, décontenancé, en se tournant à moitié.
– Parfait, annonça Mœ. Je compte sur vous pour bien écouter ce que va vous dire Thoujou.
– Pas de soucis… Je vous souhaite bon courage.
Mœ prit cordialement sa main et lui sourit.
– Merci. À très bientôt, fit-iel avant de s’éloigner, Thœji sur ses talons.
Quand nous fûmes à mi-chemin de la porte, j’entendis Joukwo rire. Je tournai la tête vers ellui.
– Je suis curieux de savoir ce que tu vas me dire, Thoujou ! s’exclama-t-iel en se tenant le menton. C’est une drôle de mise en scène que vous avez faite là.
– Ah, oui… Mœ et moi nous sommes dits que ce serait mieux que ce soit moi qui t’en parle, répondis-je avec un sourire désolé.
Mon sourire mourut à l’instant où je ne lui fis plus face.
– D’accord. En effet, les bains semblent un bon endroit pour une conversation au calme et au chaud !
Joukwo rit de nouveau. Iel ne réalisait pas encore… Iel ne réalisait pas la gravité de ce que j’allais lui annoncer. J’étais mal à l’aise. J’eus soudain peur de sa réaction. Joukwo était très sensible, iel s’inquiétait de tout. Je ne voulais pas lui faire de mal. Mais… moi, m’avait-on laissé le choix de savoir ?
Au dernier embranchement du Temple, Joukwo me faussa temporairement compagnie en expliquant qu’iel allait nous chercher de nouvelles tenues à la Fabrique. Il était vrai que la saison avait bien changé depuis le début des pourparlers et que les tenues que m’avaient offertes les insurgés étaient désormais trop chaudes. Je parcourus donc les couloirs seul, en me souvenant que les bains devaient être près des quartiers d’habitation. Finalement, leur emplacement fut facilement identifiable puisque le mur à proximité de la sortie Ouest était légèrement tiède et humide.
J’entrai et me dévêtis. Je déposai ma tenue, ma sacoche de cuir et ma caisse de protection avec précaution dans un casier aménagé dans le mur. Je n’étais pas vraiment à l’aise à l’idée de laisser mon instrument de musique traîner à l’humidité, mais ce n’eût été que temporaire. Plusieurs autres casiers étaient occupés, nous n’eûmes donc pas été seuls…
Les thermes du Temple étaient relativement différents de ceux des insurgés. Là-bas, les différents bains étaient aménagés dans les parois naturelles et alimentés par de puissantes cascades. Ici, l’eau était tranquillement acheminée par un réseau de conduits artificiels et provenait directement du lac. Elle était chauffée en route et il y avait moins de vapeur grâce à un système d’aérations basses tout autour de la pièce. Il y avait également moins de choix. Le bain principal, divisé en plusieurs portions par des monticules de roche, était déjà occupé par une dizaine de jeunes profitant de leur première nuit de repos, criant et s’aspergeant d’eau et de savon au jasmin. De chaque côté, il y avait des ouvertures menant sans doute à des bains similaires. Je m’en approchai pour vérifier. Cellui de droite n’était pas très intéressant. Il comportait des promontoires permettant de ne se mouiller que les jambes ou de traverser pour aller vers la sortie Est donnant – si j’en croyais Joukwo – aux quartiers privés des conseillers.
Je me dirigeai donc vers la dernière pièce. Celle-ci était toute en longueur, le sol était recouvert de mosaïque et le bain, profond, permettait de faire de l’exercice. Sur les côtés, il y avait des sièges de pierre couverts de tissus pour se sécher. Le plafond était différent, ellui aussi. Il était très haut, sculpté, et laissait entrevoir la lumière du jour à travers une lucarne étroite. Cette lumière, additionnée à celle des torches de Feu Bleu, donnait à la pièce une atmosphère bleutée.
