Souvenir vingt-huitième ~ Souvenir douloureux
Encore une fois, le sujet de conversation originel avait failli m’échapper. Mais la pensée que Kawoutsè eût pu devenir un endormi me le remémora et j’entraînai donc la discussion sur ce terrain. J’expliquai la situation à Joukwo depuis le début, c’est-à-dire en reparlant de mon cycle de césure. J’insistai bien sur le fait que Mœ et moi avions décidé de lui en parler plus tard, pour effacer la culpabilité que j’avais eue de ne rien lui avoir dit jusque-là. Je ne lui épargnai pas mes impressions sur la Salle des Murmures et son ambiance glauque, ni sur l’apparente froideur et l’immobilité des personnes qui y reposaient. Je ne voulais pas que Joukwo fût déstabilisé ou choqué par ces sensations une fois sur place. Je ne voulais lui réserver aucune mauvaise surprise et lui épargner l’effroi. Bien que la sensation originale lui avait forcément fait de l’effet et que le récit en lui-même lui glaça le sang… Pour conclure sur une note plus neutre, je lui résumai les actions que les insurgés avaient déjà entreprises pour tenter de les réveiller sans succès.
– C’est horrible, s’exclama-t-iel, blafard, une fois que j’eus fini.
Iel s’était tu tout du long mais n’avait cessé de me jeter des regards stupéfaits voire terrifiés. Quelques fois, iel n’avait pu retenir une inspiration de surprise ou bien de choc.
– Comment a-t-on pu en arriver là ? Que des jeunes disparaissent était déjà très grave, mais que leur corps cesse de fonctionner ? Ça me dépasse… Comment est-ce possible… ?
– Comme je te l’ai dit, il y a certains symptômes… Mais j’ai observé les mêmes chez d’autres et iels ne se sont pourtant pas endormis. Alors je ne suis pas sûr, lui confiai-je.
– Il faut absolument que l’on comprenne et que l’on règle le problème au plus vite…
Joukwo essaya de relier tous les éléments dont nous disposions pour trouver une piste :
– Une grande détresse psychologique, du désespoir, une fragilité émotionnelle possible, un traumatisme… Mh… Quel est le réel lien entre corps et esprit ?
« Le lien entre le corps et l’esprit… ? » me demandai-je moi-même, las.
Alors que j’étais en manque d’idées – dû au fait que j’avais déjà retourné la question dans tous les sens – j’observai Joukwo. Iel réfléchissait en se mordillant l’arrière du doigt, les sourcils froncés. Iel ne porta à mon regard pas la moindre attention et continua de marmonner des mots de temps en temps. À force, je commençai à perdre ma concentration et les contours de son visage devinrent flous. Puis un courant de Thœ passa devant mes yeux, m’obligeant à me focaliser dessus. Il dansait tranquillement. Des « morceaux » d’énergie s’en détachèrent et s’y rattachèrent sans cesse. Il ressemblait à une grosse mèche de cheveux rouge. Il s’enroula spontanément, formant une spirale, puis se déroula et continua à flotter. En passant devant la bouche de Joukwo, une partie y fut aspirée. Puis, à l’expiration, une plus grosse quantité de Thœ et de Kwo ressortit.
Une image s’imposa à mon esprit : l’énergie tournoyant autour de la silhouette de Joukwo lorsqu’iel était triste, de Kawoutsè lorsqu’iel était en colère, ou même de moi-même, quand j’avais été terrifié ! Quand nous ressentions des émotions fortes, le Thœ et le Kwo agissaient bizarrement ! Un lien se fit entre mes idées.
– Joukwo ! m’exclamai-je soudain.
– Huh, oui ?! sursauta-t-iel.
– Quand nous sommes en colère, triste ou même choqué, l’énergie réagit à nos émotions, non ? Pourquoi ?
– Ah, tu as remarqué ce phénomène ? nota-t-iel.
– Oui !
– Eh bien, je pense que les émotions fortes provoquent une perte d’énergie importante dans notre corps, comme le ferait une blessure, et que l’énergie extérieure interagit avec nos stigmates ou nos poumons pour compenser ce manque. Ça te semble pertinent pour notre cas ?
