Souvenir trente-quatrième ~ Bataille pour la survie

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Le combat durait depuis des heures et la nuit avait fini par recouvrir le monde de son voile de ténèbres. C’était là qu’elle était apparue, la super lune. Mais pas une super lune comme les autres – bien que cela soit déjà un phénomène rare et spectaculaire – celle-ci présageait les pires évènements. Celle-ci arborait une teinte rougeâtre à faire pâlir le plus brave guerrier. Elle avait enrobé la plaine d’une lueur morbide qui rendait ennemis et alliés indifférenciables, nous rappelant avec cruauté que nous étions en train de nous battre contre nos semblables, nos adelphes, nos amis d’hier.

Et en effet, sur la durée les choses ne semblèrent pas tourner à notre avantage. Nous avions perdu notre promontoire à la défaveur des flammes et étions désormais en prise directe avec nos assaillants. Nous étions à la merci de leurs armes et de leur Ji. Pourtant, je ne perdais pas espoir ! Les insurgés disparaissaient les ans après les autres, mais les lignes ennemies aussi s’éclaircissaient, et nous devions tenir coûte que coûte ! C’était une question de vie ou de disparition.

Tant de temps avait passé que certains sathœs disparus commencèrent à réapparaître. Iels étaient nus et désorientés, mais rejoignaient souvent bien rapidement leurs rangs respectifs.

Mœ avait fait usage de ses talents de stratège et organisé nos troupes. J’obéissais donc à ses ordres. Armé de mon couteau, je me faufilais dans les rangs et tailladait toute partie du corps non protégée. Même si les dégâts étaient faibles, un coup bien placé sur un tendon ou un canal d’énergie principal pouvait largement les handicaper.

La distance entre les deux armées s’était agrandie, il y avait plus d’espaces pour se mouvoir et nous n’étions plus encerclés. Les ennemis n’avaient de cesse de répéter que tous les insurgés n’étaient pas des cibles et que nous devrions nous écarter de leur chemin et leur livrer les principaux intéressés. Mais nous aurions préféré tous disparaître que de trahir les nôtres.

Quand on faisait la somme des forces et faiblesses des deux partis, tout s’équilibrait. Il sembla que cette guerre pourrait durer pour l’éternité si nous ne trouvions pas une idée pour débloquer le statu quo…

Du côté des Dix, les choses n’étaient pas reluisantes non plus et leurs rangs diminuaient à vue d’œil. Des sans-parti s’étaient pourtant joints à elleux au milieu de la bataille. Mais avec du recul, on se rendait aisément compte que les Dix étaient bien plus efficaces en solitaire qu’en groupe. On constatait même qu’iels étaient incapables de se battre en groupe et se blessaient parfois les ans les autres. C’était sans doute pourquoi iels étaient si désavantagés et aussi pourquoi Kawoutsè, Thœsèti et Kwowè étaient dans trois groupes différents ! Ceci additionné au fait que certains n’étaient pas des combattants – comme Kajiki, Joukwo ou encore Jouwè – fit que les risques de défaite augmentaient d’instant en instant.

Soudain, il y eut une explosion tout près du groupe de Joukwo. Une onde de choc parcourut l’assemblée et nous fûmes tous déséquilibrés. Elle semblait avoir été provoquée par la collision de deux armes de Pierre Noire, bien que je n’aie jamais vu ce phénomène auparavant. Profitant de la panique qui s’était emparée des Dix, un sathœ parvint à se saisir de Kajiki qui avait été blessé et hurlait de douleur. Sa peine était si grande qu’iel ne contrôlait plus ses flux énergétiques et de grandes vagues d’air balayèrent l’espace autour d'ellui. Mais son agresseur tint bon, iel le tira hors de l’estrade et le balança violemment à l’écart. Là, Kajiki se recroquevilla sur le sol en se tenant les côtes. Une bande de traîtres se placèrent entre les alliés et l’otage tandis qu’iels s’y mirent à cinq pour le maîtriser et le menotter. Les Dix n’avaient rien pu faire, tout avait été trop vite.

– J’en ai marre ! hurla soudainement Kawoutsè. Je vais en finir !

Iel descendit de l’estrade et alla massacrer les rangs adverses. Iel utilisa son énergie interne sans retenue. Iel frappa, griffa, transperça et brûla tout ce qui trouvait sur son passage sans aucune pitié ni hésitation. Les sathœs tombèrent les uns après les autres. En un instant, iel en avait fait disparaître plus de la moitié.

