Souvenir vingt-neuvième ~ Qu'as-tu fait ?

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Mœ et Thœji attendaient non loin de la porte. Lorsque cette dernière se fut refermée, Thœji me chuchota :

– Tu étais au courant, toi ? Que l'ex-conseiller Joukwo est ami avec un insurgé ?

Je baissai la tête et la secouai en signe de dénégation.

– En tout cas... cette vision m'a brisé le cœur. C'était terrible. Et dire que même les conseillers ont pu subir des pertes...

Le silence se fit. Mœ appuya son dos contre le mur et ferma les yeux. Thœji se tordit les mains, les joues encore rouges de larmes.

D'après ce que j'avais compris, Joukwo ne savait pas que Ñajii était devenu un insurgé, seulement qu'iel avait disparu... Quel lien Ñajii et Joukwo pouvaient-iels bien entretenir ? Depuis quand et, surtout... pourquoi Ñajii était-iel endormi, à présent ? Qui ou quoi les avait séparés ? Ce sathœ était pour moi un grand mystère...

Quelques minutes plus tard, un tremblement imperceptible parcourut le sol. Mœ rouvrit soudainement les yeux, surpris.

– Qu- ?!

Mais iel n'eut pas le temps de parler, car la porte de pierre s'ouvrit brutalement, le vantail s'écrasa contre le mur et vola en éclats. Un morceau fut propulsé près de mon visage et m'écorcha la joue.

– Joukwo ! m'exclamai-je en me précipitant dans la Salle des Murmures.

Debout au milieu des deux rangées, Joukwo se tenait seul. À ses pieds, la poussière tournoyait encore. Je m'approchai en courant et voulus le prendre par l'épaule. Mais, quand je fus à quelques pouces à peine, la lumière d'une torche me révéla un visage blafard maculé de sang. Au même instant, ma main rencontra un liquide visqueux. La surprise me fit reculer d'un bond et je manquai de trébucher sur quelque chose.

– Qu'est-ce que c'est ? demandai-je, choqué. Tu es blessé ?

Mais iel ne tourna pas la tête vers moi. Un discret mouvement attira mon regard ailleurs. Nous n'étions pas seuls. Devant Joukwo, plaqué contre le mur du fond, se trouvait un corps recroquevillé, tremblant, pitoyable... Aucune lumière ne l'atteignait.

– Ne m'approchez pas ! supplia-t-il en se protégeant le visage.

En plus d'être absorbée par l'ornement des murs, sa voix était faible. Mais je ne m'attardai pas sur ellui et sa miraculeuse présence, car derrière moi Mœ se jeta sur Joukwo en hurlant :

– Qu'avez-vous fait ?!

Iel plaqua Joukwo contre la table de pierre la plus proche.

– Que leur avez-vous fait ?! répéta Mœ, hors d'ellui.

La table, ou plutôt le lit sur lequel Joukwo était... il était vide ! Alors que ce fait me sautait aux yeux, je pris finalement connaissance de mon environnement. La pièce entière était inondée de sang. Chaque table, chaque étoffe et chaque portion du sol en étaient couvertes. Il n'y avait plus d'endormis, seulement... leur sang, d'un violet profond et inodore. Leur sang qui, étrangement, ne disparaissait pas aussi vite qu'il l'eût dû. Au milieu de cette immonde scène, Joukwo parfaisait le tableau.

Mœ serra son col de plus en plus fort, l'étouffant presque, et le secoua pour l'inciter à parler. Enfin, Joukwo s'expliqua, d'une voix claire dans laquelle on ne percevait aucun doute :

– C'était la seule solution. Je les ai secourus.

– Vous êtes fou ! tonna Mœ. Vous les avez condamnés !

– Non, répliqua calmement Joukwo en se laissant faire. Vous ne comprenez pas. Leur esprit n'était déjà plus là, leurs corps étaient vides. Je n'ai fait que libérer leurs proches du vain espoir de les revoir.

– Espèce de- !