Tout au fond, sous une faible éclaircie, se tenait une unique personne. Elle était assise au bord de l’eau dans laquelle elle agitait l’une de ses jambes. Elle avait une longue chevelure noire qu’elle peignait langoureusement. À mesure que je m’approchais, je pus clairement distinguer un chant :
– Ô, un jour, mon ami,
Te revoir un beau jour,
Un peu meilleur et moins mauvais.
Je repars en arrière,
Me construire de zéro.
seul, je verse des larmes
Dans le noir,
Comme il y a si longtemps
Quand tu n’existais pas.
Même après tant de temps,
Je ne saurais voir
Le bon en autrui et
Encore moins en moi.
Où suis-je mon ami ?
Ô toi, mon amour.
Pourquoi suis-je parti ?
Pour nous deux. C’est fini,
Je repars en arrière
Me construire de zéro.
Je reviendrai, mon amour.
Ô, un jour, mon ami,
Te revoir un beau jour,
Un peu meilleur et moins mauvais.
Je repars en arrière,
Mais qu’y trouverai-je ?
À la fin de sa longue complainte, iel fredonna le refrain en boucle. Son chant était incertain et un peu faux, mais ces défauts ne rendaient que l’air plus touchant. Je ne connaissais pas cette voix, mais d’autres éléments me mirent sur la piste de l’identité de cette personne, à commencer par ses longs cheveux bruns, couleur qu’on ne voyait pas fréquemment. Iel avait également de larges épaules, des omoplates saillantes et là, sur son dos, je pouvais voir par intermittence, entre deux mèches, un immense stigmate d’un violet sombre dont les bords aléatoires formaient comme des tentacules emprisonnant les côtes et les hanches de leur propriétaire.
Son aura était toujours aussi oppressante, comme s’iel aspirait toute lumière et toute joie. Mais… après cette chanson, iel me paraissait différent. Plus mélancolique et, encore une fois, délicat. Je détestais cette sensation de paradoxe. Je détestais avoir l’impression de me tromper à son sujet et d’être la mauvaise personne dans le lot, celle qui ne faisait pas d’effort pour comprendre l’autre. Pourquoi eusse-je dû ? Iel était sans cesse en train de faire du mal à celleux qui l’entouraient. S’isoler pendant un cycle était la moindre des choses qu’iel pût faire pour se punir, et c’était même encore trop peu pour moi !
Les souvenirs de notre combat n’avaient cessé de me tourmenter. Ses paroles et ses actes : jamais quoi qu’iel pût faire n’eût pu le mener sur la voie de la rédemption. Il n’y avait pas de rédemption pour les traîtres. En pensant cela, je n’avais pas encore réalisé le poids de ces mots… Était-il trop tard pour les Dix ? N’y avait-il aucun moyen de gagner le pardon ? Malgré tout ce temps passé à reconstruire la société, fussions-nous un jour parvenus à vivre ensemble comme des adelphes ?
Pourtant, j’avais bien pardonné à Joukwo, et à certains autres membres du Conseil à qui je n’avais pas de raison particulière d’en vouloir. Finalement, ma haine envers ellui était différente de celle des jeunes. Je ne haïssais pas l’institution que j’avais détruite, je haïssais Kawoutsè et ellui seul… J’eusse aimé que ma haine s’arrêtât le jour de notre combat. J’eusse aimé que le voir détruit, à ma merci, me suffit pour comprendre que la vengeance ne servait à rien, que la violence n’apportait que la violence, qu’elle vous rongeait de l’intérieur en changeant tout ce que vous étiez à tout jamais. Mais c’était juste plus fort que moi. À le voir là, en train de paisiblement profiter des bains, je voulais qu’iel souffrît, qu’iel disparût… !
Instinctivement, je m’étais mis à ralentir le pas et à masquer ma présence. Le temps s’était comme figé entre nous. L’ambiance était distordue entre son chant mélodieux et la rage qui pulsait à mes tempes. Je n’osais bouger, de peur de faire cesser cet air qui commençait à m’obséder, d’être découvert en train de l’espionner – ellui par-dessus tous les autres ! – et surtout de crainte de devoir entamer la conversation avec ellui. À l’observer ainsi dans l’ombre, j’avais l’impression d’avoir l’ascendant sur ellui, ce qui était très jouissif. J’eusse pu le pousser à l’eau ou l’étrangler par-derrière si je l’avais voulu… Et, Thœ et Kwo m’en fussent témoins, j’en avais furieusement envie !