Mais Joukwo et Jouwè se retrouvèrent seuls à découvert sur l’estrade, et déjà deux ennemis qui avaient échappé à Kawoutsè y étaient montés. Le cri aigu de Jouwè l’alerta, iel prit une arme dans chaque main et les lança dans leur direction. Les deux jeunes furent transpercés de part en part et s’effondrèrent dans la foule.

– Thoujou ! Rends-toi utile ! gronda Kawoutsè.

J’aurais voulu aller protéger Joukwo, mais je n’avais cependant pas le loisir de me déplacer jusqu’à elleux pour le moment ! Je sentis l’épaule de Mœ derrière moi.

– Vas-y ! m’autorisa-t-iel. On peut s’en sortir.

– On vient avec toi ! décréta Thœji.

Wèthwo acquiesça d’un signe de tête.

À peine avait-iel dit cela, qu’une tête familière apparut dans la foule et écarta avec véhémence ses nouveaux amis pour arriver jusqu’à nous.

– Vous n’irez nulle part ! vociféra Dzaè.

Iel pointa vers nous une longue lance bien aiguisée. Ses yeux flamboyaient de la lueur de la vengeance. Comment pouvait-iel oser pointer son arme vers celleux qu’iel avait tant aimés ?

– Tu n’as pas d’ordres à nous donner ! tonna Thœji.

– Alors fais-moi taire !

Quand son regard croisa celui de Wèthwo, ce fut presque comme si des éclairs fendaient l’air. Je pouvais palper l’animosité.

– OK. Vas-y, Thoujou. On s’en occupe !

– Tu es sûr ? m’inquiétai-je.

Mais la détermination dans leurs regards répondit pour elleux et je m’en allai.

Kawoutsè m’avait grandement facilité la tâche en créant un champ de corps en disparition jusqu’à l’estrade. Iel continuait de se déchaîner plus loin, n’ayant aucun égard pour sa propre sécurité. Iel était déjà couvert d’entailles et il y avait même un poignard encore planté dans son dos. Mais je n’avais pas besoin de m’inquiéter pour ellui : quoi qu’il arrive, iel s’en sortirait.

Après avoir décapité le dernier obstacle à coup d’épée, je me hissai sur l’estrade aux côtés de Joukwo, pantelant, et de Jouwè, blotti derrière ellui.

– Thoujou… Que signifie cette attaque, exactement ?

Je lui répétai avec appréhension ce que j’avais expliqué en vitesse à Mœ et ses yeux s’écarquillèrent.

– Disparaître définitivement ?! Mais c’est impossible !

– Il semblerait qu’iel ait trouvé un moyen.

J’abattis mon arme sur le crâne d’un ennemi. Jouwè gémit de terreur.

– Et iel a l’air tout à fait sûr d'ellui, poursuivis-je. Ça me fait froid dans le dos.

– Qu’est-ce que nous pouvons faire… ? s’interrogea Joukwo.

– Ce n’est pas comme s’iels nous laissaient le choix. Ni le temps d’y réfléchir, d’ailleurs.

– C’est Tamiaki la tête pensante, non ? C’est ellui qu’il faudrait trouver et faire changer d’avis, proposa-t-iel.

Une autre bêtise que j’avais faite… En le faisant disparaître, j’avais pensé l’empêcher de lancer le mystérieux signal – iel avait eu l’air d’avoir peur que cela dérange son plan – mais j’avais en fait laissé à Tamiaki la possibilité de s’échapper si les choses tournaient mal pour ellui. J’aurais dû l’immobiliser plutôt, ou l’utiliser comme otage. Si je n’avais pas paniqué et si je n’avais pas cédé à la colère, alors peut-être que ça me serait venu à l’esprit ! À l’heure qu’il était, Tamiaki devait être réapparu et avoir repris le contrôle des opérations en arrière plan !

« Stupide, stupide moi ! »

– On n’a plus le temps pour ça, rétorquai-je. L’heure n’est plus à la négociation…

– Quand arrêterons-nous de répéter nos erreurs, Thoujou ?

Son regard était abattu, plein de honte et de regret. Mais ce n’était pas le moment !

– Joukwo, cela va bien au-delà du fait de nous déchirer. Tamiaki compte vous exterminer ! Nous n’allons pas aller discuter avec ellui ! Iel est complètement malade, essayai-je de le raisonner.