Iel s'apprêtait à le frapper quand Joukwo tendit le doigt vers la personne qui était blottie contre le mur. Mœ interrompit son geste et tourna la tête. Quand iel la vit, iel ouvrit de grands yeux ronds. Iel ne l'avait pas remarquée jusque-là. D'ailleurs, nous n'avions ni ellui, ni Thœji, ni même moi remarqué que quelques autres s'étaient également réveillées et se cachaient derrière leurs lits de pierre en jetant des regards apeurés vers nous. Thœji courut à la rencontre du petit corps. Iel poussa un grand cri et l'enveloppa de ses bras.

– Wèthwo ! s'exclama-t-iel.

Iel le couvrit de baisers et pleura toutes les larmes de son corps, la tête contre sa poitrine.

– Wèthwo... ? murmura Mœ en abaissant lentement son bras. Mais comment... ?

– ...Ça a marché. J'en ai réveillés certains et aux autres j'ai offert la paix éternelle, expliqua Joukwo.

Mœ recula. Iel resta silencieux.

– Comment... ? demandai-je. Comment as-tu su quoi faire ?

Mes poings serrés tremblaient au bout de mes bras.

– Je n'ai fait que suivre mon instinct, avoua-t-iel. Je voulais les faire disparaître pour leur offrir une chance de renaître. Mais... ça ne s'est pas passé comme prévu.

Joukwo sourit tristement alors qu'iel restait allongé, comme prêt à s'endormir à son tour.

Un long silence s'installa. Finalement, Mœ s'éloigna pour aller à la rencontre des réveillés et les guider hors de la Salle des Murmures. Quant-à-moi, j'observai Joukwo qui fixait le plafond d'un regard vide.

À la fin, il ne restait que nous quatre. Thœji supporta Wèthwo par le bras et le guida doucement vers la sortie. Iel l'avait couvert de sa cape de voyage pour lui tenir chaud, mais ses frissons étaient en partie provoqués par la peur que l'expérience lui avait causée. Arrivés à notre hauteur, Wèthwo se mit en retrait derrière son ami.

– Merci ! s'exclama Thœji avec un sourire baigné de larmes. Merci infiniment, maître Joukwo ! Merci pour nous deux.

Mais Joukwo n'écoutait pas, iel avait caché son visage sous son bras et ne disait rien. D'ailleurs, Thœji se fichait bien de savoir s'iel l'avait entendu ou non, iel rayonnait de bonheur. Touts deux sortirent, laissant derrière elleux la porte fracassée et un silence de plomb. En les suivant du regard, je remarquai que la première table, la plus proche de l'entrée, n'était pas vide. Ñajii était toujours là.

À mes pieds, il y avait une étoffe. J'avais failli trébucher dessus quelques minutes auparavant. Mais cet instant me paraissait bien loin. Je la ramassai. Elle était imbibée de liquide violet. Au lieu de se mêler à l'énergie ambiante comme il l'eût fait en temps normal, le sang perlait en petits gouttes qui s'écoulaient lentement vers le haut, brillaient dans les airs puis disparaissaient. Fasciné par ce triste phénomène, je ne vis pas le temps passer.

Joukwo brisa le silence :

– J'ai vu la fin, Thoujou, déclara-t-iel d'une voix presque inaudible. Quand j'ai observé leurs visages et que j'ai plongé ma main au travers de leurs corps, je l'ai vue. Elle m'a regardé droit dans les yeux, me défiant de l'éviter. J'ai su alors que rien n'était vraiment éternel. Je le savais, et pourtant j'ai commis le crime de mettre fin à leurs vies.

J'eusse voulu lui dire qu'iel n'avait commis aucun crime, que c'était grâce à ellui qu'iels s'étaient réveillés. Mais je n'en eus pas la force, car je savais qu'iel pensait d'abord à celleux qu'iel n'avait pas pu sauver.

Je n'osais le laisser seul. J'avais peur, malgré tout, qu'iel s'endorme aux côtés de cellui qu'iel chérissait et que, si je le quittais des yeux un seul instant, iel soit parti...