– Oui, peut-être, répondis-je encore incertain du rapport. Quand on est émotif, il y a une interaction entre notre esprit et notre corps. On pleure quand on est triste, on sourit quand on est heureux ou on est paralysé quand on a peur. Et si on a une surcharge d’émotions, l’énergie extérieure doit compenser… Ce qui signifie que l’esprit, de manière générale, consomme de l’énergie. Le corps n’est pas juste un réceptacle, il ne forme qu’un avec l’esprit ! Je suis mon corps.
– C’est une manière très singulière de voir les choses… Mais à quoi ça nous avance ?
– Eh bien, pourquoi ne serait-il pas possible d’avoir une surcharge émotionnelle telle que le corps soit détruit ? Pourquoi ces sathœs n’ont pas disparu, tout simplement ?
Joukwo leva les sourcils.
– C’est vrai, réalisa-t-iel. Si c’est bien ce qu’il s’est passé, on peut assimiler la détresse psychologique à une blessure et lorsque la blessure est trop grave, le corps disparaît et se reforme plus tard… C’est ce qui devrait se passer, normalement.
– Mais pourquoi le corps disparaît, à la base ? questionnai-je.
– On suppose que c’est pour ne pas soumettre le sathœ à une sensation trop violente pour… son…
Iel ne finit pas sa phrase. Joukwo ouvrit grand la bouche et me regarda avec des yeux ronds.
– Si ça se trouve, c’est le choc psychologique de la blessure qui cause la disparition et non la blessure physique en elle-même ! Mais dans ce cas…
Iel mâchonna ses mots dans sa bouche un moment.
– Non, ça n’a pas de sens, conclut-iel.
– Quoi ?! fis-je en me penchant. Pourquoi ça n’a pas de sens ?
– Si tout cela était logique, les choses devraient se passer comme tu l’as dit : le sathœ soumis à un choc émotionnel devrait disparaître. Et puis y a plein d’autres incohérences.
– Du coup, on a fait une erreur quelque part…
– Oui. Soit la disparition est bien due à une blessure physique et leur endormissement est dû au choc psychologique et on ne comprend toujours pas le phénomène. Soit nous avons raison et, dans ce cas, nous nous trompons sur la raison qui les a plongés dans cet état, car cela ne serait pas dû au psychisme…
Ma tête bouillonnait.
– Que c’est compliqué, fit-iel. On est face à un paradoxe… Si nous avions raison, ces sathœs ne devraient pas dormir mais disparaître. Pourquoi, alors… ? Est-ce que quelque chose les empêche de disparaître ? Est-ce qu’iels sont conscients, au moins ? Est-ce qu’iels désirent dormir ? Et dans ce cas, comment ont-iels fait pour y parvenir ?! Si seulement un se réveillait, on pourrait lui demander…
– Si un se réveillait, ce ne serait plus une énigme, lui fis-je remarquer.
– C’est vrai…
Je repris mes pensées du début pour voir si j’avais loupé quelque chose.
« Quand il y a une détresse psychologique, l’énergie extérieure doit compenser. C’est comme une blessure qui se soignerait spontanément. le Thœ et le Kwo sont attirés à nos stigmates pour entrer dans le corps et se changer en sang… Puis la blessure se referme. Même si la blessure était répétée, le phénomène durerait jusqu’à son soin complet et s’il est impossible de compenser, le sathœ disparaît… Les endormis ne disparaissent pas, mais iels ne bougent pas non plus. Iels ne respirent ni ne parlent. Il n’y a pas d’échange énergétique avec l’extérieur… Cela voudrait-il dire qu’iels ne pensent pas non plus ? Car sans doute même les émotions basiques demandent de l’énergie, penser demande de l’énergie… S’iels ne pensent pas et ne bougent pas, il n’y a pas de problème de compensation, donc iels ne disparaissent pas. Ça voudrait dire… qu’il y aurait un défaut dans leur système de compensation ? Et qu’au moment où iels ont ressenti une forte émotion, leur corps aurait dysfonctionné et qu’iels n’auraient pas pu se soigner… »
– Peut-être… qu’iels sont toujours blessés, conclus-je.
– Comment cela ?
