Souvenir trente et unième ~ Ce qui nous unit
Nous passâmes le cycle en cours à chercher les proches des éveillés pour les réunir et des disparus pour les informer personnellement de leur perte. Nous prîmes le temps d'expliquer le concept de sommeil à tous lors de l'Assemblée suivante et fîmes de notre mieux pour les rassurer quant aux circonstances exceptionnelles dans lesquelles ce phénomène survenait. Nous voulions à tout prix éviter un mouvement de panique si certains en vinrent à se croire en danger à tort. À notre grande surprise, les sathœs ne semblèrent pas trop inquiets suite à cette nouvelle. Ils sous-estimaient certainement ce que cela faisait d'en être victime ou d'assister à l'endormissement de quelqu'un. Mais cette insouciance était-elle salvatrice ou pernicieuse ? Je n'en savais rien.
En conséquence, une nouvelle branche dédiée à la psychologie fut montée et sa direction fut assurée par l'ex-conseiller Amka. C'était la plus petite branche... Mais elle eût certainement été de plus en plus importante quand les autres eurent compris le rôle crucial de l'équilibre mental sur l'épanouissement personnel, les performances ou encore son fort lien avec le risque d'endormissement.
Après tous ces évènements, les temps furent particulièrement calmes. Tous les éveillés avaient pu rejoindre leurs amis et accéder à un poste qui les intéressait. Thœji et Wèthwo travaillèrent ensemble pour différentes branches et ne se quittèrent plus. En ce moment, iels étaient à Dzwoha pour réhabiliter la Cité Mouvante, victime des dernières tempêtes de sable, tout en l'améliorant pour la rendre plus agréable à habiter. Iels n'eurent plus de contact avec Dzaè, qui avait refusé de prendre part à nos projets et avait disparu de la circulation – probablement au fin fond de Dzwoha, là où Joukwo l'avait rencontré pour la dernière fois.
Tamiaki était toujours à la tête de la branche recherche et innovation. Iel était très heureux de sa nouvelle vie et était plongé corps et esprit dans le travail, si bien qu'iel n'accordait aucune pause à ses travailleurs en dehors des nuits et des périodes communes. « Notre tâche est trop importante pour que nous puissions nous permettre de perdre du temps en repos inutile ! » disait-iel. Pour quelqu'un qui s'était battu pour l'abolition des tâches insensées et le gain de temps personnel, je trouvais cela très curieux. Mais soit, iel devait vraiment aimer ce qu'iel faisait. Du moment que celleux qui travaillaient avec ellui furent consentants, je n'y voyais pas d'inconvénient. Iel en avait parfaitement le droit.
Joukwo, Mœ et le référent Dzwotœ passèrent la plupart de leur temps à Ñitœi ou dans ses environs à trier, lire, rédiger, enseigner... La Tour-Bibliothèque était devenue un environnement prospère et un pôle crucial de la société. Elle accueillait désormais non seulement des rapports mais également des articles de recherche et des recueils d'art. L'île regorgeait de vie et était devenue le berceau d'expérimentations bio-végétales à petite échelle avant l'introduction des nouvelles espèces sur le continent.
Il s'y réunissait également les sathœs en apprentissage sous la tutelle de Joukwo et de sa branche. Le pire défaut de l'ancienne société étant l'ignorance, iel s'attelait à ne pas le reproduire. Et, comme toujours, mon ami faisait un merveilleux travail. Quand iel avait du temps libre, iel venait me voir et nous allions parfois à la clairière cachée de Jètouka, là où Ñajii et ellui s'étaient autrefois retrouvés. Chaque fois que nous parlions d'ellui, c'était au passé. Mais cela ne faisait plus pleurer Joukwo, alors ça me convenait ainsi. J'appris à connaître et à aimer ce sathœ disparu et, quelque part, je commençai à partager le poids de son deuil.
Les autres membres des Dix s'attelèrent à leurs rôles respectifs avec le même brio, gagnant davantage la confiance des jeunes à chaque cycle. Il se révéla que chacun d'entre elleux était doué pour un art ou une technique de la nouvelle ère. Pour Amka, c'était la danse et pour Jouwè, la sculpture... Comme quoi, il ne fallait jamais se refuser l'opportunité de tester de nouvelles choses au risque de passer à côté d'un talent caché !
