Souvenir trente-cinquième ~ Disparition
Une lance me transperça dans un bruit sec et mon arme me glissa des mains. Je regardai la pointe de la lame qui me traversait la poitrine avec horreur. Vidé de toutes mes forces, je tombai à genoux, incapable de bouger. Une douleur terrible venant de l’intérieur irradia mes membres et me serra la gorge.
Immédiatement, Jouwè récupéra l’épée et tenta de trancher ellui-même la tête de Kajiki, mais des mains l’empoignèrent et le menottèrent. Iel hurla d’indignation de toute la force de ses poumons. Kajiki et lui furent traînés loin de l’estrade, en direction du Lac Central.
Je n’entendis plus rien, ma vue commença à se flouter. Était-ce la fin ?
Le sort en avait-il décidé ainsi ? Ne pourrais-je sauver personne ?
Non. Hors de question.
J’usai de toute ma volonté restante pour contraindre mes bras à bouger. Mais ils restèrent obstinément immobiles, sourds à mes appels au secours. Dans un ultime effort, j’usai du Ji pour les déplacer. Lentement mais sûrement, ils se levèrent et empoignèrent la lance qui bloquait ma respiration.
La sueur commença à perler sur mon front et des vagues de douleur me traversèrent la boite crânienne. Mais je tins bon. Je serrai le manche de la lance de toutes les forces qui me restaient et tirai, tirai…
La lance bougea et du sang commença à couler de la blessure. Je m’en fichais. Si je parvenais à gagner ne serait-ce que quelques secondes, je pourrais en faire quelque chose.
Un pouce, deux pouces, la lance sortit peu à peu de moi. Les derniers pouces s’extrayèrent d’un seul coup et l’arme cliqueta sur le sol. J’avais désormais un trou béant dans la poitrine et il refusa de se soigner. Le sang coula, goutte par goutte et mes forces commencèrent à me quitter. Je m’affalai un peu plus sur moi-même, au bord de l’évanouissement.
Mais je refusai de basculer. Je ne devais pas !
– Eh ben ! s’exclama une voix mielleuse à ma gauche. Vous êtes persistant, maître Thoujou. Je suis en totale admiration !
Le visage de Tamiaki m’apparut en demi-teinte. Ellui et son insupportable frange trop longue… Une haine sans nom s’empara de moi.
– Tamia… ki… Je vais… te faire… disparaître… scandai-je d’une voix presque éteinte.
– Allons, restez tranquille ou vous risquez de rater le spectacle, m’avertit-iel avec un petit rire.
Iel continua à sourire comme un idiot. Comme le sale traître qu’iel était… Je voulais tant lui faire du mal, le faire souffrir, le réduire à néant… ! Je ne laisserais pas me prendre ce que j’avais de plus cher !
Lentement, j’avançai ma main en direction du poignard restant sur l’estrade. Je cherchai à tâtons, mes nerfs étaient engourdis et j’avais du mal à sentir ce que je touchais. Quand je rencontrai une résistance, je sus que je l’avais trouvé et m’en emparai.
– Tu vas… payer ! lançai-je en lui plantant le poignard dans le cou à l’endroit où passait un canal énergétique.
Un geyser de sang jaillit.
– Urgh, maître… Thoujou… !
Mais iel avait arrêté ma main avant que la lame n’ait entièrement pénétré sa chaire et nous luttâmes en silence. C’était peine perdue. Iel me repoussa et l’arme disparut dans l’herbe haute. Avec un sourire sarcastique, iel appuya sur sa plaie pour stopper l’hémorragie.
– Sachez… reconnaître… quand vous avez perdu !
Je fus emporté par l’inconscience.
~
Un air frais réveilla ma conscience. Je sentis l’herbe me chatouiller le visage. J’étais bien, serein, comme si rien ne pouvait déranger l’instant. J’avais l’impression d’avoir dormi pendant mille cycles d’un sommeil réparateur. Un vague souvenir vint troubler ma paix. Du bruit, de la Pierre Noire et du sang, des mares de sang… Mais ce n’était qu’un rêve, tout cela me paraissait effacé, lointain. Ça n’était pas vrai. Ça ne se pouvait pas, c’était grotesque.
Il y eut du mouvement à côté de moi. Mes sens s’éveillèrent et je sentis la chaleur d’autrui contre mon dos. Qui était-ce ?
J’ouvris les yeux.
Le ciel était noir, les nuages rouges, la lune énorme et lourde sur l’horizon.
Non ! Ce n’était pas un cauchemar ! C’était réel. Je me souvenais à présent !