– Si la blessure émotionnelle leur a causé un manque d’énergie et qu’iels n’en ont pas disparu, alors ça veut dire que le manque est toujours là, à attendre d’être comblé, non ?
– Mais… pourquoi ne se serait-il pas comblé d'ellui-même ? C’est ce qu’il se passe, normalement, affirma-t-iel.
– Oui, mais si on continue à penser en termes de ce qui est normal ou anormal, on n’avancera pas. Le phénomène d’endormissement n’est pas normal. Il est rare et isolé, ne survient pas à chaque fois, et jamais de la même manière. Mais je suis sûr qu’on peut y trouver une certaine logique, suffisamment pour développer un remède.
– Tu veux qu’on essaye ton idée, alors ? Comment comptes-tu t’y prendre ?
– On pourrait essayer d’injecter de l’énergie de force dans leur corps. Assez pour soigner une petite blessure, dis-je.
Je plongeai pensivement une main dans l’eau et m’en passai un peu sur la nuque pour l’humidifier.
– Que se passerait-il si on en injectait trop ? demandai-je.
– À priori, le corps l’expulserait. Mais on n’a jamais eu de trop grands excès, donc je ne sais pas. Je préfère ne pas m’y risquer.
– Ouais, moi non plus, admis-je.
Mais j’avais promis – et Mœ aussi – de tout faire pour réveiller Wèthwo, pour tous les réveiller… Ne devions-nous pas prendre des risques dans ce but ?
– À vrai dire, poursuivit Joukwo à mi-voix, je ne peux m’empêcher de penser que cet état est volontaire… Il n’y a pas de cas similaire connu, jamais les mécaniques de nos corps ne nous avaient échappé avant et aucune blessure n’est inguérissable… Ça me parait improbable que le Thœ et le Kwo réagissent différemment avec certaines personnes, quand bien même nous soyons tous uniques. Certes, il y a des stigmates de plusieurs couleurs, donc des aptitudes variables, mais les endormis sont de toutes catégories, apparemment… Sauf violette, heh.
– Vous étiez plus à l’abri du malheur que nous en ces temps-là… fis-je remarquer à voix basse.
– Mh… Si ta théorie est vraie, ça ne nous dit pas pourquoi la blessure ne se soigne pas toute seule. Malgré tout, ça reste un point à élucider, rappela-t-iel.
– Je sais… grommelai-je.
– Même si ces sathœs avaient volontairement coupé leur lien avec l’extérieur pour je ne sais quelle raison, il leur serait impossible de continuer une fois endormis.
– Je sais ! m’exclamai-je brusquement en provoquant des remous dans le bassin.
Joukwo sursauta et me regarda avec de grands yeux.
– désolé… Je sais que ma théorie est bancale… admis-je. Mais c’est tout ce qu’on a pour l’instant, non ? Alors essayons.
– Bien sûr. Je ferai tout ce qui m’est possible pour les réveiller, moi aussi…
Après un long silence où je n’arrivai même plus à mettre deux mots bout à bout, je me dis que la pratique eût mieux valu que la théorie. Les voir pour de vrai aurait pu lui faire découvrir des choses que nous avions manquées et une deuxième visite m’aurait aidé à prendre du recul.
– On devrait peut-être y aller, si tu es d’accord.
– OK.
~
Le trajet jusqu’à la base fut ponctué de nos discussions pour tenter de percer le mystère du sommeil. Joukwo semblait penser que les victimes devaient avoir agi de leur propre volonté pour pouvoir briser leurs limites corporelles. Quant à moi, je soutenais que des dysfonctionnements étaient possibles et que les endormis n’avaient rien fait pour en arriver là, si ce n’est souffrir. Bien que nous ne fussions pas parvenus à un accord, le jour où nous fûmes confrontés aux endormis elleux-mêmes arriva.
Le printemps était arrivé. Les plaines rocailleuses de Kaou étaient recouvertes de pousses fraîches et de touffes d’herbe humides. Les conifères arboraient leurs plus belles pommes de pin et les oiseaux commençaient à revenir sur leurs anciens territoires. Il était tôt dans la matinée, le soleil était caché derrière de sombres nuages et une pluie fine nous ruisselait sur le corps.