L’arrivée bruyante de Joukwo derrière moi brisa enfin cette stase.
– Kawoutsè ?! s’exclama-t-iel en en lâchant presque le linge qu’iel avait amené jusqu’ici.
Kawoutsè se retourna précipitamment, ses cheveux humides lui fouettèrent les visage et son peigne atterrit dans l’eau avec un petit « plouf ». Son regard rencontra d’abord le mien puis celui de Joukwo. J’y vis de la surprise et de la gêne. Iel devait avoir deviné à ma position que j’étais là depuis un moment et que je l’avais entendu chanter.
Iel détourna lentement la tête, cacha pudiquement son stigmate avec ses cheveux et se mura dans le silence. Mais pas un silence de mécontentement, comme iel nous avait servi l’autre jour. Plutôt un silence de tristesse. Je pouvais le voir dans son attitude. Ce fait m’agaça un peu plus.
Joukwo ne s’en formalisa pas.
– Où étais-tu ? Tout le monde s’est fait un sang d’encre !
Kawoutsè ne dit rien mais Joukwo ne lâcha pas l’affaire. Iel posa le linge sur un siège et revint à grands pas. Iel s’accroupit près d'ellui et réitéra sa question.
– …Vous n’aviez pas besoin de moi, alors je ne suis pas venu, répondit froidement Kawoutsè.
– Je ne comprends pas, je pensais que tu voudrais prendre un poste de chef de branche ?! Ou donner ton avis à voix haute quand Kajiki le demandait. Mais je ne t’ai même pas vu dans la foule…
Encore une fois, Joukwo dut insister pour tirer quoi que ce fût d'ellui.
– J’étais tout au fond, je suis arrivé en retard, admit Kawoutsè.
– Et… d’où venais-tu… ? tenta timidement Joukwo.
– Ce que j’ai fait ce cycle n’est pas très intéressant. Ça ne sert à rien que je t’en parle.
– Moi, ça m’intéresse, mais bon… Est-ce que tu comptes au moins m’expliquer pourquoi tu n’as pas pris de poste à l’Assemblée ?
– Simplement parce que ça ne m’intéressait pas.
« Avoir le pouvoir, ne pas l’intéresser ? Qu’est-ce qui lui est tombé sur la tête à cellui-là ?! » me dis-je en levant un sourcil.
– Pourquoi ? Qu’en est-il de la survie de l’ancien Conseil ? Tu es le seul à ne pas avoir pris part à l’Assemblée, on s’attendait tous à t’y voir et tu n’es pas venu.
Joukwo le contourna et s’agenouilla pour pouvoir lui parler en tête à tête mais Kawoutsè se tourna de l’autre côté.
– Arrête ça, c’est puéril ! Regarde-moi en face !
Kawoutsè accepta de s’asseoir du bon côté mais garda la tête penchée. Dépité, Joukwo soupira et me jeta un regard :
– Thoujou, pourrais-tu… murmura-t-iel.
– Oh.
Iel souhaitait que je quittasse la salle… Mais l’idée de le laisser seul avec Kawoutsè ne me plaisait guère. Joukwo sembla lire dans mes pensées. Iel me sourit et cligna lentement des yeux pour signifier que tout allait bien.
– Bon, d’accord, répondis-je en décroisant les bras.