– Est-ce que cela signifie qu’iel n’a pas le droit de vivre et d’être heureux ?

– B- Bien sûr que non ! Mais là n’est pas la question. On a tout fait pour que les jeunes soient heureux et iels nous ont caché leurs véritables intentions et ont organisé un complot dans notre dos ! À partir de là, la réconciliation est impensable !

– Je-

Des plaintes stridentes résonnèrent dernière nous et nous ne pûmes nous empêcher de nous retourner.

– Pitié, pitié, par pitié ! Je vous donnerai ce que vous voulez, tout ce que vous voulez ! Pitié ! Je vous en supplie ! gémit Kajiki entre deux sanglots.

L’un de ses tortionnaires lui tirait la tête en arrière pendant que l’autre menaçait de le torturer s’iel ne se taisait pas immédiatement. Mais Kajiki était en proie à une crise de panique et ne parvint pas à se calmer. Depuis que l’explosion l’avait blessé, iel n’avait cessé de pleurer. Je ne l’avais jamais vu dans un tel état, lui qui était d’ordinaire toujours si collecté… J’avais pitié d'ellui.

– Je suis fatigué de tes braillements, conseiller ! Tais-toi !

Le sathœ lui assena un coup de couteau au visage.

– Il faut faire quelque chose, Thoujou !

Sans réfléchir, Joukwo se lança dans la foule et écarta tous celleux qui lui barraient la route avec de puissants jets d’air. Mais sa progression était lente et Kajiki était bien plus loin. Si je sautais le rejoindre, je risquais d’être touché par son attaque moi aussi et n’aurais fait que le gêner. De plus, Jouwè était recroquevillé sur le sol et s’agrippait à ma jambe en pleurnichant.

Je vis aussi Kawoutsè tenter de revenir le plus vite possible en marchant sur les corps de ses assaillants, en montant presque jusque sur leur tête. Mais cette technique lui valut juste quelques coups de lance en plus.

– Félons ! Lâches ! hurla-t-iel, furieux, en retirant les armes plantées dans son corps.

Plus ses tortionnaires le blessait, plus Kajiki hurlait de terreur. C’était littéralement de la torture. Iels y allèrent doucement au début, avec des petites coupures, des petits coups… Mais cela dégénéra très vite. Avant qu’aucun de nous n’pourrait intervenir, iels contraignirent Kajiki à ouvrir la bouche, sortirent sa langue et… la lui coupèrent.

Iels brandirent l’organe coupé en l’air tel un trophée sous les acclamations de la foule.

« Quelle horreur ! »

Jouwè se blottit dans mes bras et je le serrai fort contre moi.

Joukwo était fou de rage, son regard avait la froideur du cristal. Quand iel arriva à leur niveau, iel les élimina l’un après l’autre. Au premier, iel lui planta son bras entier au travers du torse. Au second, qui avait commis l’acte, iel lui brisa la mâchoire et lui fit subir le même sort avant de le faire disparaître à son tour.

Les sathœs furent terrorisés par ce qu’ils venaient de voir. Non seulement à cause du gore et de la violence de l’attaque en elle-même, mais également de cellui qui l’avait réalisée. Personne ne soupçonnait Joukwo capable d’une telle chose. Iel avait toujours emporté avec ellui cette image de gentil maître de l’enseignement. Mais cette fausse vision de l’ex-conseiller venait de voler en éclats. Moi-même, j’en tombais des nues.

Personne n’osa l’approcher lorsqu’iel s’accroupit auprès de Kajiki et le releva avec douceur. Iel toussa du sang et gémit, le visage baigné de larmes et le regard suppliant. Joukwo le manipula avec précaution et entama de soigner sa langue. Mais la tâche fut plus ardue que prévu en raison de l’arme qui avait causé sa blessure. Iel ne parvint qu’à arrêter l’hémorragie et serra Kajiki dans ses bras avec émotion. Kawoutsè arriva à son tour vers elleux et défia quiconque d’oser les attaquer au péril de subir une disparition atroce et douloureuse.

Après un instant d’hésitation, l’état d’ahurissement général perdit de sa puissance et la mêlée reprit. Kawoutsè défendit sa position bec et ongles sans laisser passer ne se serait-ce qu’un doigt dans le périmètre autour de Joukwo et Kajiki. Une volée de flammes bleues qu’iel souffla d’entre ses doigts roussit plus d’une chevelure et embrasa plus d’une tunique, causant la panique.