Seul Kawoutsè semblait encore extérieur à tout cela. Iel refusait de se présenter à la présidence d'une branche et ne travaillait pour personne. Iel ne faisait pas la fête avec nous, ne pratiquait aucun art... Iel s'abstenait même de venir aux référendums de l'Assemblée. Mais Joukwo était tout de même parvenu à obtenir d'ellui qu'iel ne s'isolât pas des Dix et leur donnât des nouvelles de temps en temps. Ainsi, on pouvait le voir en arrière plan de chaque gros projet, assis ou couché dans un coin... Enfin, je ne l'avais personnellement pas revu, je ne faisais que me fier à ce que j'entendais. Les rumeurs disaient que, parfois, des jeunes allaient lui parler sans qu'iel ne les rejette ! On disait même qu'une fois iel en avait aidé un qui s'était retrouvé coincé sous un éboulis. J'eus du mal à croire à une telle gentillesse de sa part, mais bon.
La Loi établie ne fut que rarement enfreinte. Bien sûr, tout ne fut pas parfait dès le début, et de nombreux amendements durent être votés et appliqués. Mais tout se fit dans le calme et les querelles restèrent d'importance mineure. Seulement un chef de branche fut remplacé au cours des cycles suivants la constitution de l'Assemblée – Kwowè, parce qu'iel criait trop sur ses collègues et subordonnés ! Thœsèti également faillit perdre sa place... Les autres, moi y compris, fîmes de notre mieux pour être à la hauteur de la confiance accordée par les électeurs, et tout sembla bien se passer jusque-là.
Chacun s'attela avec enthousiasme à sa nouvelle tâche et, malgré la division de la société en petits groupuscules et individus solitaires, personne ne tenta de renverser l'Assemblée.
Des centaines de cycles passèrent et, avec elleux, nous laissâmes derrière nous les temps sombres et tristes de la première ère et entrâmes dans la seconde !
~
C'était une nuit d'été. Les sathœs travaillant à Dzowojè passaient leur temps de repos sous la fraîche couverture des arbres. Ils profitaient de la douce température pour discuter et chanter en chœur. À l'abri d'un cocotier, j'en profitais moi aussi.
Se trouvaient sur ce chantier de nombreux chefs de branches tels que Psoui, Amka ou Houèmki. Les ex-conseillers participaient aux festivités avec un enthousiasme égal à celui de leurs cadets. Chefs, sous-chefs ou exécutants : il n'y avait plus de différence dès lors que la nuit tombait. Tout le monde était capable de profiter du bienfait de ces petites pauses. Certains eussent sans doute dit que ce qui était futile n'avait pas sa place dans un monde sans fatigue. Mais je pensais que, au contraire, ce qui était inutile était précieux.
Cependant, ce n'était pas l'envie de profiter qui nous réunissait ici, mais bien un projet confié à nous autres par l'Assemblée. Il s'agissait d'un projet de taille dont l'idée était de faciliter sur le long terme le déplacement des flux énergétiques sur de longues distances. Nous étions en train de tailler et de graver à la main de longs piliers de Pierre Noire que nous eussions ensuite planté debout dans le sol aux trois coins de la Terre des Dieux. C'était donc également un projet de réconciliation, puisque ce matériau funeste en avait autrefois fait baver aux Dix et avait aussi servi aux révolutionnaires pour la construction de menottes. Il était impossible de le travailler à l'aide du Ji, nous avions donc dû inventer des outils pour faciliter la tâche. Heureusement pour nous, la gravure était un art assez bien maîtrisé par ma branche et les techniques existaient déjà. Il ne nous restait plus qu'à les adapter.
Le travail était long et rébarbatif, il requérait beaucoup de main d'œuvre, mais il en valait vraiment la peine. Selon Tamiaki – qui avait défendu le projet bec et ongles – les piliers eussent permis d'emmagasiner et d'attirer naturellement le Kwo et de le libérer au moment désiré. Ainsi, les endroits de la Terre des Dieux où cette énergie était très faiblement présente dans l'air eussent pu en bénéficier. À Kaou, le Kwo avait en effet été utilisé pour créer des pics montagneux. À Dzwoha, c'était la chaleur qui faisait monter le Kwo et le rendait difficile d'accès. Et, à Dzowojè, iel préférait se diluer dans l'eau pour aller nourrir ses habitants plutôt que de flotter à la surface.