Je n’ajoutai rien à l’intention de Kawoutsè, je ne voulais pas plus alourdir l’ambiance et retarder ma sortie. Joukwo me remercia d’un mouvement de tête. Sur ce, je quittai rapidement la pièce pour les laisser avoir leur conversation privée. De l’autre côté, les jeunes jouaient toujours dans l’eau. L’un prit son élan pour sauter en bombe dans le bassin mais glissa sur une flaque et renversa ses deux amis qui étaient montés l’un sur les épaules de l’autre. Iels en rirent de bon cœur. Je les observai pensivement. D’ordinaire, la scène m’eût arraché un sourire. Mais les tourments que Kawoutsè me causait ne me laissaient pas tranquille. J’en eusse presque oublié pourquoi j’étais venu ici avec Joukwo à l’origine ! Mon esprit vagabonda du côté de la Salle des Murmures. Les images désagréables me contraignirent à fermer les yeux.
Après plusieurs minutes, Kawoutsè sortit à pas lents et lourds. Je le suivit du regard, tout comme les jeunes qui avaient suspendu leurs gestes. Finalement, iel disparut derrière la porte principale, ses longs cheveux noirs plaqués contre son dos. La main de Joukwo puis Joukwo ellui-même apparurent dans l’encadrement à ma droite. Iel soupira.
– désolé pour l’attente. On va se baigner, maintenant ?
– D’accord, acquiesçai-je, comme si les rôles avaient été inversés.
Le bain était plus chaud que chez les insurgés et il fallait s’accrocher au bord pour ne pas couler. L’eau était parfaitement transparente. Au fond, on pouvait admirer de splendides mosaïques colorées.
Joukwo n’avait pas l’air trop déstabilisé de sa conversation avec Kawoutsè. Iel appuyait sa tête dans ses bras sur le sol carrelé, d’un air pensif. Iel avait même un petit sourire en coin. Au bout d’un moment, iel poussa un long soupir et alla nager quelques longueurs. Je le regardai faire, sans trop rien en penser. En revenant vers moi, essoufflé, iel me lança :
– Je n’ai pas réussi à tirer grand-chose d'ellui. Kawoutsè a décidé de ne pas rejoindre l’Assemblée parce qu’iel pense que son influence serait néfaste au nouveau système. Non, mais tu y crois, toi ? Kawoutsè qui a soudain un sens moral. Ahhh, qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire d'ellui ?
– Pour une fois, je suis d’accord avec ellui… marmonnai-je.
– J’ai rêvé ou iel était en train de chanter quand je suis arrivé ? poursuivit Joukwo, l’air de rien.
– Non, tu as bien entendu. C’était plutôt pitoyable, d’ailleurs…
– C’est étonnant comme comportement. Iel m’a dit ellui-même qu’iel n’était pas passionné par l’art. Pourtant, le voila en train de chanter !
– Kawoutsè n’est pas connu pour sa cohérence, commentai-je.
– Ça, c’est bien vrai, admit Joukwo en ricanant.
Après un court silence, iel plongea sous la surface, alla toucher le sol du bassin et revint, comme si de rien n’était. Je crus que c’était une manie pour se détendre, mais iel était en réalité allé chercher le peigne que Kawoutsè avait laissé tomber. Il était orné de roses d’or dont le cœur était formé de petites pierres blanches. Joukwo passa pensivement ses doigts sur les dents.
– Iel pense que les jeunes sont ses ennemis et que les Dix lui ont tourné le dos… C’est peut-être vrai pour certains d’entre nous, mais pas la majorité. Iel réalisera bientôt que l’on tient à ellui en dehors de l’aspect professionnel, que même sans Conseil nous sommes et resterons ses adelphes. Il va falloir être très gentils avec ellui pour qu’iel le comprenne…
– Attends, tu ne veux tout de même pas que je sois compatissant ? m’indignai-je avec un mouvement de main agacé.
– Thoujou… répliqua-t-iel doucement. Je t’ai déjà raconté tout ce que nous avons vécu. Ça ne t’a pas suffi pour… Enfin, pas pour le pardonner ou le comprendre, bien sûr, mais au moins pour ne pas le juger ?
– Je suis désolé, mais c’est au-dessus de mes forces, poursuivis-je sur le même ton. Iel ne met du sien à rien, iel est odieux avec tout le monde. Je me fiche de ce qu’iel a traversé ou du fait qu’iel souffre. Rien n’excuse le fait de blesser autrui.
