Souvenir trente-deuxième ~ Trahison
Le projet était terminé depuis un cycle. Les trois grands Piliers Noirs avaient été plantés dans le sol et avaient commencé à attirer le Kwo aux trois coins du monde. Ils faisaient un peu tache sur l'horizon. Ils étaient d'un noir si pur que l'on peinait à voir les motifs que nous y avions sculptés. Leur hauteur concurrençait les plus hautes falaises de Dzowojè, de Kaou, et la Tour-Bibliothèque elle-même. C'était certainement... une œuvre architecturale intéressante. Nous n'avions pas encore eu la possibilité de les tester, mais nous savions être patients. Surtout, nous avions bien d'autres projets en tête.
De mon côté, j'étais plutôt occupé et n'avait guère le temps de me préoccuper de l'harmonie paysagère. Je m'étais assez bien fait à mon poste de chef de branche. J'avais grandi. Il y avait un tas de personnes qui se reposaient et comptaient sur moi. Et elles savaient qu'elles pouvaient me faire confiance concernant le travail bien fait ! Il n'y avait jamais de temps mort, les choses allaient toujours de l'avant. Nous avions toujours plus d'idées à mettre en œuvre et, des bonnes idées, ce n'était pas ce qui manquait. Nous avions enfin un but commun à poursuivre : le bonheur !
Tout avait été mis en place pour que nous pussions profiter de nos temps libres. Des thermes, des lieux de loisir, des parloirs, des scènes de représentation... Tout était bon pour nous émouvoir et nous empêcher de sombrer dans le désespoir. Car c'était cela que nous craignissions le plus. Plus encore que de nous ennuyer. L'ennui était source de créativité, alors que le désespoir – état duquel il était difficile de sortir – ne produisait rien de bon. Il pouvait même mener à l'endormissement...
Ce jour-ci, nous étions au début de l'automne. Les feuilles commençaient tout juste à rougir à la cime des arbres. Nous étions regroupés devant le Temple autour de grandes estrades rondes sur lesquelles dansaient des membres de la branche arts et culture au rythme des cordes et des percussions. Le spectacle était planifié et avait lieu chaque cycle à cette même période depuis plusieurs cycles déjà. C'était ce que l'on nommait officiellement « une fête ». C'était un évènement très organisé avec des horaires, des chorégraphies particulières, des danseurs sélectionnés et des musiciens entraînés. L'objectif était non seulement de divertir la foule, mais également de montrer les résultats de l'apprentissage des personnes de ma branche qui étaient toujours plus nombreux. Mon rôle dans ce genre de situation n'était pas de participer aux danses ni à l'orchestre, mais de surveiller le bon déroulement des opérations. J'avais donc laissé mon instrument quelque part dans la salle commune des membres de l'Assemblée au Temple.
Tous les sathœs avaient été conviés et, pour autant que je susse, tous étaient présents ! Les Dix étaient dispatchés aux quatre coins de la plaine en fonction de leurs préférences musicales et affinités. J'avais aperçu Dzaè et son groupe de marginaux un peu plus loin, devant l'entrée du Temple – c'était la première fois qu'iels daignaient se joindre à nos festivités ! Quant à Kawoutsè, iel était en grande conversation avec Kajiki près d'une estrade. Iels devaient crier pour s'entendre et je ris de les voir s'obstiner à discuter juste à côté des musiciens. Cela me fit plaisir de voir qu'iel avait retrouvé un semblant de sociabilité et qu'iel tentait de renouer les liens avec ses adelphes.
Alors que je tournais autour d'une estrade où des jeunes extatiques avaient rejoint la chorégraphie sous les claquements de doigts de leurs amis, Tamiaki sortit de nulle part et posa une main sur mon épaule.
– Heyyy, Thoujou, mon ami ! s'exclama-t-iel en criant à moitié.
– Salut, Tamia, répondis-je avec un demi-sourire.
– Tout se passe comme vous voulez ?
– Oui, c'est parfait.