Nous ne pouvions pas non plus dire que nous manquions de Kwo. Bien sûr que non. Iel était présent partout ! Cependant, ces piliers eussent accéléré le processus de collecte. Et si nous constations qu'ils étaient néfastes pour l'équilibre des flux, il nous eût suffi de les détruire. Voilà les arguments qui furent énoncés à l'Assemblée. Le projet avait particulièrement plu grâce à sa transversalité et à sa rapidité d'exécution – deux mois, tout au plus. Le plus dur étant d'excaver la matière première et de la déplacer.
Cela faisait déjà un mois que nous nous y attelions, et le projet était en bonne voie. Nous fûmes parvenus à respecter les délais ! Ce qui était rarement le cas pour ma branche, l'art nécessitant son temps !
Ce soir, je n'avais pas envie de me joindre aux festivités. Je préférai regarder le ciel étoilé et me noyer dans sa noirceur. La lune était si belle... Elle était presque ronde et paraissait lourde sur l'horizon. Parfois, je me disais que Ñajii devait être là-haut, immaculé de lumière cosmique. Perdu, privé de son corps, iel avait dû être guidé par un rayon de lune... Sa place, ainsi que celle des autres disparus, était forcément auprès de l'astre le plus brillant du ciel...
À l'abri de sa divine lumière, quelqu'un était assis contre le pilier en cours de fabrication et observait les autres sathœs s'amuser. Je sus immédiatement de qui il s'agissait. Cela faisait bien plusieurs centaines de cycles que je ne l'avais pas vux, pourtant je ne pouvais me tromper. J'avais toujours son peigne sur moi, depuis tout ce temps, et j'avais attendu de pouvoir le lui rendre. Ne sachant pas trop à quoi m'attendre, j'inspirai un grand coup avant d'aller me joindre à ellui.
En me voyant l'approcher, Kawoutsè hésita à s'en aller. Iel regarda nerveusement autour d'ellui, comme s'iel cherchait un endroit où se réfugier, mais ne trouva rien. Ironiquement, la présence du pilier le rendait très visible et l'empêchait de s'enfuir.
Iel ne tourna pas la tête vers moi quand je m'assis en tailleur à quelques pieds d'ellui et iel garda le silence. Dès que mon dos toucha la pierre froide, je sentis mon corps réagir. C'était très étrange, comme si j'entrais en résonance avec la matière. Un malaise silencieux s'empara de moi, mais je décidai de l'ignorer.
Pour briser la glace, et parce qu'il fallait bien commencer quelque part, je lançai quelques banalités sur le temps qu'il faisait.
Kawoutsè ne dit rien. Bien que le pilier absorbât la lumière lunaire et nous fît de l'ombre, le sable blanc en reflétait une partie, ce qui me permit de voir son visage, et je constatai qu'iel avait l'air renfrogné. Iel n'avait pas l'air très réjoui de ma présence.
« Idiot que je suis ! On ne s'est pas vus depuis des centaines de cycles et c'est tout ce que tu trouves à lui dire ?! » me réprimandai-je.
Je me raclai la gorge et fouillai dans mon sac pour en sortir le peigne et le lui tendis sans un mot. Je dus le mettre sous son nez pour qu'iel acceptât d'y prêter attention. Après quoi, Kawoutsè daigna tourner la tête vers moi. Son regard était différent. Il s'était ostensiblement adouci, attristé – bien qu'il fût toujours très difficile de discerner quoi que ce fût en raison de son stigmate.
Iel s'en saisit lentement et me dit, avec un regard en biais :
– Tu l'as gardé tout ce temps ?!
– Oui. J'ai pensé que tu voudrais le récupérer, même si tu as dû t'en procurer un autre depuis...
Iel caressa les dents en or de l'objet, comme l'avait autrefois fait Joukwo.
– C'est vrai, j'en ai un tas d'autres... Mais je suis tout de même revenu peu après au Temple pour le chercher, et je n'ai rien trouvé. Je pensais que quelqu'un me l'avait pris. C'était donc toi...
– Ah... désolé de l'avoir gardé si longtemps sans rien dire, m'excusai-je par politesse.
Mais la voix de Kawoutsè n'était pas pleine de reproches. Bien que la tournure laissait penser qu'iel tenait à cet objet, son ton était neutre, monotone, dénué d'émotions. Iel n'avait pas l'air d'avoir récupéré depuis la chute du Conseil...
Iel fit rouler le peigne entre ses doigts sans rien dire.