Je me relevai d’un coup et une douleur à la poitrine me plia en deux.
– Thoujou…
Je levai la tête. Mœ était près de moi, le visage décrépit.
– Ne fais pas de mouvement brusque, me conseilla-t-iel, tu n’es pas tout à fait guéri.
Alors je n’avais pas disparu ? Qu’est-ce que je faisais avant de m’évanouir, déjà ?
Je me levai sous les protestations de Mœ. Les rescapés – celleux qui avaient été jugés « dignes de vivre » – avaient été parqués derrière un mur de gardes armés. Il y avait des visages connus, mais bien trop peu de personnes à mon goût. Toutes les autres étaient-elles sur la liste ?
Tamiaki parlait avec un sous-fifre, bien loin de nous. En haut, sur la rive du Lac Central, je les aperçus à peine. Les condamnés. Iels étaient alignés près de vide, telles de petites silhouettes floues et fragiles. J’étais trop loin, je ne pouvais pas voir leurs visages, ni les entendre et encore moins les toucher. Comme s’iels étaient déjà inaccessibles.
Le désespoir s’empara de moi et je retombai mollement sur le sol. Mœ m’enlaça, mais cette sensation d’ordinaire réconfortante ne me fit rien.
Tamiaki revint vers notre groupe. Lentement. Bien trop à mon goût.
Iel se positionna devant la silencieuse assemblée de ses adeptes et prisonniers et prononça ce bref discours :
– Mes chers adelphes, notre avènement est enfin arrivé ! Aujourd’hui, la tyrannie de nos aînés va prendre fin sous cette magnifique lune et au petit jour, notre vie débutera !
Un cri d’approbation parcourut la foule puis iel s’adressa à ses malheureuses victimes, qui ne pouvaient bien évidemment pas l’entendre :
– Chers conseillers et autres traîtres, n’ayez crainte : votre disparition définitive ne sera pas vaine. Bien que délicieuse dans les deux cas.
Rires chez les gardes.
– En effet, vous contribuerez à rendre la naissance de la nouvelle génération possible. Alors, pour cela, soyez remerciés !
Un « merci » retentit à l’unisson derrière moi.
Écœurant.
– Malgré toute votre expérience dans l’art du mensonge, c’est nous qui avons été les meilleurs à prétendre. Voilà que vous êtes tombés dans notre piège comme des bleus. Vous étiez venus faire la fête, profiter de la vie à laquelle vous n’aviez pas droit, vous ne vous doutiez pas que nous vous avions réunis pour une toute autre raison… Tant pis pour vous et adieu !
La foule se réjouit, cria et siffla. Tamiaki leva le bras et son sous-fifre resté près de Temple commença à monter les marches quatre à quatre.
– Le temps d’un battement d’ailes de papillon, c’est tout ce que ça va durer. Alors regardez bien, indiqua-t-iel à notre adresse.
Les jeunes étaient trop faibles et dépités pour rétorquer. La haine et la hargne de vivre s’étaient changées en désespoir dès lors que nous avions perdu.
Tamiaki s’accroupit devant moi et me lança un regard d’une redoutable cruauté :
– C’est la dernière fois que vous voyez le conseiller Joukwo. J’espère que vous avez pu lui dire au revoir. Bah ! De toute façon, iel ne vous aimait pas vraiment. Ces gens-là ne savent que manipuler celleux qui les entourent. Vous devriez l’oublier, ça vous rendrait service.
Je me jetai sur lui pour l’étrangler, mais Tamiaki se recula et des lances me barrèrent le passage.
– Ahahah, du calme !
Je me levai et saisis les lances telles les barreaux d’une prison.
– Fais-moi disparaître avec elleux. Si ce sont des traîtres, alors moi aussi ! clamai-je.
– Non, désolé, c’est impossible, ricana Tamiaki.
– Moi aussi ! se proposa Mœ en s’élevant. En tant que chef des insurgés, j’ai fait tout ce qui était en mon pouvoir pour réduire votre plan à néant. Je suis pour l’Assemblée et contre vos agissements, alors faites-moi disparaître !
– Ouais, moi aussi !
Plusieurs autres sathœs se remirent sur pieds pour protester et insulter Tamiaki. Les gardes durent contenir les soulèvements.
– Qu’est-ce que vous racontez, monestre Mœ ? rétorqua Tamiaki en fronçant les sourcils derrière sa frange. Vous êtes un membre de valeur de notre communauté. Même si vos actes de cette nuit ont été quelque peu… imprévisibles, tout est déjà oublié. Asseyez-vous et profitez du spectacle, je vous prie.