Nous rouvrîmes la porte que Mœ m’avait fait découvrir la dernière fois et nous enfonçâmes dans le long tunnel éclairé par les torches bleues. Imperturbables, elles avaient continué de flamber pendant mon absence et émettaient une puissante lumière bleutée.
Joukwo venait en ces lieux pour la première fois. Iel ne semblait pas tout à fait à son aise. J’étais moi-même stressé de lui faire visiter ce sanctuaire qui avait protégé de si nombreuses vies pendant de si longs cycles. Je sentais que sa présence – qui n’avait été requise que par Mœ, Thœji et moi et bien qu’iel ne fût pas véritablement une menace – était une sorte d’intrusion dans l’intimité des insurgés…
En même temps, la base avait été ma maison, à moi aussi. J’y avais passé peu de temps, certes, mais ses habitants et les choses que j’y avais faites et apprises en faisaient le lieu le plus familier que j’eusse visité. Et je savais qu’après notre départ et sa fermeture définitive, il allait terriblement me manquer. J’eusse voulu que Joukwo le voit dans ses cycles de grandeur, quand la joie et les éclats de rire y résonnaient encore. Même si sa raison d’être était la fuite d’une existence d’oppression, la base des insurgés avait quand même su nous apporter un bonheur essentiel. J’étais donc déçu que la première visite de Joukwo – qui eût été la dernière – dût être en une occasion si triste.
En passant devant les dessins et les peintures, Joukwo ralentit et observa. Iel sembla s’imprégner des lignes et des couleurs, émerveillé par tant de créativité. Arrivé au niveau de la chanson que je lui avais chantée et qui l’avait fait pleurer, iel s’arrêta et passa ses doigts fins dans les sillons de la gravure, en parcourant chaque centimètre. Un bref instant, iel eut ce même regard d’épouvante. Je ne pus m’empêcher d’amorcer un pas dans sa direction, avant de me rétracter.
Iel tourna le dos à l’œuvre et continua sa route.
– Ça va, ne t’inquiète pas, me dit-iel de dos sans que je n’eusse à demander.
Mais ses mots ne me suffirent pas.
La porte de la base était grande ouverte et les torches de la salle de repos projetait leur habituelle lumière rosée au travers. Tout était silencieux, mort, bien qu’exactement semblable à la dernière fois. Dans des sièges de pierre, deux sathœs étaient lascivement assis. Iels nous saluèrent nonchalamment d’un geste de la tête, non surpris par la présence de Joukwo. C’était les seuls encore présents.
Le reste de la planque était vide. J’en fis faire le tour rapide à Joukwo, par principe. Iel admira l’architecture et les aménagements, bien qu’iel ne fût pas d’humeur à s’en émouvoir, trop inquiété par la tâche que nous devions accomplir. Nous ne croisâmes pas Mœ et Thœji, mais nous savions où les trouver.
Enfin, il fut l’heure.
Nous fîmes face à la sordide porte noire avec appréhension. J’inspirai et expirai un grand coup pour évacuer l’excédent de stress et paraître plus digne. Quand mon pied toucha la dalle devant le pallier, celle-ci s’enfonça d’un centimètre et la porte s’ouvrit sans bruit. La dernière fois, je n’avais pas remarqué le mécanisme et avait cru qu’elle s’était magiquement ouverte d’elle-même. En était-il de même pour Joukwo, à présent ?
L’odeur de renfermé et l’ambiance oppressante m’envahirent de nouveau. Mais je pris sur moi pour tenir bon. Je ne devais pas me laisser déstabiliser, j’avais une promesse à réaliser. Et je ne voulais pas que ma peur déteignît sur mon ami qui hésitait déjà à faire un pas.
Mœ et Thœji se tournèrent vers nous et, lentement, s’approchèrent.
Joukwo entra sans un bruit et se rapprocha de la première rangée de tables. Ressentit-iel les mêmes sensations que moi la première fois, en voyant les murs noirs creusés de sillons et les torches froides enfoncées dans des lucarnes, les lits écartés couverts de riches étoffes et les corps froids qui y reposaient, sans vie ? Je ne le sus car, dès l’instant où iel posa les yeux sur le premier endormis, iel tituba et tomba violemment à genoux. Le bruit du choc fut absorbé par les murs tout comme le cri de terreur qu’iel poussa juste après.