– Ahh, tant mieux, tant mieux ! Dites-moi, est-ce que ça vous dérangerait de m'accompagner quelques minutes à l'intérieur ? J'aimerais vous parler, et ici nous n'entendons rien !
– Euh, c'est-à-dire que j'ai un travail à faire ici.
– Ne vous inquiétez pas ! Ça ne prendra qu'un très court instant.
– D'accord, très bien...
De quoi voulait-iel bien me parler pour que cela nécessitât de nous éloigner du cœur de la fête ?
Je suivis Tamiaki à contre-cœur en slalomant entre les spectateurs. Mes élèves me sourirent à mon passage et je leur répondis par un signe de tête. Je distribuai quelques encouragements à l'oreille des musiciens que je croisai, accompagnés d'une petite tape dans le dos. Tamia était déjà loin devant moi quand je dus aider un joueur de percussion qui n'arrivait pas à se caler au rythme des autres.
– S'il vous plaît ! s'exclama Tamiaki en se tournant vers moi. Venez !
– Oui, j'arrive...
« Qu'est ce qui lui prend, iel est pressé ou quoi ?! » m'étonnai-je.
Les lourdes portes ornementées du Temple – qui avaient été réparées suite aux dégâts qu'elles avaient subis lors de la Révolution – étaient grandes ouvertes. Adossés contre elles, un peu à l'écart, il y avait quelques sathœs qui observaient le spectacle. Mœ était là aussi, à quelques pas de l'encadrement. Iel me tendit la main et nous les croisâmes.
– Salut. Ça va ? me salua-t-iel.
– Oui, mon évènement se passe bien. Et toi, le travail à la Tour ?
– Tout va bien. Nous avons reçu votre dernier rapport sur les nouveaux motifs de gravure inspirés de la branche couture, c'est magnifique.
– Ahah, merci.
Tamiaki se racla la gorge :
– Ahem, si je peux me permettre...
Nous le regardâmes, blasés par tant d'apathie.
– J'aimerais aussi vous parler en privé, mais je dois d'abord m'entretenir avec maître Thoujou. Monestre Dzwotœ aussi est là, iel vous attend dans l'ancien débarras à matériel, troisième à droite, tout au fond. Je viendrai vous y trouver après.
– Euhhh, OK ? lâcha Mœ en levant un sourcil. Je ne peux pas simplement attendre ici ou venir avec vous ? Ce serait plus simple, non ?
Tamiaki poussa une exclamation sonore en réunissant ses mains, comme s'iel venait de comprendre son erreur. C'était un bon acteur.
– Ça aurait été plus simple, en effet. Je n'y avais pas pensé... Mais, dommage, monestre Dzwotœ est déjà là-bas, iel doit s'ennuyer toutx seul...
– D'accord. Il n'y a rien à comprendre, comme d'habitude, soupira Mœ en roulant des yeux. J'y vais, je vous attends.
– Merci infiniment ! Et encore désolé, j'ai encore fait n'importe quoi, ahah.
Iel fit une révérence d'excuse. Mœ s'enfonça dans l'ombre bleutée et disparut. Puis Tamiaki se tourna vers moi.
– Nous y allons, maître Thoujou ?
– Ça fait des centaines de cycles que je te répète de ne plus m'appeler ainsi.
– Désolé, ahah. C'est plus fort que moi !
Nous passâmes le porche, puis les torches bleues, tournâmes à la deuxième à gauche, passâmes une longue rangée de bureaux clos à tout jamais, puis arrivâmes à l'ancienne salle des archives, la dernière porte du couloir. Là, Tamiaki ouvrit et se décala pour me céder le passage. Curieusement, la salle était déjà illuminée. Il n'y avait personne, tout comme dans le reste du Temple. Je jetai un coup d'œil interrogatif à Tamia qui me sourit insouciamment. Iel m'invita à entrer de manière insistante. Que mijotait-iel, à m'amener ici ?