Je sursautai quand Joukwo se releva en position assise. Iel me regarda un instant. Dans ses yeux cernés se reflétait la froide lueur des torches du mur opposé. Iel me sourit faiblement et me caressa la tête. Le contact me surprit. Puis iel passa devant moi et se dirigea vers Ñajii. Je tâtai mes cheveux fébrilement. Iel n'avait laissé aucun sang, comme s'iel n'avait pas voulu me souiller. Pourtant, derrière ellui, au rythme de ses pas, continuaient de se former les mystérieuses gouttelettes.

Joukwo enveloppa le corps de Ñajii dans le drap sur lequel iel était et le souleva doucement. Puis iel se tourna vers moi pour m'inciter à le suivre, ce que je m'empressai de faire.

Tandis que nous quittions la salle, je jetai un dernier regard en arrière. Je vis une longue pièce aux murs couverts de motifs ondulant comme des vagues, où régnait un silence paisible et où flottaient des millions de lumières colorées, comme sorties d'un rêve. La vision était presque réconfortante. Les tables n'avaient plus l'air si dures, maintenant que plus personne n'y reposait. Les tissus étaient étalés un peu partout, comme d'étranges œuvres d'art. On eût pu avoir l'impression que quelqu'un avait vécu ici et était parti en hâte, oubliant draps et capes, les ayant gracieusement laissés tomber en tas de plis sur le sol. Quelqu'un était en effet parti pour ne jamais revenir...

Car, enfin, la pièce était vide.

Je sus alors que ce que Joukwo avait dit était vrai : iel leur avait offert la paix éternelle.

~

Les derniers insurgés étaient regroupés dans la salle de repos quand nous arrivâmes. Tous nous regardèrent en silence. Thœji observa Ñajii. Ses cheveux pendaient le long du bras de Joukwo et ses mains étaient mollement posées l'une contre l'autre sur son ventre. Son visage avait l'air paisible. Sans doute cette image lui rappela-t-elle Wèthwo quand Mœ l'avait transporté dans la Salle des Murmures. Iel s'approcha et regarda Joukwo dans les yeux. Sans qu'iels n'échangeassent un mot, je sus que Thœji s'excusait pour sa perte et réitérait ses remerciements. Iel sortit un petit médaillon doré de sa poche et le plaça doucement entre les doigts de Ñajii qu'iel referma sur l'objet. Iel toucha sa main blanche et froide encore un instant dans une prière silencieuse et retourna s'asseoir. À ses côtés, Wèthwo gratifia Joukwo d'un signe de tête reconnaissant.

Puis, chacun leur tour, les éveillés et celleux qui les avaient attendus et retrouvés s'avancèrent pour orner le corps de Ñajii de présents et de bijoux. Quand ce fut le tour de Mœ, ce dernier parla :

– Je ne peux approuver vos méthodes, commença-t-iel d'une voix glaciale.

Tout le monde dans la pièce se figea.

– Cependant, grâce à vous nous avons pu en réveiller certains... poursuivit-iel en baissant des yeux humides vers le sol. Bien que j'aie fait la promesse de faire tout mon possible pour les sauver, jamais je n'aurais eu le courage de faire ce que vous avez fait. Alors, bien que cela m'horrifie au plus haut point, je dois reconnaître que vous avez bien fait. Je veux que vous sachiez... que vous avez ma gratitude éternelle et que ce sera pour moi un plaisir et un honneur que de travailler avec vous à l'avenir.

Mœ déglutit puis retira un collier de sous tunique. Il s'agissait d'un médaillon d'améthyste encadré d'argent et gravé d'un symbole étrange. Au lieu de celui de Ñajii, iel le passa autour du cou de Joukwo.

– Je suis désolé pour votre ami. Acceptez ce modeste présent en signe de gratitude et d'amitié entre vous et les insurgés. Je vous l'offre à vous, car ce motif symbolise la perte et il appartient aux présents de conserver la mémoire des absents.