– Je comprends ce que tu ressens et je suis d’accord avec toi… Mais Kawoutsè n’est pas seulement une mauvaise personne, on ne peut pas le résumer à ses défauts. Iel n’avait pas de mauvaises intentions à l’origine…
– Et qu’est-ce que ça change ?!
Joukwo soupira. Iel posa le peigne sur le bord du bain et se laissa porter par l’eau, les bras en croix, alors qu’iel entamait sa longue explication :
– Ce sont les exigences des Dix qui ont poussé Kawoutsè à devenir ce qu’iel est. Dès le début, iel a démontré de grandes qualités de leader. Par conséquence, avec le temps, nous nous sommes beaucoup reposés sur ellui. La pression était telle qu’il fallait toujours qu’iel fût en contrôle de tout et que la moindre contrariété le rendait violent… Dans le fond, son but a toujours été de nous protéger. Ça n’excuse rien, bien sûr. La fin ne justifie pas les moyens, et ça ne nous rend pas pour autant responsables de ses actes, ni ne le déresponsabilise… Mais quand on le critique, il faut simplement garder ce fait en tête, car cela démontre que ça aurait pu arriver à n’importe qui d’autre. Et aussi qu’il y a toujours un espoir qu’iel change. Mais, pour cela, il fallait que la société change et que nous, ses amis, le soutenions et l’accompagnions dans ce changement. Cependant… si Kawoutsè s’isole et refuse notre aide, nous ne pourrons rien faire…
– Arrête ! Avec ton portrait, iel me ferait presque pitié ! ne pus-je m’empêcher de dire sur un ton sarcastique. Ne me dis pas que si tu restes avec ellui c’est parce que tu te sens coupable ?
– Non, Thoujou. C’est parce que je l’aime, répondit-iel avec une simplicité touchante. C’est peut-être stupide de ma part, mais, même après tout ça, je l’aime. J’ai toujours fait de mon mieux pour partager son poids, mais iel ne me laissait pas faire. Maintenant qu’iel est libéré du Conseil, j’espère qu’iel pourra être heureux. Et même s’iel tentera de m’éviter, moi je ne compte pas l’abandonner.
– C’est bien gentil tout ça, mais en quoi ça me concerne, Joukwo… ? Dans le meilleur des cas, pourquoi ne devrais-je pas me contenter de l’ignorer ? Après tout, iel me déteste, je l’ai humilié. Iel m’a bien fait sentir qu’on remettrait ça à la première occasion, qu’iel rachèterait son honneur au prix de mon sang. Je comprends sa haine, puisqu’iel sait de quoi je serais capable avec ellui… Et puis, honnêtement, je ne suis pas convaincu qu’iel ait vraiment envie de changer. S’absenter ne suffit pas pour faire amende honorable, ça ne prouve même pas qu’iel ait conscience du mal qu’iel a fait. Ça démontre simplement qu’iel fuit ses problèmes et les conséquences de ses actes. C’est de la lâcheté.
– Tu as tort, Thoujou, démentit fermement Joukwo. Kawoutsè n’est pas plus lâche qu’un autre. Sa réaction est parfaitement naturelle. Comment tu aurais réagi, toi, si tout ce que tu avais passé ta vie à construire s’écroulait du jour au lendemain ? Hein ?
Sa réplique me cloua le bec. Iel ne me laissa pas le temps de réfléchir et poursuivit, cinglant :
– Par exemple, si la Révolution n’avait pas porté ses fruits, que tu avais été emprisonné par le Conseil, qu’on ne s’était jamais revus et que tous celleux qui avaient été à un moment donné en contact avec toi avaient subit le même sort ? N’aurais-tu pas tout perdu, à ce moment-là ? Comment aurais-tu réagi ?!
– Je ne sais pas, admis-je, contrarié par la tournure que prenait la conversation.