J'entrai dans la gueule du loup, face à des murs d'étagères vides. J'entendis la porte se refermer funestement derrière moi et, quand je me retournai, il y avait deux autres sathœs dans les angles de la pièce. Bras croisés, c'était de grandes et costaudes personnes.
– Quelles sont ces simagrées, Tamiaki ? demandai-je entre mes dents, méfiant.
– Ohh, rien qui ne doive vous inquiéter, ne vous inquiétez pas. Je veux juste m'assurer que personne ne nous écoute, ahah, répondit-iel en se frottant les mains.
Je ne comprenais pas. En plusieurs centaines de cycles nous n'avions trouvé aucune nouvelle utilité à cette salle, elle eût dû être détruite, comblée ou scellée. Pourquoi était-elle encore accessible ? Je n'aimais vraiment pas ça. La pièce était grande mais encombrée et sombre. Il y avait peu d'espace pour se mouvoir entre les étagères. J'étais cerné par ces deux colosses et Tamiaki m'empêchait d'accéder à la sortir. Je me sentais menacé.
– Dis-moi ce que tu as à me dire et vite, avant que je ne m'énerve, lui fis-je.
– Oh, mais nous avons tout notre temps maintenant ! Dites-moi, comment vont vos amis les insurgés ?
– « Maintenant » ? Comment ça « maintenant » ?
– Eh bien, maintenant que nous sommes là... Je vous l'ai dit : je ne veux pas que nous soyons entendus, répéta-t-iel sans se départir de son ton léger.
Chaque minute qui passait augmentait mon anxiété, et je savais que trop d'anxiété pouvait me faire perdre mes moyens. Alors j'essayai de prendre un air menaçant et de garder ma voix la plus stable possible tout en parlant bien fort et en articulant.
– Tamiaki, il n'y avait personne dans les couloirs. Tout le monde est dehors, iels ne nous entendront pas. Alors dis-moi immédiatement ce pour quoi tu m'as fait venir dans cette stupide salle, m'exclamai-je d'un ton impérieux.
Iel agita les mains devant ellui.
– OK, OK, ne vous énervez pas, s'il vous plaît ! Je vais être clair et honnête avec vous, parce que je vous ai en haute estime et que je pense pouvoir nous considérer comme étant amis. C'est pareil pour monestre Mœ, je l'adore, iel est génial. Bref ! Je ne veux pas mentir à un ami, ça c'est sûr. En vérité, je n'aime pas mentir. Les gens pensent que j'aime mentir, mais ce n'est pas vrai. Je ne le fais que par nécessité ! déclama-t-iel à toute vitesse.
– Viens-en au fait !
– Oui, oui, OK, bien sûr. En fait, cela fait déjà à peu près deux centaines de cycles que nous, les jeunes, travaillons sur le Grand Projet. Alors, rien de très folichon je vous dirais. Juste un petit truc secret, comme ça, pour le plaisir. Et, aujourd'hui, je vais enfin tout pouvoir vous dire ! Comme c'est excitant !
– Un projet secret... Qu'est-ce que tu me chantes là ?
Je sentais que cette histoire puait le complot à plein nez. Mais j'avais peur de ne fût-ce qu'imaginer que cette possibilité fût vraie. Après tout le mal que le Conseil avait fait avec son complot primordial, j'osais espérer que les jeunes n'allaient pas délibérément nous faire le même coup. Iels valaient mieux que ça.
– Oh, rien de bien grave je vous dis. Enfin, pas grave pour nous ! Je vais vous expliquer.
– Tu as intérêt à m'expliquer vite fait, ça c'est sûr, m'exclamai-je, le regard menaçant.
Iel agita de nouveau ses mains.
– Oui, oui, j'y viens. Ne m'interrompez plus, s'il vous plaît. Enfin, on a tout notre temps, mais bref, je vais vous le dire. Ahlala, c'est vrai que j'avais tellement envie de vous le dire plus tôt ! Mais ce n'était pas possible, désolé.