Immédiatement, nous nous précipitâmes vers ellui, pour comprendre ce qui n’allait pas. Mais nous restâmes finalement à quelques pas d'ellui, incapables de nous approcher plus, comme paralysés par cette vision.
Autour de Joukwo, l’énergie avait cessé tout mouvement. Je ne pouvais pas voir son visage dans la pénombre, mais je devinais encore cette expression de terreur indicible. Iel cessa de respirer et de bouger, pendant un instant, les mains plaquées sur sa bouche. Iel se mit à trembler, sa voix se brisa quand iel bafouilla :
– Ña-… Ñaj- Ñajii…
Puis, iel se traîna à genoux jusqu’à la table qui lui arrivait en dessous de l’épaule. Iel prit fébrilement la main du sathœ qui y reposait et entrelaça leurs doigts. Bientôt, iel se mit à gémir et à pleurer.
– Ñajii, répéta-t-iel d’une voix plaintive en rampant jusqu’à la hauteur de son visage.
Là, iel posa son autre main sur sa joue et la caressa. Iel frémit au froid contact mais continua, parcourant chaque creux, chaque bosse du visage, inlassablement. Ses pleurs reprirent. Alors l’énergie recommença à bouger autour d'ellui, débutant cette danse frénétique familière des jours de tristesse. Les longs cheveux blonds de Ñajii coulèrent comme une rivière dans la paume de Joukwo, ses lèvres rebondirent sous son index et sa peau se courba au contact de ses doigts. Mais iel ne s’éveilla pas, sa main resta môle dans celle de Joukwo et ses paupières solidement closes comme le dernier bourgeon du printemps.
– Non… Non ! C’est impossible, pourquoi es-tu là ? gémit Joukwo. C’est impossible…
Iel pleura et pleura encore, son corps parcouru de violents sanglots. Iel posa la tête sur le torse du sathœ et l’absence de battement de cœur ou de respiration l’épouvanta davantage.
Je ne savais pas qui était Ñajii. Ni même quel genre de relation Joukwo et lui entretenaient. Mais une telle scène me brisa le cœur. Je ne supportais de l’entendre et ne pouvais cependant rien y faire. Cette pensée seule m’était insupportable. Je baissai la tête et serrai les poings, impuissant.
– Je-… Je suis là à présent, dit doucement Joukwo en se penchant à quelques centimètres de son visage. Je suis venu, tu vois. Ça y est, tu peux te réveiller, Ñajii. Tout va bien, ça va aller.
Mais Ñajii resta inerte. Les larmes coulèrent en cascade sur ses joues pâles, inondèrent le creux de ses yeux, qui restèrent pourtant clos. Alors Joukwo commença à énoncer des souvenirs heureux qu’iels avaient partagés :
– Tu te souviens de la dune ? À l’époque, l’océan se retirait sur des centaines de pieds et laissait derrière ellui des traînées de coquillages et d’algues. Le sable scintillait comme des pierres précieuses, il était doux et chaud. C’était une période bénie d’insouciance… On faisait souvent le concours ce cellui qui trouverait la plus belle et la plus grosse coquille, et c’était toujours toi qui gagnais. C’est toi qui m’as appris que si on mettait un bulot contre son oreille on pouvait entendre les vagues. J’avais beau te répéter que ce n’était qu’une illusion, tu préférais penser que même si on était loin de l’océan, on pouvait toujours l’avoir dans sa poche…
Iel renifla bruyamment et ajouta :
– Moi aussi, j’aurais voulu avoir une part de toi dans ma poche.
Je serrai un peu plus les paupières et les lèvres, mes yeux me picotèrent. J’eusse aimé m’approcher un peu plus près, le serrer dans mes bras, l’appeler aussi doucement qu’iel appelait Ñajii, mais je restai bloqué sur place. Je ne savais rien de ce qu’iel pouvait ressentir, comment eusse-je osé briser ce moment ?