Bien que son humeur ne se fût pas améliorée, on ne pouvait pas non plus dire que rien n'avait changé. Iel était mieux habillé que lors de son départ. Iel s'était mis à la nouvelle mode des épaules découvertes et portait un bracelet tressé de dernière gamme. Je remarquai aussi qu'iel avait un collier similaire à celui que Joukwo avait reçu de la part de Mœ, sauf que le symbole et la couleur étaient différents. Était-ce un cadeau de Joukwo ?
Kawoutsè avait aussi fait quelque chose à ses cheveux. Visiblement, iel en avait eu marre de prendre des heures pour les tresser et les attacher, alors iel les avait coupés plus courts – proportionnellement à avant on pouvait parler de « courts » – et les laissait pendre naturellement dans son dos. Deux mèches sur le devant étaient ornementées de perles d'or. Iel n'avait apparemment pas abandonné sa passion pour les bijoux !
Au bout d'un moment, iel regroupa toute sa chevelure d'un côté et commença à la peigner. Je pus mieux voir son visage ainsi.
– Tu veux savoir qui l'a fabriqué ? me proposa-t-iel.
– Non, dis-moi.
– Ñajii.
– Hein ?! fis-je d'étonnement.
Et les questions et théories fusèrent dans mon esprit
– Mais... tu le détestais. Pourquoi... ?
Pourquoi posséder la création de quelqu'un que l'on détestait ?
Kawoutsè fronça les sourcils. L'évocation de ces souvenirs ne lui plaisait pas, mais c'était ellui qui avait commencé.
– Je ne le détestais pas, réfuta-t-iel sur un ton morne. Je n'appréciais juste pas sa conduite envers moi et Joukwo.
– Iel te l'a offert, ce peigne ?
– Oui.
Il fallait vraiment insister pour tirer quelque chose d'ellui. C'était pénible ! Mais j'espérais que faire un effort eût permis à sa parole de se libérer et à la conversation de continuer. En fait, je ne savais pas vraiment pourquoi j'avais tant envie de lui parler...
– À quelle occasion ?
– ...Iel n'avait pas de raison particulière. Iel a dit que c'était juste « comme ça », « pour me faire plaisir ». Comme s'iel pouvait m'acheter avec un cadeau aussi banal !
– Dans ce cas, pourquoi l'avoir gardé ? demandai-je du ton que j'espérais le plus doux et désintéressé possible.
– Je-... Ce n'est qu'un objet. Je m'en sers comme tel.
Iel tira un coup sec pour défaire un nœud. Iel fit une grimace de douleur et en retira les cheveux arrachés avant de les laisser être emportés par le vent.
– Pourtant tu as attendu tout ce temps que je te le rende. Tu as quand même l'air d'y tenir... N'aurait-il pas un sens particulier pour toi ?
Kawoutsè émit une exclamation dédaigneuse.
– Tu es bien insistant. Puisque je te dis que je m'en fiche !
– Tu n'es pas obligé de m'en parler si tu ne veux pas... Mais j'ai pensé que si tu avais pris la peine d'évoquer Ñajii, c'est que tu en avais envie.
Iel ricana.
– Très bien, peut-être que si je t'explique tu arrêteras de me harceler... La vérité, c'est que je regrette ce qui est arrivé à Ñajii. Je n'ai jamais voulu que ça aille jusque-là. Tout est parti d'une simple dispute, comme on en avait tout le temps. Ñajii a pété un câble et a quitté le Temple. Au début, j'étais bien content d'être débarrassé d'ellui, quand bien même Joukwo me fit la tête. Sauf que les cycles ont passé et que Joukwo a continué de me vouer une rancœur sournoise tout en affirmant qu'iel me croyait quand je lui disais que je n'y étais pour rien – mais, évidemment, j'y étais pour quelque chose.
« Je le savais ! Le sale petit- »
– Alors, oui, peut-être que Ñajii a eu tort de partir sans rien dire à Joukwo et de ne pas revenir, même si je suis sûr qu'iel avait ses raisons. Oui, il est vrai que j'aurais pu simplement m'excuser et que Joukwo aurait dû faire plus d'efforts pour le retrouver, mais dans l'ensemble, on peut dire que... mon geste déplacé est à l'origine du problème. Je suis responsable. Je n'ai plus aucune raison de le cacher, à présent... L'ironie, c'est que Joukwo a fini par passer à autre chose. Je ne sais pas s'iel m'a pardonné, mais iel a effacé ellui-même toutes les traces de la présence de Ñajii au Temple, comme s'iel était passé à autre chose. Comme s'iel pensait qu'iel ne reviendrait jamais. Moi, j'étais convaincu qu'iel finirait par revenir, même si ça ne me réjouissait pas, mais... j'avais tort. Et maintenant que Joukwo et moi connaissons le véritable déroulement des évènements, nous ne pouvons que regarder la vérité en face : nous avons tous les trois été de beaux imbéciles.