Iel sauta d'un pied à l'autre, comme s'iel était sur le point de me révéler un ragot croustillant entre camarades. Mais comme je me doutais de quelque chose de bien plus important, cette attitude me dégoûta.
– Vous voyez les Piliers Noirs ? Ces trucs sont géniaux. Avant de les proposer à l'Assemblée, on a fait plein de tests à petite échelle avec des échantillons qu'on avait récupérés à droite à gauche. Et ça a fini par faire ce qu'on voulait, alors on a augmenté l'échelle. La Pierre Noire, c'est difficile à travailler mais c'est très utile dans certains cas ! Merci aux insurgés pour l'idée, d'ailleurs. Les conseillers s'étaient bien gardés de nous parler de son existence. Ah ! S'iels savaient ce qu'on allait vraiment en faire, iels n'auraient pas voté pour, eheheheh !
– Tamiaki, que comptes-tu faire de ces piliers ? Et qui est courant ? Explique-moi tout !
– Un peu de patience, s'il vous plaît ! J'y viens, justement ! Nous sommes une majorité de jeunes à être dans la confidence. Bon, les détails ne sont connus que de très rares personnes dont moi. Enfin, vous imaginez ? Ce serait trop risqué que tout le monde sache tout ! Donc, voilà : parmi nous, il y a celleux de la Cité Mouvante, les marginaux... Je ne sais pas si vous en avez déjà entendu parler ? Ce sont comme des insurgés nomades, iels sont fascinants, ahah ! Après, il y a aussi quelques anciens insurgés mécontents, des exécutants d'un peu partout, et voilà. Il y a beaucoup de monde venant de Dzwoha, c'est fou ça...
À ce stade, je pensai qu'il valait mieux le laisser s'étaler en détails inutiles si je voulais obtenir le fin mot de l'histoire...
– Bon, bref, ce que je veux dire, c'est que nous avons menti quant au véritable objectif des piliers. Les Piliers Noirs servent en réalité à canaliser et relâcher une grosse dose de Kwo d'un seul coup, dans une direction donnée, dans le but de détruire une cible solide constituée elle aussi de Kwo. Je vous passe les détails du fonctionnement, parce que ça nous a pris-
– Attends ! Quoi ?!
Je n'en croyais pas mes oreilles. Ce que j'avais entendu était aberrant. Ça n'avait tellement aucun sens que mon esprit ne voulut pas intégrer l'information. Les jeunes... auraient menti à toute l'Assemblée ? Alors que l'effort de réconciliation venait d'elleux à la base, que c'était elleux qui voulaient un système plus juste et qui avaient, en grande majorité, participé à la Révolution ? Non, c'était impossible. Étais-je en train d'halluciner... ?!
– Hein, hum ?! Je n'ai pas été clair sur un point ? Mince alors, j'avais dit que je serais clair et honnête...
– La ferme ! m'énervai-je. Arrête tes bêtises. Pourquoi-... Pourquoi avez-vous mis au point ce système et pourquoi le garder secret ?! C'est complètement dingue, ça !
Mais Tamiaki garda le silence en se tortillant d'un air puni.
– Tamia !
– Ah... Monestre, voulez-vous que je me taise ou bien que je parle, je ne sais plus trop... ?
C'en était assez. Je m'avançai à grands pas vers ellui – je n'étais pas très loin – et l'attrapai violemment par le col pour le plaquer contre la porte.
– Explique-toi, Tamiaki !
Les deux colosses s'approchèrent l'air menaçant, mais Tamiaki les arrêta d'un geste.
– Je sais que vous êtes inquiet. Mais ne le soyez pas, je vous en prie. Je vous l'assure : rien de tout cela n'est fait dans le but de vous blesser. Il ne vous sera fait aucun mal, ni à vos élèves, ni à monestre Mœ. Iels sont en sécurité.
J'imaginai soudain Mœ qui devait être piégé ellui aussi dans le débarras de l'autre côté du Temple. Il fallait que je tirasse cette affaire au clair et que j'allasse le chercher.
– Tamia. Dans. Quel. But. Avez-vous créé. Ces objets de destruction ?