– Depuis ton départ, il y a beaucoup de choses qui ont changé, tu sais. Le Conseil n’existe plus. Je ne suis plus conseiller, donc… si tu reviens, nous pourrons être ensemble. On pourra tout recommencer depuis le début… Alors… Dis quelque chose, je t’en prie…
Iel attendit. Mais Ñajii ne dit rien.
Joukwo posa son front contre le sien et commença à chanter, d’une voix éraillée, suppliante :
– À chaque pas que je fais sur terre,
Je m’éloigne un peu de toi
Qui m’attend sûrement là-bas.
Un jour je reviendrai,
Je traverserai les monts, les forêts
Et s’il le faut je m’envolerai
Haut dans le ciel pour te trouver.
Et je courrai
Pour un jour te rencontrer,
Pour un jour t’enlacer
Et ne jamais te relâcher.
Maudit soit ce triste jour de pluie
Où, malheur, on nous a séparés…
Iel s’arrêta et se releva sur son corps.
– Ces mots… Ils étaient bien pour moi, n’est-ce pas ? Je savais qu’ils étaient pour moi, mais je n’osais y croire. Toi, un insurgé, un endormi… C’était inimaginable… Comment ai-je pu être si bête. C’est ma faute si tu es là aujourd’hui. J’aurais dû… J’aurai dû…
Je n’arrivais toujours pas à bouger. Joukwo continua à chanter, entre deux sanglots, les paroles fatidiques :
– Par pitié, reviens-moi.
Je ne tiens rien qu’à toi.
Sans nous il n’y a plus rien,
Ni avenir, ni destin.
La tâche des Dieux ne compte plus,
Je ne suis pas, je ne suis plus.
Sathœ sans amour
Comme un sommeil sans retour.
Après quelques minutes d’un silence seulement troublé par les respirations haletantes de Joukwo, ce dernier posa de nouveau ses doigts sur le visage de Ñajii et une douce lumière violette jaillit alors de sa paume. Les stigmates bleu ciel brillèrent mais… n’absorbèrent pas l’énergie. Joukwo, visiblement déçu, ne s’arrêta pas là. Iel écarta les lèvres de Ñajii et y colla tendrement les siennes. Nous vîmes alors des courants de Thœ et de Kwo quitter le corps de Joukwo pour rejoindre celui de Ñajii directement dans les poumons. L’énergie brilla dans la gorge de mon ami qui y mit quasiment toutes ses forces et s’écroula de fatigue sur le sol. Avant que je n’eusse pu intervenir, Joukwo se remit sur les genoux et observa attentivement les effets de sa manœuvre.
La poitrine de Ñajii brilla un court instant, les courants tourbillonnèrent lentement en ellui, incapables de sortir. Puis, la lueur disparut… Son corps avait-il intégré l’énergie ? La blessure était-elle soignée ? Nous ne pouvions voir à travers ellui mais… nous sûmes que cela n’avait eu aucun effet. Ñajii ne bougea toujours pas.
Joukwo laissa mollement retomber sa tête sur la table de pierre dans un « toc ». J’entrepris de faire un pas vers ellui, mais iel m’interrompit en murmurant :
– Pourriez-vous me laisser seul… S’il vous plaît ?
Mœ ne se le fit pas répéter deux fois et sortit de la salle la tête baissée. Thœji lui emboîta le pas en retenant un sanglot derrière ses mains.
J’observai un instant le dos de Joukwo, sans savoir si…
– Thoujou…
Iel ne pleurait plus ni ne sanglotait, mais sa voix était comme éteinte.
– Je-… Je-…
J’avançai encore une fois mon bras, mais n’osai pas… Ma main passa au-dessus de son épaule, puis à côté de sa joue et… je la retirai sans en effleurer la surface. Je n’avais pas le droit de le toucher…
– J’ai une dernière idée pour essayer de les réveiller, articula-t-iel à ma grande surprise. Me fais-tu confiance ?
– Tu-… commençai-je, sans savoir ce que j’eusse voulu lui dire en cet instant.
Joukwo ne bougea pas, dos à moi, agenouillé au chevet de son ami, aussi immobile que son propre corps.
– Oui, bien sûr, dis-je finalement.
Et je quittai la pièce.
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