Les yeux de Joukwo se mirent à briller. Iel le remercia d'un mouvement de tête et Mœ recula lentement jusqu'à sa place. Il ne restait que moi. Je ne vis qu'une chose à faire. J'ôtai l'anneau qui ornait mes cheveux et le divisai en deux parties identiques que je remodelai en leur forme originale. Je m'approchai de Ñajii et pris une de ses mèches de cheveux entre mes doigts. Ils étaient fins, doux et sentaient bon le cyprès malgré tout ce temps passé dans la Salle des Murmures. Comme si l'odeur ne l'avait pas quitté pendant ces centaines de cycles. Comme s'iel les avait parfumés suffisamment pour qu'un jour, quand Joukwo fût venu le chercher, ils sentissent encore bon...

J'attachai le bijou à l'aide d'une attache d'or et déposai un baiser sur son front glacé, puis reculai. À présent, Joukwo retenait ses larmes. Iel faisait de gros efforts pour ne pas les laisser s'échapper devant nous. Iel n'avait pas exprimé la moindre émotion dans sa voix ou ses expressions depuis que nous l'avions laissé seul avec Ñajii...

Joukwo fit une brève révérence puis nous quitta en passant par le tunnel derrière les arches. Tous le suivirent des yeux. Derrière ellui flottèrent les funestes flocons violets.

Mœ se laissa tomber dans un fauteuil et les regarda s'envoler et disparaître au-dessus de sa tête, hypnotisé. Bien que les sathœs présents vinssent à peine de se retrouver, l'heure n'était pas à la joie. La situation était trop grave pour cela. Je m'assis à mon tour et jetai un œil aux éveillés. Iels étaient encore blafards et frêles, l'énergie affluait abondamment vers elleux. Wèthwo se blottissait dans les bras de Thœji qui l'aidait à régénérer ses stocks de Thœ, qui n'étaient pas abondant ici-bas.

Ce fut ce dernier qui brisa le silence :

– Je ne me sens pas très bien. C'est comme si mon corps était encore ensommeillé...

– Ne t'inquiète pas. Ça va passer, lui assura Thœji en lui caressant la main. Tu n'as pas dormi longtemps, mais ça a dû être une expérience traumatisante.

– Oui... et de plus d'un point de vue.

Je ne pouvais plus retenir ma curiosité. Pour éloigner mon esprit de Joukwo, il fallait que j'en revinsse à la raison de notre venue ici. Il fallait que je demande.

– Wèthwo, je suis désolé de te demander cela si tôt après ton retour, et d'ailleurs je m'adresse à vous cinq... Nous avons besoin de savoir ce qui s'est passé. Vous comprenez... ? Il faut que nous comprenions le phénomène pour le prévenir. Alors, qu'est-ce qu'il s'est passé ?

– Je-... Je suis désolé de te décevoir Thoujou, mais je ne sais pas très bien ce qu'il m'est arrivé, murmura Wèthwo. C'était un état très second.

– De quoi te souviens-tu ? l'encourageai-je.

– Je-... Thœ et Kwo avaient disparu...

Wèthwo éclata en sanglots. Thœji et Mœ lui caressèrent le dos et parvinrent à le calmer un peu.

– J'ai senti comme un grand vide dans mon cœur. Comme si j'étais seul au monde. Même si Dzaè et Thœji étaient avec moi, je ne les entendais même plus parler. J'avais peur, j'étais triste, j'avais constamment froid... Et puis, un jour, j'ai fait une crise de panique. Alors j'ai eu très mal à la poitrine, j'ai vu les lumières danser devant mes yeux, puis ce fut le noir total. Après... Après...

– Ne te force pas... lui dis-je, honteux de le contraindre à traverser à nouveau cette épreuve.

– Après, poursuivit-iel tout de même, j'ai revécu mes souvenirs en boucle. Je les revivais dans les moindres détails. Ce n'était pas comme rêver éveillé. Je ne pouvais pas faire ce que je voulais, je ne pouvais pas interagir avec, pas bouger, ni parler... Je pouvais seulement les revoir tels qu'ils étaient vraiment arrivés. Je ne sais pas si c'était volontaire ou si ça s'est imposé à moi. Au début, je trouvais cela merveilleux, car je ne revivais que les bonnes parties et je me suis laissé aller à ce bonheur factice... Mais, au bout d'un moment, j'ai atteint la fin de ma réserve de bons souvenirs et ils ont commencé à passer en boucle. Quand je l'ai remarqué, c'est là que j'ai pris conscience de ce qui m'arrivait et j'ai eu peur.