– C'était inévitable, maître Thoujou. Nous avons déjà attendu trop longtemps. À l'heure où je vous parle, le tir de Kwo est déjà en préparation. Les exécutants, comme vous les appelez, n'attendent que mon signal.
« Impossible... »
– Tu imagines les dégâts avec des piliers de cette taille ?! m'écriai-je. Qu'allez-vous détruire ?
Tamiaki cessa de sourire et plissa les yeux, désorienté, comme si la réponse était évidente.
– Des gens, répondit-iel simplement.
– Quoi ? Des gens ?!
« Impossible ! »
– Pour être précis, nous allons détruire leurs corps de sorte qu'ils ne soient plus capables de se régénérer. Ainsi, ces sathœs ne pourront pas réapparaître. Plus jamais.
De stupeur et de choc, mes mains lâchèrent leur prise et je fis un pas mal assuré en arrière. J'en tremblais. Je tremblais de peur !
– Ce n'est pas possible... Qu- Pourquoi...
« Non, réveillez-moi ! »
Je devais être en train dormir. C'était la seule explication. Jamais de toute mon existence je n'avais entendu pareilles inepties. Faire disparaître des personnes à tout jamais ? Et volontairement, en plus de ça ? Non, c'était impossible.
– L'idée a été votée à l'unanimité, maître Thoujou. Nous avons joué selon vos règles. Nous avons besoin de ça, infiniment besoin. Enfin, nous allons pouvoir être comblés.
Tamiaki tendit les bras vers le plafond et fit mine de s'y adresser.
– Ahhh, comme j'attendais ce moment, jubila-t-iel.
– De quoi tu parles... ? dis-je, la bouche asséchée.
– Nous avons besoin de deux choses.
Reprenant son ton détaché, iel tendit ses doigts :
– Un : la vengeance. Quoi que vous disiez, quoi que vous en pensiez, nous n'étions pas satisfaits par l'issue de la Révolution. Trop peu de sang a été versé, trop peu de douleur a été semée, trop peu de punitions ont été infligées... Nous comptons rectifier cela.
– Mais tu es complètement fou-
– Deuxièmement, poursuivit-iel, nous avions besoin d'un but. Nous l'avons trouvé. Nous voulions simplement le présenter à l'Assemblée mais... nous avons compris que les deux points étaient en fait liés. L'obstacle est le même dans les deux cas. À quoi bon nous humilier davantage en leur présentant notre projet, le plus cher désir de nos cœurs... Puisque nous ne pourrons rien accomplir tant qu'iels seront là.
– « Iels » qui, Tamiaki... ?
Mais j'avais peur de la réponse. Je fixai le sol. Les gouttes de sueur ruisselèrent sur mon visage. L'atmosphère était étouffante. Mon corps était étouffant, j'étais au bord de l'implosion...
– Les conseillers, asséna-t-iel, impitoyable. Les Dix et les Vingt, les scribes, les couturiers de la Fabrique, les intendants, les référents... La liste est longue, mais iels doivent tous disparaître.
Je m'agrippai à l'étagère la plus proche pour ne pas tomber. Le sang me battit les tempes, le décor commença à tourner autour de moi et je haletai. Je me sentis défaillir. Ce plan d'éradication... Cette volonté de destruction... Les sensations que j'avais éprouvées lors de la perte de nos parents me revinrent en mémoire. Je ne voulais revivre cela pour rien au monde. Non, il était hors de question que je laissasse Tamiaki détruire la paix que nous avions construite ! Nous avions trop donné pour cela !
Ce jeune sathœ était fou, perdu, il n'avait pas le sens de la morale. Il fallait que je le remisse dans le droit chemin, ellui et tous celleux qui avaient cru en ses paroles.
Je m'humidifiai les lèvres et dit d'une voix que je voulais assurée :
– Vous ne pouvez pas faire ça.