– Comment cela, tous les trois ? m'étonnai-je d'une voix rauque en levant un sourcil.
Je me retins de lui sauter à la gorge pour exprimer mon indignation. Kawoutsè soupira, comme si raconter cette histoire lui demandait un gros effort.
– Comme je te l'ai dit, chacun a sa part de tort dans l'histoire : Ñajii est un imbécile parce qu'iel est parti, qu'iel s'en est fait disparaître de chagrin et qu'iel a fait souffrir Joukwo dans le processus. Joukwo, parce qu'iel a abandonné les recherches au bout d'un cycle, qu'iel n'a pas quitté le Conseil pour le retrouver et qu'iel a tenté de faire oublier son existence. Moi... parce que j'ai fait partir Ñajii, que je ne savais même pas où iel était allé, que j'ai menti à Joukwo et que je ne me suis jamais excusé... Mais je m'en veux surtout pour ne pas être parvenu à passer à autre chose. D'ordinaire, je ne m'attache pas à ce genre de détail. Je tourne simplement la page. Mais là, ça m'a semblé beaucoup plus compliqué.
– Un détail ?! m'exclamai-je. Mais tu es clairement touché par ce qui lui est arrivé ! Je ne comprends pas... Tu ne veux pas admettre que tu l'aimes, ou quoi ?!
– Non, je ne l'aime pas ! protesta hargneusement Kawoutsè en s'acharnant sur une nouvelle mèche. Iel m'horripilait au plus haut point. Iel passait son temps à venir me narguer dans mon bureau et à crier à tue-tête qu'on était les meilleurs amis du monde, alors que c'était complètement faux. On passait notre temps à nous disputer ! Et dire que j'ai dû supporter sa présence dans mon Temple pendant tout ce temps. Tout ce temps, iel m'a privé de Joukwo, et sa présence continue de me hanter ! Si ça se trouve, iel me pourrira la vie pour l'éternité !
« Quand des contradictions commencent à émerger, c'est qu'on a touché une corde sensible... »
– Pourquoi ça t'embête autant que Joukwo passe du temps avec d'autres personnes ?
J'avais essayé d'avoir le ton le plus innocent possible. Car faisant moi-même partie des personnes qui avaient « volé » Joukwo à Kawoutsè, je risquais de mettre le feu aux poudres avec cette question.
– Parce que, tu vois, Joukwo et moi sommes comme deux faces d'un même médaillon : nous sommes indivisibles. Nous vivons ensemble depuis le début et ça fonctionne très bien ainsi. Il n'y a pas de place pour une troisième personne, ça ruinerait notre équilibre !
Je roulai des yeux.
– Ce n'est pas vrai. Tu as bien vu que Joukwo n'avait pas changé de comportement bien qu'iel soit devenu mon ami. On est trois maintenant. Pourtant, ça marche toujours entre vous...
« Pour le meilleur et pour le pire. »
– Tu te trompes, ce n'est plus comme avant. Tout a changé depuis que tu es là ! Joukwo fait beaucoup moins attention à moi, iel a en permanence la tête ailleurs.
« Je suis presque certain que ce n'est pas à moi qu'iel pense... »
– Ouais, peut-être, répondis-je moqueusement. Mais oublie cinq seconde mon existence, et explique-moi ce qui fait que Joukwo et toi soyez si bons amis ? Qu'est-ce qui vous unit, en tant que personnes ?
– ...Ce qui nous unit ?
Iel réfléchit un instant et cessa de se coiffer.
– Eh bien, je dirais que jusqu'à maintenant nous avions un même objectif, qui était de protéger le Conseil. Mais ce n'est plus le cas.
– Si je peux me permettre...
– Vas-y, concéda-t-iel en croisant les bras.