Iel sanglota de nouveau et continua son explication en pleurant :

– Je n'avais plus accès à mes sens. J'étais complètement coupé du monde extérieur. J'ai réalisé que je devais m'être endormi. Mais plus je luttais pour m'éveiller, plus ça empirait. Les souvenirs étaient de plus en plus flous et imprécis. C'est là que j'ai commencé à les entendre. Vos voix. Dzaè et toi, et parfois même Mœ, vous veniez me parler. Jusque-là, je ne vous avais pas entendus à cause du son de mes souvenirs, je pense. C'est grâce à vous que j'ai pu garder l'esprit clair, vous étiez mon lien avec la réalité. Sans vous... j'aurais perdu la raison, j'aurais perdu tout espoir et je... Je ne me serrais pas réveillé...

Thœji lui frotta tendrement l'épaule.

– Quand tu m'as dit que Dzaè était parti et que tu allais t'absenter aussi, j'ai cru que c'était la fin pour moi. Il y a eu un immense gouffre de désespoir et de solitude qui s'est ouvert en moi et qui m'engloutissait à une vitesse folle. J'ai à nouveau perdu pied. Quand vous êtes rentrés tout à l'heure, mon esprit s'est comme rallumé. J'étais surpris, car je pensais être parti moi aussi. Mais vous avez ravivé quelque chose en moi et j'ai soudain eu le désir brûlant de me réveiller. Et puis, le conseiller Joukwo s'est approché de moi. Sans prévenir, iel a plongé le bout de ses doigts dans ma poitrine. J'ai senti une vive brûlure, l'énergie a fait le tour de mon corps en un éclair et mes yeux se sont spontanément rouverts. J'ai hurlé de douleur et je l'ai attaqué... Désolé... J'ai pensé qu'iel me voulait du mal...

– Iel ne t'en veut sûrement pas. C'est ellui qui t'as agressé, après tout, rappelai-je.

– Non ! protesta vivement Wèthwo. Non, iel m'a sauvé ! Je le sais, maintenant. Je doutais au début, parce que j'ai eu très peur. Iel était couvert de sang, Mœ était en colère, les autres endormis avaient disparu... Mais, au final, c'est grâce à ellui que nous nous sommes réveillés.

« C'est vrai, mais ça ne me dit toujours pas pourquoi leur interaction a pu le réveiller alors qu'ellui était incapable de le faire seul »

– Je suis d'accord, confirma un autre réveillé. Maître Joukwo a fait ça pour nous. Iel s'est sacrifié pour nous sauver.

– Sacrifié ? répéta Mœ avec incompréhension.

– Oui ! Ça a dû entamer son esprit de nous faire subir ça, surtout pour celleux qui ne sont pas revenus... Iel porte la responsabilité de leur disparition éternelle. Mais c'était nécessaire pour nous sauver nous, vous ne croyez pas ?

– Si, c'est un héros !

– Je ne sais pas... Iel a quand même osé lever la main sur vous, déplora Mœ. Même si le corps des disparus était vide, j'aurais voulu les garder intacts, comme Ñajii. C'était égoïste de sa part de ne pas commencer par ellui et de l'épargner.

– Mœ ! m'exclamai-je, outré.

Je lui lançai un regard noir. Iel me fixa, surpris de ma réaction. Puis se ravisa.

– Désolé, j'ai été insensible...

– Je sais que ce qu'a fait Joukwo est profondément choquant. Surtout venant de sa part, je ne m'y attendais pas non plus. Mais souvenons-nous que c'était vraiment la dernière solution et que jamais nous n'aurions osé le faire. Nous-... Vous aviez tout essayé. Ce qui compte, c'est que vous cinq soyez éveillés. Soyons heureux de vous avoir retrouvés, soyez heureux d'être de retour parmi nous... Pour les quinze autres... Nous porterons nous-mêmes la nouvelle à leurs amis. C'est la moindre des choses.