– Si, bien sûr que nous le pouvons ! Honnêtement, tout ce que nous souhaitons c'est être heureux, rien de plus. Mais l'existence des conseillers nous empêche d'acquérir ce bonheur. Nous n'avons donc pas d'autre choix que d'en finir.
– Je ne vous laisserai pas faire.
Je me remis droit et plantai mes deux pieds dans le sol, puis lui lançai un regard le plus menaçant possible.
Un sourire courut d'un bout à l'autre de son visage.
– Ah oui ? Et qu'allez-vous faire, exactement ?
– Je vais commencer par t'apprendre le respect. Ensuite je sortirai d'ici et je vous arrêterai.
– Ahahahah, mais c'est impossible ! Je vous ai en haute estime, maître Thoujou, mais là... Vous êtes seul et nous sommes des centaines. Désolé, ce n'est pas contre vous, mais je vous conseille de rester ici bien sagement. Nous viendrons vous chercher quand tout sera terminé.
Un grondement sourd parcourut le Temple, les torches vacillèrent et de la poussière tomba du plafond. Tamiaki tendit l'oreille, le doigt en l'air. Quelques secondes plus tard, j'entendis des martèlements de pas dans le couloir.
– Vous entendez... ? Ça a commencé ! Je vais devoir y aller. Ne m'obligez pas à me répéter et restez ici.
Tamiaki me tourna le dos et posa sa main sur la poignée de la porte.
« Hors de question que je reste ici pendant que vous faites du mal à mes amis ! »
D'un geste rapide, je me saisis de l'étagère la plus proche et la propulsai dans sa direction. Le meuble s'écrasa contre ellui et des éclats de bois volèrent dans la pièce. Tamiaki gémit et tomba à genoux. Les deux colosses s'approchèrent de moi, de sous leur cape iels sortirent de longues lames de Pierre Noire munies de poignées. De ce que j'en savais, c'était ce que l'on appelait des « armes », des objets faits pour blesser. Cellui de droite tenta de m'embrocher, mais j'esquivai sur le côté. Alors le deuxième usa d'un coup transversal par-dessus lequel je sautai sans problème.
– Ne le blessez pas, imbéciles ! tonna Tamiaki qui saignait du nez, avachi contre la porte.
Iels hésitèrent et cette seconde me suffit pour reprendre le dessus. Moi, je n'avais pas à réfléchir. La vie de mes amis était en jeu, la leur non. Je n'eusse eu aucune pitié.
J'attrapai le plus proche par le bras et le désarmai en lui tordant le poignet. Puis je le mis à terre et lui infligeai un coup de pied au visage pour le sonner. L'autre abattit son épée sur moi. En un éclair, je me saisis de l'arme que je venais de gagner et bloquai avec. La force du coup repoussa ma propre lame à quelques pouces à peine de mon visage. Déstabilisé par ce soudain revirement de situation, iel peina à parer mes attaques. Je ne savais pas mieux me battre qu'ellui, mais l'effet de surprise et mon agilité firent le reste. Alors que sa lame me frôla l'épaule pour aller frapper le sol, je fis une glissade entre ses jambes, me relevai dans son dos et lui transperçai le torse. Le sang jaillit de la plaie et inonda le sol. Mon cœur se mit à battre un peu plus vite. Le sathœ hurla de douleur et se débattit, mais la Pierre Noire refusa de bouger.
Je faillis me faire attraper par cellui qui s'était relevé mais esquivai au dernier instant. Je sautai alors dans son dos en m'aidant d'une étagère et enserrai sa gorge avec mes cuisses. Paniqué, iel tenta de me déloger à tout prix et en oublia son environnement. Iel glissa sur le sang et chut. Je sautai avant qu'iel n'atteignît le sol, lui ôtai son arme des mains et lui tranchai bestialement la nuque. Encore une fois, une fontaine de sang violet jaillit, mais aucun cri ne vint l'accompagner. Le corps secoué de convulsions finit par s'immobiliser et commença à disparaître de l'extérieur vers l'intérieur en graciles rubans rouges et bleus.