– Joukwo et toi n'étiez pas les seuls à poursuivre cet objectif, tous le Conseil le faisait. Ce n'est pas, selon moi, la base de votre amitié. Par ailleurs, l'existence de Ñajii n'était en rien un danger pour le Conseil. Au contraire, en travaillant pour vous – avec vous – Ñajii se faisait un bâtisseur de l'avenir que vous aviez imaginé... Si j'ai bien compris, iel avait même essayé de se faire apprécier de toi.
– Mais moi je n'avais rien demandé ! Je n'ai jamais voulu de Ñajii dans ma vie ! s'agaça-t-iel en se renfrognant.
– Ce que je veux te dire, poursuivis-je, c'est qu'iel n'a jamais voulu te prendre Joukwo. C'était simplement un autre ami qui a fait de son mieux pour s'intégrer dans votre cercle amical. Iel voulait juste bien se faire voir de toi !
– N'importe quoi ! Ñajii essayait de nous embrouiller. Joukwo passait tout son temps libre avec ellui en dehors du Temple ! protesta-t-iel.
« Iel raisonne comme un jeune qui vient d'apparaître, c'est pas possible ! Est-ce qu'iel a considéré le fait que Ñajii ne se comportait pas comme une ordure, contrairement à ellui ?! » m'énervai-je mentalement. Mais je ne le formulai pas ainsi, c'était bien trop agressif !
– OK, je ne sais pas tout ce qu'il s'est passé entre vous, c'est vrai. Je ne l'ai pas connu, je ne fais que faire des suppositions... Seulement, vois-tu, ce n'est pas seulement le temps passé avec quelqu'un qui compte, mais aussi la qualité de l'instant.
– Je ne comprends pas.
– Par exemple, si tu mets dans la même balance une heure passée à se crier dessus et une minute à s'étreindre, ça penche beaucoup d'un côté... Plus concrètement : avant qu'on ne devienne amis Joukwo et moi, nous ne nous sommes vus que deux fois, en excluant la période où iel était mon professeur. Ce n'est pas beaucoup, mais ça nous a suffi à devenir amis... Après, évidemment, on ne s'est pas entendus comme on s'entend aujourd'hui dès le début !
– Comment... Pourquoi ?! Joukwo et moi avons a mis des dizaines de cycles à construire ce que nous avons. Pourquoi iel te préférerait toi ? Pourquoi iel préfère toujours quelqu'un d'autre que moi... ?!
Kawoutsè s'était tourné et braquait un regard brûlant vers moi. Iel avait encore l'impression d'être en danger et pouvait attaquer à tout moment. Je devais l'apaiser.
– Joukwo ne me préfère pas ! Iel t'aime. Iel te le répète et te le prouve sans cesse. Entends-le ! Il faut que tu acceptes le fait que je ne suis pas contre toi et que Ñajii ne l'a jamais été non plus. Joukwo nous apprécie tous les deux !
Inconsciemment, j'avais tendu ma main et l'avait posée sur l'avant-bras de Kawoutsè. ce dernier se leva d'un bond. Je pris peur et reculai aussi contre le pilier. Mais, en voyant son visage, je compris qu'iel n'était pas menaçant, mais plutôt apeuré. Mon geste devait l'avoir surpris.
– Tu es juste comme ellui, maugréa-t-iel. Tu penses qu'avec de bonnes paroles tu pourras me faire changer. Mais c'est perdu d'avance !
« Comme ellui qui ? Ñajii ou Joukwo ? »
Kawoutsè serra ses bras en évitant mon regard. Pendant un instant, je crus qu'iel allait s'en aller. Mais iel resta. Iel consentait donc à poursuivre la conversation.
– Ne crois pas que ça me fasse plaisir de te dire ça. Je dois faire de gros efforts pour que ça sorte de ma bouche ! Mais il faut que tu saches que je ne suis pas contre toi, répétai-je en me levant lentement. Moi aussi je te considérais comme mon ennemi, parce que tu as fait du mal à Joukwo. Quand j'ai décidé de me battre avec toi, c'était en partie pour le venger. Sauf que j'avais tort, ce n'était pas la bonne méthode pour régler le problème. La vérité, c'est que tu es malade, Kawoutsè. Tu as un sérieux problème.
Iel leva un regard brûlant vers moi, se sentant insulté – à raison !
– Joukwo pense toujours que tout est de sa faute. Iel pensait notamment que le Conseil allait être renversé à cause d'un manque de compétence de sa part. Iel pense aussi qu'iel aurait pu en faire plus pour toi. Que même si tu passes ton temps à refuser sa main tendue, iel aurait dû t'aider avec ton rôle de clé de voûte du Conseil et qu'alors... tu n'aurais pas été si seul.