Joukwo se hissa hors de l’eau et s’assit sur le bord du bassin. Dans un geste nerveux iel coinça ses cheveux derrière ses oreilles.
– Eh bien moi je vais te le dire ! Soit tu aurais été submergé de haine et aurais cherché vengeance auprès des coupables que tu aurais désignés, soit tu aurais abandonné tout espoir et te serais résigné à ton sort. C’est ce qu’a fait Kawoutsè ! Iel n’a même pas eu le courage d’affronter mon regard. Iel est en pleine phase post-traumatique et tu peux en penser ce que tu veux : « oh, le pauvre chou, être déprimé pour si peu, iel croit peut-être que je vais le plaindre ?! Et puis quoi encore, iel mérite ce qui lui arrive. Les autres conseillers s’en sont bien remis elleux pourtant ! » ! s’exclama-t-iel avec une pauvre imitation de ma voix.
Ces mots sonnèrent très juste, comme quelque chose que j’eusse en effet pu dire en confidence à Mœ, et ce réalisme me rendit honteux.
– Ça ne changera rien au fait que tu ne sais rien de ce qu’iel ressent ! Tu ne pourras jamais le comprendre parce que tu n’as pas vécu ce qu’iel a vécu, mais ce n’est pas pour autant que tu doives le juger ! Aie un peu de respect pour ellui et ses sentiments, s’il te plaît ! Qu’importe qu’iel ait du respect pour les tiens, en fait. Tu n’as pas besoin de t’abaisser à son niveau en le détestant de toutes tes forces et, de toute façon, ça t’avance à quoi ?! Rien de tout ! Ça ne le fera pas changer, ça ne fera qu’empirer les choses, et moi ce n’est pas ce dont j’ai envie, vois-tu.
Iel pointa un index accusateur sur moi.
– Même si c’est ce que tu souhaites, iel ne disparaîtra pas et tu ne peux pas l’ignorer ! Iel existe et c’est comme ça, il faut faire avec ! Je sais qu’il est inespéré que vous vous entendiez un jour, mais j’oserais au moins te demander un peu de patience, histoire que les choses se calment et que vous puissiez être dans la même pièce sans vous entre-disparaître. C’est trop te demander ? J’aimerais pouvoir avoir mes deux meilleurs amis à mes côtés en même temps sans devoir subir ce genre d’effusion de colère… Mince à la fin ! conclut-iel en croisant furieusement les bras.
J’étais abasourdi. Jamais Joukwo n’avait été aussi sincère avec moi. Il y avait toujours eu une forme de retenue polie ou aimable chez ellui. Ce qui faisait que je l’admirais beaucoup, d’ailleurs. Mais, en cet instant – même si j’étais très choqué par ce qui venait de se produire – j’étais fier d'ellui. Iel avait enfin été capable de me dire ce qu’iel avait sur le cœur en se fichant de savoir si ça m’eût plu ou non, en ayant suffisamment confiance en notre amitié pour être honnête, sans pour autant en devenir blessant. J’eusse voulu sourire, mais en réalité je n’en menais pas large. Je devais faire attention à ne pas l’énerver davantage. Je ne savais pas ce que ça eût risqué de donner !
Après une telle profusion d’émotions, l’énergie se calma finalement autour d'ellui. Iel haletait, rougissant de seconde en seconde. Mais on voyait que cela l’avait un peu soulagé, car peu après iel se mit à sourire.
– Bon, maintenant que cela est dit : que comptes-tu faire, Thoujou ?
Je ne savais pas. Il fallait que je me posasse sérieusement la question.
Tout ce qu’iel avait dit était cruellement vrai. Kawoutsè n’allait pas disparaître et je devais faire avec. À l’avenir, comment allais-je me comporter en sa présence ? Jusqu’à maintenant, je n’avais fait preuve que de mépris à son égard et avait fait de mon mieux pour lui cacher tout signe de faiblesse, allant jusqu’à l’affronter frontalement devant tout le monde. Bien qu’iel eût eu l’avantage pendant quasiment tout le combat – et moi la peur de ma vie – cela lui avait valu sa plus grosse humiliation…
Tout d’abord, il eût sans doute fallu que je me gardasse d’empiéter sur son terrain, pour ne pas l’humilier davantage, bien qu’à présent je sois membre de l’Assemblée et pas ellui… Donc je devais de fanfaronner en sa présence. De toute façon, je n’avais pas prévu de le faire. Mon poste, je le devais à la confiance des personnes ayant voté pour moi, et j’étais sur un siège tournant.