Iel frappa ses mains l’une contre l’autre pour signifier que le sujet était clos.
Mœ parvint à agripper ses vêtements et lui colla un bon coup de tête sur le nez.
– Agh ! gémit Tamiaki en se tenant le visage.
Les gardes repoussèrent violemment Mœ, mais ce dernier n’en avait pas fini :
– Vous êtes malades ! Votre liste est totalement aléatoire ! Vous ne vous fiez pas à des faits, vous jugez au faciès ! Comme si vous aviez le droit le droit de vie ou de disparition, comme si vous étiez meilleurs qu’elleux ! Mais ici vous êtes tous coupables ! Vous êtes les véritables traîtres, qu’importe ce que vous clamez ! Nous vous faisions confiance et vous nous avez trahis. C’est vous qui devriez être là-haut !
Tamiaki lui rit au nez.
– Ahhh, cher ami. Nous sommes tous le traître d’un autre, tout dépend du point de vue !
Un crépitement lointain résonna dans l’air. Nous levâmes la tête vers le lac. D’immenses Feux Bleus brûlaient sur des piédestaux de pierre aux trois coins de Dzœñou. De proches en proches, d’autres feux s’allumèrent au sommet de toutes les hautes constructions en s’éloignant en direction des Piliers Noirs. C’était le signal…
– Ouhhh, préparez-vous, ça va secouer ! se réjouit-iel.
– Non !
J’écartai les lances d’un mouvement, renversai Tamiaki et me mis à courir. Je devais y aller !
– Thoujou !
Mœ me poursuivit.
– Ahahah, laissez-les donc ! accorda Tamiaki. Il est déjà trop tard !
Ma respiration était saccadée, mais je devais absolument respirer, car le sang s’était remis à couler du trou béant dans mon torse. Sans ça, je n’aurais pas pu poursuivre. Chaque inspiration était une torture, je courais presque au ralenti. Mœ me rattrapa bien vite et me serra contre ellui.
– Non, laisse-moi ! Laisse-moi y aller ! Je veux partir avec ellui ! gémis-je.
Mœ ne me lâcha pas. Iel m’irradia d’une chaude énergie pour calmer ma douleur et ma tristesse tout en pleurant ellui-même. Ses bras étaient comme un étau qui se resserrait à mesure que je l’implorais et tentais de m’échapper.
Je levai la tête vers le lac et les conseillers. À contre-jour de la lune de sang, je ne pouvais même pas les distinguer. Où étaient Joukwo et Kawoutsè ? Où était Kajiki ? Où étaient-iels ? Qui était là-haut ?
Je ne les voyais pas !
Je fus frappé par la rage, la frustration et l’affliction. Mes joues étaient brûlantes de tout le sel qui les avaient traversées. Ma bouche ne cessait de s’ouvrir et de se fermer compulsivement alors que les mots mourraient au bord de mes lèvres.
Je n’avais même plus le droit d’espérer.
Puis, comme une providence, une faible vague d’énergie s’échappa d’une des silhouettes. Et je les reconnus. C’était sa couleur, c’était son énergie ! Kawoutsè m’avait guidé à elleux ! Juste à côté d'ellui, il y avait une chevelure argentée qui pendait dans le vide.
Je tendis mon bras vers ellui et sourit.
Ô doux Thœ, iel savait que j’étais là !
Un grondement sourd emplit l’espace, la terre trembla. L’énergie se mit à vibrer et l’atmosphère se réchauffa d’un coup. Un sifflement strident nous contraint à nous boucher les oreilles et trois rayons perçants apparurent dans le ciel et s’entrechoquèrent dans un craquement insupportable et une explosion de lumière bleue. De grandes portions de Dzœñou volèrent en éclats dans des tourbillons de poussière et les débris furent propulsés à plusieurs dizaines de pieds de hauteur. L’eau se transforma en vapeur instantanément et ce qui restait de liquide au fond de la cuvette tomba en flots brûlants au pied du lac.
Une première onde de choc vint nous frapper. Nous fûmes jetés à terre et roulâmes sur plusieurs mètres dans les bras l’un de l’autre. Les arbres de la plaine furent écharpés et emportés sur de grandes distances, fracassant tout sur leur passage. Nos corps furent comprimés à l’extrême par la seconde vague qui brûla toute vie aux alentours telle un feu invisible. L’herbe, les insectes et les feuilles mortes retournèrent à l’état d’énergie.