– Je ne suis pas malade, qu'est-ce-que tu racontes ?!
– Ce que je pense, c'est que ton problème de violence n'a rien à voir avec Joukwo ou Ñajii à la base, mais que leur présence à tes côtés les expose forcément à un risque d'être tes victimes, et comme tu as peur de tes propres pulsions, tu as préféré éloigner Ñajii.
– Tu dis n'importe quoi ! Tais-toi donc ! protesta-t-iel en haussant le ton.
Mais je poursuivis, implacable, en m'approchant d'ellui de plus en plus, l'obligeant à reculer :
– Tu ne sais pas comment faire pour changer, tu es persuadé que c'est impossible. Ñajii, ellui, pensait qu'il y avait encore de l'espoir ! Mais toi tu avais trop peur de t'ouvrir à quelqu'un d'autre que Joukwo. Tu voulais faire partir Ñajii parce que tu craignais qu'iel parvienne à percer ta carapace et qu'iel découvre ainsi tes faiblesses. Iel était pour toi un grand danger.
– Un- un danger ? bafouilla-t-iel en manquant de trébucher sur sa robe.
– Oui ! continuai-je impitoyablement. Parce que si tu avais accepté sa main tendue, alors tu te serais senti obligé, d'une certaine manière, d'admettre ta condition et de suivre la route de la guérison jusqu'au bout. De plus, tu aimais Ñajii, et tu ne voulais pas qu'iel te voie tel que tu étais réellement !
– Ce n'est pas vrai ! Je t'ai déjà dit que je ne l'aime pas ! Tu es obsédé, ma parole !
– Tu penses profondément que tu mérites la solitude de part ta manière d'être. Tu te détestes et tu détestes par conséquent les signes d'affection. Honnêtement, je pense que tu as raison de le faire ! Ton comportement avec Joukwo est abject et rien ne pourra effacer cela ! Tu en es conscient, mais en même temps tu as trop peur de dire adieu à cellui que tu étais, de perdre tes marques et de changer. Tu préfères encore rester la personne exécrable et hautaine que tu es devenu !
– La ferme, insolent ! assena-t-iel en arrêtant de reculer. Pour qui te prends-tu à m'insulter ?!
– Ñajii, toi et moi aimons tous les trois Joukwo, certifiai-je à quelques pouces de son visage. Mais tu ne veux pas qu'iel côtoie d'autres personnes, car tu crains que ton amour brutal pâlisse en comparaison et que Joukwo quitte ton ombre pour rejoindre la lumière ! Tu as peur qu'iel te laisse seul !
– Tais-toi... ! hurla-t-iel en levant soudainement les bras.
Son geste avait été rapide et imprévisible. L'espace d'un instant, j'avais cru qu'iel allait me frapper ou me repousser. Mais iel avait en fait plaqué ses mains sur ses oreilles.
Son ton était maintenant suppliant, mais je ne devais pas encore m'arrêter. Je comptais bien le pousser à bout pour qu'iel intégrât bien le message. J'admis que ce fut un peu cruel, mais nécessaire.
– En fait, comme Joukwo finit toujours par revenir vers toi, tu as fini par te dire que changer n'était plus si important. Même si ton comportement est destructeur, il arrange le Conseil, et les conseillers ont toujours cédé à tous tes caprices. Ce n'était pas te rendre service que de se comporter ainsi. Mais c'est aussi ta faute d'avoir négligé le bien être de Joukwo en faveur de ta propre intégrité. Dans ces conditions, comment oses-tu prétendre l'aimer ?
Soudain, Kawoutsè m'attrapa par le col et la puissance du geste me fit reculer de quelques pouces. J'agrippai son poignet pour montrer que je n'étais pas dans une démarche pacifiste, que je comptais bien me défendre s'il le fallait. Son regard était à la fois extrêmement colérique et horrifié.
– Comment oses-tu ?! susurra-t-iel.
Ah, ça ! Pour oser, j'allais oser !