Deuxièmement, Kawoutsè était-iel digne de confiance ? Pouvais-je croire que mes efforts eussent un jour eu un quelconque effet ? Car, même si je voulais bien me garder de l’insulter devant Joukwo, qu’est-ce qui m’eût empêché de continuer à le faire derrière son dos ? Je voyais bien que Joukwo avait confiance dans le fait que Kawoutsè pût changer, mais avais-je une quelconque garantie ou un intérêt personnel tel que j’en eusse oublié tout le temps que j’avais passé à le haïr ? Car il me fallait bien quelque chose auquel me raccrocher, je ne pouvais lui vouer une confiance aveugle et inconditionnelle après tout ce qu’iel m’avait fait !
Je repensai alors aux paroles de la chanson. Je n’avais pas vraiment fait attention jusque-là mais… « te revoir un beau jour, un peu meilleur et moins mauvais. Je repars en arrière, me construire de zéro », « même après tant de temps, je ne saurais voir le bon en autrui, et encore moins en moi »… Elle parlait bien de tout cela : de séparation, de faute et de reconstruction… Le sujet semblait perdu, seul et extrêmement triste. Il était à présent évident que Kawoutsè avait composé les paroles ellui-même ou alors que, par une étrange coïncidence, elles collaient très bien à sa situation.
Dans ce cas, pouvais-je me fier au sentiment que j’avais eu en l’entendant prononcer ces vers ? Oui… à défaut de le croire, je pouvais bien croire mon propre cœur. Et mon cœur me disait qu’il y avait de la détresse dans ces mots, et que je devais faire quelque chose.
« Ça ne te ressemble pas de sembler si vulnérable, d’avoir des remords et encore moins d’admettre tes torts. Mais tu es visiblement décidé à changer en mieux. Si je ne fais pas d’effort dans ce sens, alors tu ne changeras pas. Le mépris aveugle n’amène jamais rien de bon… Je n’ai pas envie de t’aider, mais je ne peux pas non plus faire comme si je n’avais rien entendu… »
– C’est d’accord. Je vais essayer… Je vais lui donner une seconde chance, déclarai-je enfin.
Joukwo sembla satisfait et nous sellâmes cette promesse dans une poignée de main. Puis iel me tendit le petit peigne en or.
– Tiens, pour que tu puisses faire le premier pas. Rends le lui la prochaine fois que tu le verras.
– …OK. Merci.
À défaut de comprendre Kawoutsè ou de lui pardonner, je pouvais au moins ne pas aggraver la situation en me montrant ouvertement hostile. Étrangement, j’avais presque de la pitié pour ellui.
Kawoutsè avait été respecté par ses adelphes pour sa force et c’était ainsi qu’iel avait acquis sa position au Conseil. Iel jugeait sa valeur à sa performance et à la confiance que les autres conseillers lui accordaient, comme l’avait démontré sa réaction lorsque Kajiki lui avait tourné le dos. À présent que j’avais remis sa force en question et que le Conseil n’existait plus, iel devait penser qu’il ne lui restait rien. Iel devait penser qu’iel n’était rien… Nous l’avions privé une part d'ellui-même et c’était pour cela qu’iel était parti : iel se sentait inutile.
Cet évènement devoir avoir été difficile à supporter… Plus difficile que la perte de nos parents. C’était étrange, d’ailleurs : toutes les conditions étaient réunies et pourtant Kawoutsè ne faisait pas partie des endormis. Iel avait encore quelque chose d’assez solide auquel se raccrocher…
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