Un court silence empli la salle.

– Merci pour ton courageux témoignage, Wèthwo.

Wèthwo baissa la tête.

– Est-ce que quelqu'un d'autre voudrait bien partager son expérience avec nous ? demandai-je.

– Euh, moi... On m'a dit que quand je me suis endormi, je suis tombé d'une certaine hauteur et que je me suis brisé les membres. Personnellement, je ne m'en souviens pas, ce moment est vide dans mon esprit. Mais, en me réveillant, ils étaient encore cassés...

– Rien de surprenant par rapport aux théories que nous avons jusqu'à maintenant. Nous avons été incapables de faire entrer de l'énergie de force dans votre corps, d'où ton incapacité à te soigner ou à être soigné. Ton histoire prouve aussi que même une douleur physique ne peut vous réveiller. Pourtant, Joukwo y est parvenu...

– Je pense que cela a à voir avec la période d'intervention, intervint un autre éveillé. Si je peux me permettre... Je crois que nous nous sommes tous endormis pour des motifs divers mais que l'expérience fut globalement la même. On n'a pas compris tout de suite ce qui nous arrivait. Je ne m'en suis rendu compte que très tard, j'ai paniqué mais... la voix de mes proches m'a apaisé.

Iel sourit à son ami qui se blottit au creux de son épaule.

– Selon moi, on ne peut se réveiller que si on le souhaite, et pour cela il faut d'abord être conscientx de ce qui nous arrive.

– Je vois. Tu n'as pas de détails sur ce qui t'as plongé dans cet état ?

– Si. J'étais très malheureux quand c'est arrivé pour... des raisons personnelles. Mais jamais je n'aurais pensé que ça irait jusque-là. Je ne me souviens pas trop de ce qui s'est passé. J'étais dans la salle de musique, d'un seul coup la lumière s'est éteinte. J'ai eu vaguement l'impression de ne pas parvenir à soulever mes paupières, mais l'instant d'après j'étais de retour dans ma pièce personnelle, les yeux parfaitement ouverts. J'ai cru que je n'avais pas fait attention et que j'étais rentré tout seul, ça ne m'a pas mis la puce à l'oreille.

– Mh, d'accord. Et toi ? Demandai-je à un autre. Comment ça s'est passé ?

– Moi... ? Moi, en fait, je ne me souviens pas de m'être endormi. Je n'avais personne qui venait me parler... Ou alors je n'ai rien entendu. Je suis resté plongé dans ma tête tout du long et je pouvais interagir avec les images. J'ai honte de le dire, mais je n'ai pas lutté contre le sommeil. J'étais persuadé que c'était réel, que tout était normal. Cependant... j'ai commencé à ressentir un sentiment de manque irrépressible. Comme si je savais inconsciemment que les gens dans ma tête n'étaient pas vraiment là. J'ai commencé à croire que ces personnages étaient des imposteur, alors je les ai bannis. Je me suis retrouvé tout seul et j'étais triste et angoissé. J'ai cherché mes vrais proches partout, sans jamais les trouver. Alors, quand monestre Joukwo a plongé ses doigts en moi, je me suis jeté sur l'occasion. Je me suis agrippé à son bras et je suis finalement sorti de ma torpeur. Ce n'est que là que j'ai compris ce qui m'était arrivé.

– Donc, si je résume jusque-là : vous ne vous souvenez pas des détails de votre endormissement. Pour certains, vous ne vous en êtes même pas rendu compte. Mais vous avez tous été plongés dans un état de torpeur vous empêchant de bouger et de penser correctement, jusqu'à ce qu'un détail ou une intervention extérieure ne vous fasse réaliser que quelque chose n'allait pas. De là, vous avez tenté de refuser cet état et d'en sortir, sans résultat.

– Oui.

– Oui, c'est à peu près ça.