– Oh, par Thœ ! s'exclama Tamiaki en enfouissant son visage dans ses mains.
La tête avait roulé dans sa direction. Le dernier sathœ debout était parvenu à se calmer mais la vue de son camarade le terrorisa de nouveau.
– Arrêtez-vous, ne m'approchez pas ! m'implora-t-iel. Nous ne vous voulons aucun mal, pourquoi faites vous cela ?!
– Aucun mal ? Aucun mal ?! répétai-je. Vous comptez réduire notre société à néant et faire disparaître nos aînés, et tu appelles cela aucun mal ?
Iel s'avachit dans un coin, l'épée toujours plantée au travers du tronc, et recula sur les mains. Je détestais le regard qu'iel me lançait.
– Ne me fais pas passer pour le méchant, le fustigeai-je. C'est vous qui me retenez ici contre mon gré, pas l'inverse !
Je brandis l'épée. Iel se protégea le visage des mains, mais la lame les traversa et s'enfonça dans son crâne avec un craquement âpre. Je laissai l'arme plantée là, et sa tête pendit au bout. Ses yeux grands ouverts contemplèrent le vide tandis que son corps retournait à l'état d'énergie. Cette vision me dégoûta et je sentis un haut-le-cœur. Je fermai les paupières et mis une main sur ma bouche en attendant qu'iel disparût complètement. À quoi en étais-je réduit pour ma propre survie... ! C'était pitoyable. Mais je n'avais pas le choix, iels ne m'en avaient laissé aucun autre. Je devais me battre, non pas pour blesser mais pour défendre. Leur disparition était nécessaire et je devais aller jusqu'au bout. Sinon, qui savait quelles atrocités iels allaient commettre... ?
Je repris une des épées tombées sur le sol, là où s'était tenue une personne, et m'avançai vers Tamiaki.
– Th- Thoujou, s'il vous plaît, ne faites pas ça ! me supplia-t-iel en tendant la main. On peut trouver un arrangement, j'en suis sûr !
– De quoi as-tu peur ? grognai-je. Tu ne vas pas disparaître définitivement, toi ! Même si je te plante cette arme entre les yeux, même si je te torture jusqu'à la disparition, tu finiras par renaître. Ce n'est pas juste, hein ?! Pourquoi aurais-tu le droit de vivre et pas elleux ?
– Vous- Vous voulez parler des conseillers ? Mais c'est évident, voyons, bafouilla-t-iel. Ce sont des traîtres, iels ne méritent plus de vivre. Iels nous ont menti, nous ont ma- maltraités, manipulés, agressés... Iels ont épuisé leur droit au pardon et doivent désormais payer le prix de leurs actes. Si ça peut vous consoler, s- sachez qu'iels ne sont en rien comme nous. Nous ne pensons pas pareil. Nous ne sommes pas une même famille, ni même des amis. Iels ne sont que des sathœs qui vivent sur la même terre que nous. Et nous allons rendre notre sentence sur celleux qui nous ont trahis !
Furieux, je levai mon épée, prêt à lentement le découper en morceaux, lorsqu'un nouveau grondement suivi de hurlements de terreur résonnèrent un peu plus loin dans le couloir. Je serrai les dents de rage. Je n'avais pas de temps à perdre ici.
J'ouvris la porte contre laquelle Tamiaki était avachix et iel s'étala par terre. Sa frange se souleva et j'entraperçus une paire d'yeux turquoise totalement vides d'expression. Le couloir était dans un chaos total, il y avait de la fumée et tout le monde courait vers l'arrière du Temple.
Pour me défouler et pour faire bonne mesure, j'attrapai Tamiaki par le col....
– Ne crois pas que tu vas t'en tirer comme ça ! Tu me le payeras, sale traître !
...Et lui assenai un bon coup d'épée en pleine tête. Tamiaki s'effondra dans un râle. Iel tenta de formuler des paroles, mais ne put que se taire, et le cycle éternel l'emporta.
Je me mis à courir de toute la force de mes jambes.
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