– Il suffit ! tonna une voix en provenance du Temple.

Les cris se turent un instant et tous se retournèrent. Tamiaki, vêtu d’une guenille, s’avança avec majesté et ses sous-fifres s’écartèrent sur son passage. Les combats cessèrent momentanément. Mais les Dix encore debout en profitèrent pour faire voler les têtes et transpercer les torses, faisant disparaître l’entièreté de l’avant-garde ennemie. Quant à Joukwo, iel porta délicatement Kajiki jusqu’à l’estrade où je le réceptionnai. Jouwè le serra contre ellui en pleurant.

– Plus de peine ni de souffrance ! Viens te battre, champion des traîtres ! persifla Tamiaki à l’adresse de Kawoutsè vers qui iel se dirigeait. Montre-nous ton vrai visage ! Montre nous la puissance de ta haine et nous te montrerons la nôtre !

Iel marchait et parlait sans crainte, sans trembler. Iel souriait même, ce sale serpent.

– Prends garde ! avertis-je Kawoutsè. C’est un fourbe, ne l’approche pas ou iel te poignardera dans le dos !

Mais Kawoutsè était bien décidé à relever le défi et attendit patiemment que Tamiaki l’atteigne pour se jeter sur ellui. Iel lui infligea un puissant coup de poing dans le ventre qui l’envoya s’écraser de nombreux pieds en arrière dans un nuage de roche et d’herbe. Les troupes ennemies grognèrent de rage. Kawoutsè vint se pencher sur son corps, enserra son cou et le souleva de terre.

– C’est de ta faute, misérable insecte. Tout cela est de ta faute. Tu vas me le payer.

Encore une fois, nos cœurs étaient accordés.

La gorge broyée, Tamiaki ne put rien faire que sourire. Iel ne se débattit pas.

Iel leva lentement les bras en signe de reddition. De derrière nous, un bruit sourd retentit. Une toile de cire fut soulevée, révélant sous une des estrades brisées une grosse machine de bois et de métal qui fut pointée en direction de Kawoutsè.

Ce dernier n’eut pas le temps de se retourner. Un sathœ actionna un levier, l’arme émit un grincement et le projectile partit à une vitesse fulgurante, fendit l’air et transperça le torse de Kawoutsè dans un bruit âpre. Le harpon s’était arrêté à quelques pouces du corps de Tamiaki qui retomba sur ses pieds, indemne et couvert de sang. Kawoutsè tituba et s’effondra sans un cri.

Tamiaki rit à gorge déployée, sa voix encore éraillée par la douleur.

– Pauvre fou! jubila-t-iel. Te faire avoir avec autant de facilité, alors que Thoujou t’avait pourtant prévenu ! Quelle bêtise, quelle facilité déconcertante ! Ahahahahah !

La foule rit de bon cœur avec son chef. D’un rire gras, moqueur et insupportable. La rage pulsa à mes tempes, effaçant tous les autres sons.

Joukwo posa sa main sur la mienne. Elle était froide et parfaitement immobile.

– Thoujou, prends soin de Kajiki et de Jouwè, dit-iel avec la voix emplie d’une colère sourde.

Quand iel la retira, je sentis quelque chose glisser de son poignet jusque dans ma paume. Le collier offert par Mœ…

« Quoi ?! »

J’hésitai à le retenir, par peur de ce que ce geste pouvait vouloir signifier, mais iel était déjà parti. Non… je ne devais pas céder à ce sentiment. Je devais lui faire confiance.

« Venge-les, Joukwo » pensai-je en éloignant les mauvaises pensées.

Iel se dirigea vers Tamiaki qui riait aux éclats en donnant des coups de pied au corps inerte de Kawoutsè. ce dernier s’était à peine tourné vers Joukwo quand le coup de poing l’atteignit en plein visage et l’envoya voler dix pieds plus loin. Tamiaki s’écrasa au sol dans un craquement sonore et gémit de douleur. La foule barra la route à Joukwo dans l’espoir de protéger leur chef. C’était sans compter sur sa détermination à détruire tout ce qui se tenait sur deux jambes.

Joukwo s’accroupit près de Kawoutsè. Ses cheveux couvraient son visage comme un voile d’écume sombre. Iel les caressa tendrement et lui chuchota des paroles que seul ellui put entendre, s’iel était encore conscient. Puis iel se saisit lentement d’une lance qui semblait avoir été déposée dans le but qu’iel la trouve là, à ce moment précis. Iel se releva et fit bravement face aux centaines d’ennemis qui lui restaient à éliminer.