– Personne n'a volontairement souhaité s'endormir ? C'était accidentel ?

– ... Pas pour moi, avoua le dernier dans un murmure.

Les regards se tournèrent vers ellui. Iel pâlit et se referma un peu.

– N'aie crainte, le rassura Mœ. Nous ne sommes pas là pour te juger. Même si nous ne te connaissons pas personnellement, nous sommes heureux que tu sois parmi nous aujourd'hui. Car cela te donne une nouvelle chance de vivre et nous, une nouvelle chance de te connaître.

Le sathœ releva la tête et Mœ et lui se sourirent. Iel se confia en se grattant nerveusement le cou :

– Moi, je savais déjà ce qu'était le sommeil. J'avais un ami dans la Salle des Murmures... Iel me manquait terriblement, sans ellui j'étais seul au monde. J'avais beau venir lui parler, iel ne régissait pas. Je pensais qu'iel s'en fichait, de moi. J'étais perdu, j'avais peur, je ne voyais aucune issue. Je pensais que je n'avais aucun avenir. Si ça avait été possible, j'aurais voulu le rejoindre ou m'en aller. J'ai songé au sommeil. Très longtemps. Et puis, un beau jour, c'est arrivé. Je n'ai rien senti. D'un coup, comme ça, je me suis retrouvé dans la plaine en hiver. Il n'y avait rien autour, personne. Juste moi et la neige. Je me suis allongé et j'ai dormi. Je n'étais pas certain de ce qui m'arrivait, mais j'étais empli d'un sentiment de complétude. Un jour, mon parfait silence a été brisé par des pleurs. Il y avait quelqu'un qui gémissait et chuchotait des paroles incohérentes. Je ne voyais pas d'où cela venait, je trouvais ça étrange, mais je n'y portai pas une grande intention. Ces paroles n'étaient pas pour moi, pourtant, elles m'attristèrent. Plus le temps passait, plus je les entendais clairement. J'ai appris l'histoire de ces deux personnes dont une ne disait jamais rien. C'est là que j'ai compris que je n'étais plus de ce monde, que tout se déroulait dans ma tête et que les voix que j'entendais étaient de l'autre côté. Il était trop tard pour moi, je n'avais plus rien à y faire. Mais cette personne qui pleurait, je voulais au moins voir son visage. Alors, j'ai attendu. Je n'ai pas eu peur, je n'ai pas été triste. J'ai juste attendu que le moment vienne. Je savais qu'il viendrait, je sais être patient. Quand il fut l'heure, j'ai simplement ouvert les yeux... Et monestre Joukwo était là, dans une condition horrifiante. Je n'étais pas satisfait, ce n'était pas la personne que j'attendais...

Une larme coula sur sa joue.

– Ne vous méprenez pas, je lui suis reconnaissant pour ce qu'iel a fait... Mais la personne qui pleurait, cellui à qui iel parlait et mon ami, iels ont disparu. Je ne saurai jamais qui c'était et je ne le reverrai jamais. Ça faisait des centaines de cycles qu'on était secrètement liés. J'attendais tellement cette rencontre qui n'arrivera jamais que ça me débecte... Je me sentais mieux endormi. Je ne sais pas si j'ai fait le bon choix, si j'eus jamais dû me réveiller...

Iel commença à pleurer et les autres l'enserrèrent.

Ainsi donc, ma crainte se révéla être vraie : il était possible de s'endormir volontairement, de mettre fin à sa propre existence... Si on était désespéré ou isolé, notre corps cédait à notre esprit et se barricadait. C'était irréversible. Si l'on passait trop de temps dans cet état, que personne ne venait nous murmurer des mots gentils à l'oreille ou qu'on n'avait pas assez de souvenirs heureux à admirer en boucle, on était d'autant plus susceptible de...

Non, je ne devais pas y penser. Je ne voulais pas y croire. Je voulais garder un espoir que tout était éternel, comme nous l'avions toujours pensé, et que celleux que nous avions perdus étaient toujours là, quelque part, attendant le bon moment pour revenir.

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