Je lançai le coup de grâce, un grand sourire aux lèvres :
– Tu es un idiot, Kawoutsè. Tu as gâché tout l'amour que Joukwo et Ñajii pouvaient avoir pour toi. Tu as rejeté tous leurs efforts pour t'atteindre et pour t'aider. La tranche de votre médaillon, ce qui vous lie, ce n'est pas le Conseil, c'est l'amour. Et par conséquent toutes les choses que vous partagez : vos souvenirs, vos passions, vos valeurs... Et ça, rien ni personne ne pourra jamais vous l'enlever, même pas la Révolution, même pas moi. Tout le mal que tu lui as fait n'avais aucune justification. Tu peux regretter, tu as le droit, mais ça n'effacera rien. Joukwo t'aime, et toi tu le frappes. Quel genre de déclaration est-ce là ?!
Iel se libéra et m'infligea une gifle retentissante. Mes oreilles se mirent à siffler. Quand je rouvris les yeux, iel avait reculé de quelques pieds et haletait en tenant le bras qui m'avait frappé, comme si le contact l'avait blessé.
– De-... De quel droit tu me fais la morale, gamin ?! Pour qui tu te prends ? Tu te penses meilleur que moi, tu crois tout savoir ?! Tu crois mieux me connaître que moi-même ?! Mais tu ne sais rien ! Tu devrais apprendre à t'occuper de ce qui te regarde !
– C'est parce que je me mêle de ce qui ne me regarde pas que je grandis chaque jour, rétorquai-je. Ignorer ce qui se passe en dehors de notre zone de confort c'est accepter l'ignorance, c'est fermer les yeux sur les conséquences de nos actes ! Tu devrais essayer de les ouvrir, tes yeux. Parce qu'il y a tout un tas de gens qui croient en toi. Même des jeunes, j'en suis sûr ! Si tu ne faisais ne serait-ce qu'un pas vers nous, on serait là pour te soutenir. Je pense que tu pourrais devenir quelqu'un de formidable si tu en faisais au moins la tentative !
– La ferme ! Tu ne sais pas de quoi tu parles ! pestiféra-t-iel.
J'avançai alors vers ellui, la main tendue. J'avais soudain envie de réduire la distance entre nous. Plus iel me repoussait, plus je voulais tester la limite.
– Ne m'approche pas ! protesta-t-iel.
Iel se mit en garde, prêt à l'attaque semblait-il. Mais, au final, iel ne fit rien quand je me mis sur pointe des pieds pour lui caresser la tête.
– Qu- Qu'est-ce que tu fais ?! se réveilla-t-iel en rougissant après quelques secondes de stupéfaction.
– Je te récompense parce que tu as réussi à avoir une conversation entière avec moi sans que ça ne dégénère. Enfin... juste un peu à la fin, quoi.
– Tu ne vas pas bien ?! Je ne suis pas une saleté d'animal ! Ne me touche pas !
Kawoutsè recula de nouveau en se protégeant la tête. Pour se redonner une composition, iel entreprit de se recoiffer.
– Au fait, quelle est cette pierre que tu portes autour du cou ? changeai-je de sujet avec un sourire en coin.
Distrait par son démêlage compulsif, iel m'expliqua :
– C'est un œil du tigre, et le motif symbolise l'amitié. Ahh, mais pourquoi je te réponds ?!
Iel cacha le médaillon sous son col et rangea son peigne retrouvé dans sa poche.
– J'en ai assez entendu, je me retire, annonça-t-iel en tournant les talons.
– À la prochaine, Kawoutsè. Prends soin de toi, m'exclamai-je avec un coucou d'adieu.
– Ne me dis pas ce que je dois faire !
Et iel s'enfuit en marchant dignement le long de la plage. En vérité, iel fit un gros détour pour pouvoir éviter les travailleurs et s'enfonça dans la forêt.
Enfin j'avais pu démêler le vrai du faux à son propos et lui dire ce que je pensais vraiment ! Ce que ça m'avait fait du bien ! Même si le chemin avait été un peu cahoteux, j'étais bien content de l'issue de cette conversation ! Vraiment... il y avait encore de l'espoir qu'iel pût changer... Je n'avais pas voulu y croire au début, et la haine que je lui portais avait semblé sans fin... Mais au final, après la pitié était venue la compassion.
J'étais persuadé, comme Mœ et Joukwo l'avaient suggéré, que son comportement n'était pas entièrement de son propre fait, et qu'il y avait par conséquent une manière de le « guérir ».
« Iel lutte tellement contre ses propres sentiments que ça en est presque comique. Comment n'étais-je pas parvenu à le lire auparavant ? Iel est si prévisible... » me surpris-je à penser tandis que je retournais en direction des jeunes.
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