– Vous savez pourquoi Kawoutsè n’a pas disparu alors que votre arme lui a probablement traversé le cœur ? demanda-t-iel rhétoriquement.

La foule se tut, attendant qu’iel attaque le premier. Mais Joukwo était d’une humeur massacrante et comptait bien faire durer l’attente et monter la pression.

– Parce que quand Kawoutsè se bat, iel se protège en déplaçant ses organes vitaux.

La foule poussa une exclamation stupéfaite.

– Eh oui, c’est possible. Vous qui avez apparemment fait beaucoup d’expériences corporelles dans le but de nous exterminer, vous ne saviez même pas ceci : il est possible de modifier sa propre anatomie. C’est très difficile, mais Kawoutsè et moi savons le faire. C’était notre petit secret. Dommage pour vous, car c’est cette technique qui vous mènera à votre perte.

le Kwo tourna en spirale autour de son corps et y entra en grandes quantités. Joukwo ferma les yeux et tendit la lance devant ellui. Son bras commença à se déformer, comme si quelque chose poussait sous sa peau et cherchait à s’échapper. Tous ses muscles se gonflèrent – déchirant ses vêtements par endroit – son arme fusionna avec sa main, des griffes acérées comme celles d’un ours poussèrent au bout de ses doigts, d’épaisses cornes de bouc percèrent son crâne et s’enroulèrent sur elles-mêmes, et de longues canines sortirent de sa bouche. Son impressionnante transformation finalisée, Joukwo poussa un grognement dans un timbre presque bestial. C’était un cri de guerre, le signal de la charge.

Dans une même lancée, comme s’iels furent dotés d’un esprit commun, les Dix restants se jetèrent dans la bataille. Leur percée fut spectaculaire. À grands coups de cornes, Joukwo envoya valser ses adversaires, les autres conseillers s’occupèrent de les faire disparaître. Comme Kawoutsè, mais avec une puissance décuplée et une rage encore supérieure, iel griffa, déchiqueta, mordit et terrassa tous ses ennemis.

Abasourdi par le spectacle, j’eus foi en leur puissance. Je repris espoir en la victoire et un sourire confiant et un peu fou éclaira mon visage.

Tamiaki fut contraint de reculer jusqu’à l’arrière de ses lignes, mais la foule qui le protégeait se fit de moins en moins dense. Les sathœs avaient senti le danger et commençaient à s’enfuir.

– Ne partez pas ! ordonna-t-iel d’une voix mal assurée. Tenez vos positions et battez-vous jusqu’au bout ! N’oubliez pas que la liberté est notre objectif, si vous abandonnez maintenant c’est le malheur éternel qui vous attend !

Mais ses sous-fifres n’écoutèrent pas et continuèrent à paniquer.

Cependant, même au milieu de ce chaos de corps mutilés, il y avait encore un cœur de soldats entraînés qui résistaient aux Dix. Ce fut contre elleux qu’iels durent lutter vers la fin, quand il ne resta plus qu’une cinquantaine de combattants en tout. Ce fut du huit contre un en moyenne, excepté pour Joukwo qui continuait sa danse funèbre, n’épargnant personne. Iel cherchait Tamiaki des yeux, je le savais, même à cette distance. Mais le traître était introuvable.

Je finis même pas perdre de vue tout le monde, car la bataille s’éloignait de nous. Quelques personnes restèrent vers nous pour nous surveiller et vérifier que nous ne nous enfuyons pas. Si nous l’avions vraiment voulu, nous y serions parvenus, mais, dans son état, nous n’aurions pas pu emmener Kajiki, et il était hors de question d’abandonner qui que ce soit.

Du côté des insurgés, la situation était plus dramatique. Mœ était introuvable et Thœji et Wèthwo étaient couverts de sang, leur sang. Dzaè n’avait pas beaucoup d’alliés dans cette lutte, mais iel n’avait plus beaucoup d’adversaires non plus. C’était quasiment de l’un contre un et les insurgés n’étaient pas armés. Mais je ne devais pas regretter de les avoir laissés, iels avaient fait leur choix et je devais protéger les conseillers que l’on m’avait confiés.