À partir du centre de l’explosion, l’horizon se zébra de minuscules éclairs qui se propagèrent en crépitant sur l’entièreté de la voûte céleste puis disparurent comme ils étaient apparus, en lui laissant une couleur peu naturelle. On aurait dit que des milliers d’étoiles avaient explosé en hurlant de douleur et que leur sang avait souillé la toile du ciel à tout jamais…
Enfin, tout se tut. Au-dessus du Temple, un nuage de lumière bleue persistant tournoyait lentement en irradiant la plaine, faisant concurrence à la brillance de la lune. Il formait des spirales enchanteresses emplies de nuances, dansant, tourbillonnant, nous narguant presque de sa beauté tranquille et mystérieuse. Tout aussi lentement et silencieusement, il se dissipa dans l’indifférence générale.
Le silence fut vite brisé par les cris d’excitation et d’allégresse des fidèles de Tamiaki.
Je me mordis la lèvre jusqu’au sang alors que le chagrin enserrait ma poitrine. Mon cœur se déchira et je sentis mon corps se fondre dans le sol, vidé de son énergie, incapable de bouger. Un bouillon de larmes de feu inonda mon visage. Entre deux sanglots, je criai mon désespoir.
Je tendis de nouveau les bras vers le lac, espérant que ma volonté seule suffirait à m’emmener là-haut, mais rien ne se produisit. Mon corps était enraciné là.
– Bougez ! Mais bougez, stupides jambes ! m’agaçai-je en les frappant de toutes mes forces.
Mœ retint ma main pour m’empêcher de me faire du mal. Mais avant que je ne proteste, iel me prit dans ses bras, me souleva et se remit à courir. Iel courut à perdre haleine, comme si retarder un seul pas pouvait signifier ma fin. Soulagé, je m’accrochai à ses vêtements avec espoir, lui confiant ma vie.
Iel grimpa précipitamment les hautes marches de pierre, manquant par plusieurs fois de nous faire basculer dans le vide, mais se rattrapant toujours à la dernière seconde.
En haut, le sol avait été déformé par le choc et arborait des formes aléatoires. L’eau du lac avait entièrement abandonné son écrin cabossé et une pauvre brume fluette recouvrait l’ouverture béante menant à l’ancienne salle du Conseil. C’était certainement une chance que Dzœñou soit encore sur pieds.
L’air était dense, désagréable, étrange. Tout autour, où que l’on regarde, il n’y avait plus aucune trace de Kwo. Les rubans d’énergie étaient exclusivement rouges. Cette énergie était tout ce qui nous restait d’un de nos parents et iels l’avaient détruite…
Mœ tomba à genoux, me déposa mollement à terre et je rampai jusqu’au bord du lac.
Il ne restait rien d’elleux. Ni sang, ni vêtements, ni corps… Rien sous mes yeux ne laissait penser qu’iels soient encore là, quelque part, qu’iels puissent en réchapper…
Là où s’étaient précédemment trouvés nos aînés, le Thœ était en désordre. Les rubans étaient anormalement calmes et ils paraissaient… abîmés. Peut-être faisaient-ils partie d’elleux ? Peut-être qu’iels n’étaient pas tout à fait partis ?!
Mes mains tentèrent de les amasser dans l’espoir de pouvoir le reformer. Je connaissais chaque parcelle de son corps, son cœur et son esprit aussi. Si vous vouliez bien me donner une chance, j’aurais pu le reconstruire à l’identique, je le jurais…
Mais l’énergie s’obstina à me glisser entre les doigts. Imperturbable, sourde à ma détresse, elle semblait ne plus faire partie de cette dimension… Ainsi, même leur esprit s’en était allé…
Mon corps entier se mit à trembler quand je réalisai ce fait cruel. Je récupérai le collier d’améthyste que j’avais mis à l’abri dans une poche et le pressai fébrilement contre mon visage pour communiquer mon chagrin à l’esprit de Joukwo, où qu’il soit. S’il fut encore… Mais, il n’y avait rien de moins possible.
Ce collier symbolisait la perte et, comme l’avait dit autrefois Mœ, il incombait aux présents de conserver la mémoire des absents…
« Joukwo, savais-tu ce qui allait advenir quand tu me l’as confié ? T’étais-tu résigné ? Dans ce cas, pourquoi mon cœur me fait-il si mal ? ».
Un peu plus loin, j’entendis Mœ s’effondrer. Peu après, une sensation de profonde fatigue s’empara également de moi et je me laissai tomber sur le dos, le collier serré contre ma poitrine.
Moi, je ne pouvais pas me résigner.
Ça n’était pas fini.
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