J’étais persuadé que nous avions l’avantage lorsque j’entendis son premier cri de douleur. Joukwo ne hurlais jamais quand iel avait mal, iel était du genre à souffrir en silence. S’iel l’avait fait, c’était qu’iel devait être gravement blessé ! Dans la cohue, je pus repérer sa silhouette ensevelie sous une montagne d’assaillants. Une vague d’air semblable à celle que Kajiki avait produite plus tôt les repoussa et je constatai avec horreur que le corps de mon ami était constellé de lances.

– Joukwo ! hurlai-je.

Je ne pouvais supporter de le voir dans cet état et j’entrepris de descendre l’aider.

– Reste où tu es ! ordonna-t-iel d’une voix puissante et déterminée. Ne te sacrifie pas en vain !

Je m’immobilisai. Je… Je ne pouvais pas ne rien faire !

– Ta vie est précieuse, Thoujou. Pour cette fois, laisse-moi te protéger !

Je…

Joukwo repartit à l’assaut, mais ses forces diminuaient à vue d’œil. Maintenir sa forme bestiale était une tâche ardue en plus de celle de résister aux coups qu’on lui infligeait. Un poignard, deux poignards, trois poignards… Je ne comptais plus le nombre d’armes qui avaient été plantées dans son corps.

Au bout d’un moment, ce que je craignais arriva.

Une nouvelle vague d’air vint balayer ses assaillants et Joukwo posa un genou à terre. Tamiaki sortit de l’ombre pour lui faire face. Le lâche avait attendu d’être hors de danger pour venir lui donner le coup de grâce !

– Alors ? Cette technique miraculeuse aurait-elle atteint ses limites ? On se rend, maintenant ?

– Dans tes rêves, grogna Joukwo dans un souffle.

Du sang coula de sa bouche, iel l’essuya d’un revers, par fierté.

Iel se releva et se dirigea vers ellui, titubant d’abord, puis plus assuré et de plus en plus vite, avec la force du désespoir. Une volée de lance vint se planter dans ses jambes, ses bras et son dos, mais iel ne faiblit pas et poursuivit sur sa lancée, un pas après l’autre.

Encore un peu, encore un peu plus loin…

Juste un peu…

Un genou, deux genoux, puis ses mains touchèrent le sol, à quelques pas seulement de sa cible. Épuisé, mais encore conscient, iel leva la tête vers son adversaire et lui lança le sourire le plus narquois qui n’avait jamais éclairé son visage, comme si, quelque part, c’était ellui qui avait gagné.

Tamiaki sortit deux lames noires de derrière son dos, les leva devant la silhouette terrible de la lune et les lui planta dans les yeux. Joukwo hurla de douleur, une vague d’air coucha les sathœs comme des brins d’herbe sous la bourrasque d’une tempête.

Puis Joukwo s’effondra.

Une flaque de sang se forma sous son visage.

Une larme coula sur ma joue. C’était fini. C’en était fini de Joukwo.

Les sathœs hurlèrent de joie et se réjouirent.

Tout alla ensuite très vite. Kwowè et Thœsèti lancèrent une ultime attaque visant à emporter le plus d’ennemis dans leur chute. Après qu’iels eurent été capturés, les non-combattants tentèrent de fuir, mais les machines à projectiles eurent raison d’elleux. Finalement, les insurgés furent vaincus par les marginaux, les corps de Thœji et Wèthwo disparurent dans le vent et celui de Mœ, sanguinolent et inerte, me fut révélé.

Mon cœur battit à tout rompre dans ma poitrine. Tout était perdu. Le combat, le monde, ma vie, la sienne… Tout était sur le point de s’écrouler et je ne pouvais rien faire…

Une petite main frêle s’agrippa à ma tunique et les yeux clairs de Jouwè rencontrèrent les miens. Iel contenait toute sa peur et sa tristesse pour me paraître plus fort, pour m’encourager. Ravivé, je pensai soudain à sauver qui je pouvais encore sauver. Dans un élan de lucidité, je regardai Kajiki et Jouwè et leur annonçai, déterminé à ne pas tout perdre :

– Je vais vous faire disparaître et vous serez sauvés. Vous pouvez me faire confiance, vous ne souffrirez pas. D’accord ?

Jouwè hocha la tête en pinçant les lèvres pour réprimer ses larmes. Kajiki me lança un regard reconnaissant puis ferma les paupières, prêt. Je levai mon épée, qui luisit d’un éclat de mort rougeâtre, et l’abattis…

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