Souvenir trente-sixième ~ Traumatisme
Je restai ainsi un temps infini, attendant désespérément que nos aînés renaisse… ou que le sommeil s’empare de moi. Malgré toutes les évidences, je voulais croire qu’iels allaient revenir me chercher. Alors j’attendis. Et j’attendrais une éternité s’il le fallait.
Tout n’était que ténèbres, ici. C’était comme si mon esprit n’était clair que lorsqu’il faisait nuit. Pourtant, comme dans un coin de mon œil, je voyais bien que la nuit avait laissé place au jour déjà de très nombreuses fois. Mais le soleil ne se levait plus pour moi, je n’en voulais pas. Il cessa donc d’exister dans mon esprit. J’étais coincé dans une nuit éternelle.
J’étais incapable de dire si Mœ était toujours étendu près de moi, s’iel s’était endormi ou s’iel s’en était allé. Cela ne me concernait plus, après tout. Le monde ne me concernait plus. Mon univers c’était Joukwo et j’attendais son retour.
Je ne pensais qu’à ellui, mon esprit appelait le sien et je l’attendais. Pourtant, iel ne revenait pas.
J’en vins à me dire que peut-être iel était quelque part, ailleurs, et que c’était moi qui ne fus pas revenu.
Alors je me levai simplement et me mis à marcher. Je marchai longtemps, je crois. Il n’y avait toujours pas de soleil pour moi. Je vis des arbres, puis des fleurs, des feuilles, du sable, de la terre et même de l’eau. Mais aucun signe d'ellui.
Je vis du vide et sentis un vent salé sur ma peau. Une agréable odeur d’eau de mer emplit mes narines. Je voulus m’y noyer, pour étancher ma soif d'ellui. Je fis un pas en avant… et puis le noir.
~
– Th-––––…
Mh… J’entendais quelque chose.
– T-–-jou…
Non, que ça se taise. Je voulais dormir. Juste dormir…
– Thou--u… Thoujou !
Quoi ? Qui m’appelait ?
J’ouvris les yeux. Devant moi, une étendue de sable blanc et le bruit clair des vagues qui avançaient et reculaient…
– Ah ! J’ai eu si peur, Thoujou !
Une paire de bras m’étreignirent et le sathœ renifla bruyamment dans mon cou. Je ne sus que faire face à de telles émotions. Je… n’avais vu personne depuis tant de temps.
– Qui… est-ce ? prononçai-je avec difficulté.
Iel retira sa tête et me regarda en continuant à pleurer.
– C’est Mœ, enfin ! Je t’ai cherché partout ! Oh, j’ai eu si peur que tu ne te réveilles pas !
C’était vrai, c’était Mœ. Je reconnus ses cheveux roux et ses yeux rouges. Sans aucune considération pour ellui, je répondis sincèrement :
– J’aurais voulu ne pas me réveiller.
– Quoi ?! Mais comment peux-tu dire une chose pareille ?
Je crus comprendre que ce que je lui avais dit ne lui avait pas plu.
Je regardai un peu plus autour de moi. Nous étions à Dzowojè, quelque part dans le sud, je croyais… Près d’un Pilier Noir… Ah oui… À ma droite, à des centaines de pieds, il y avait une crique et je voyais des débris de roche sombre étalés un peu partout.
– Thoujou ! Qu’est-ce qu’il t’arrive ? Tu n’es plus toi-même…
Mœ me secoua. Mais je ne réagis pas.
L’air marin… La brise… Ça me rappela quelque chose. Il y avait une éternité, pas très loin d’ici, il y avait eu un chantier. Il y avait eu un Pilier Noir étalé là et un ami y avait été adossé. Je me souvins que j’étais allé lui parler et qu’on s’était disputés, mais je ne savais plus pourquoi. Autre part, une autre fois, j’avais aussi fait face à l’océan avec un autre ami et on avait regardé…
Le coucher de soleil ! C’était un coucher de soleil, et c’était moi qui l’avais fait !
Je tournai violemment la tête vers l’océan. Le soleil ! Il était là, je le voyais ! C’était comme si tout ce temps j’avais eu les yeux fermés et qu’ils s’ouvraient enfin ! Comment avais-je pu ?!
Les dernières bribes de ma mémoire me revinrent d’un coup, sans pitié, et je sentis les larmes couler sur mes joues. J’étais de nouveau triste, j’étais désespéré.
J’avais tant marché que j’en avais oublié qui je cherchais et qui j’avais perdu…
Joukwo, Kawoutsè, tout le monde… Iels avaient été là, sur cette même plage, un jour. Iels m’avaient parlé. Iels avaient souri pour l’un et crié pour l’autre. Mais iels avaient bel et bien été en vie et… à présent…
Oh, je voulais tant leur parler à nouveau, qu’importe le sujet de conversation. Je voulais les voir, les sentir, les toucher…
Iels étaient partis là où je ne pouvais les rejoindre et iels ne reviendraient jamais…
J’attrapai le bras de mon ami.
– Mœ… Je crois que je suis cassé… Qu’est-ce qui m’arrive… ?
Iel ne dit rien et me regarda avec des yeux emplis de tristesse, puis iel me serra encore plus fort contre ellui.
Au début, ça ne me fit rien. Puis je me rappelai toutes les fois où Mœ avait été là pour moi, combien je tenais à ellui, à quel point iel m’avait manqué et à quel point je devais lui avoir manqué aussi. Peu à peu, je sentis mon corps se réchauffer et mon cœur se remit enfin à battre. Je me laissai aller à cette étreinte et agrippai son dos. Les larmes continuèrent à couler.
Soudain, je réalisai quelque chose. Qu’est-ce que je faisais là et pourquoi étais-je nu ?
– M- Mœ, est-ce que j’ai disparu ? Est-ce que je suis tombé de la falaise ?
– Oui… Oui, je crois bien, murmura-t-iel en s’essuyant les yeux.
« Oh non ! »
Je me remis debout et me mis à fouiller frénétiquement autour de moi dans le sable. Mœ me regarda un instant, dubitatif, puis iel comprit ce que je cherchais et se joignit à moi. Je les trouvai finalement entre deux rochers près du pied de la falaise. Ils étaient heureusement intacts. Je ne savais pas ce que j'aurais fait si je les avais perdus. Ce collier et cet anneau… C’était les derniers souvenirs que j’avais d'ellui…
Je les serrai fort contre moi et me remis à pleurer.
~
Le temps passa. Je m’étais installé dans la clairière que Joukwo et moi avions occupée de si nombreuses fois et où Ñajii était aussi venu, il y a bien longtemps. Malgré l’explosion de Kwo qui avait eu lieu à proximité et sa disparition, elle était intacte. Mais les nourrissèves ne brillaient plus. Elles étaient comme moi : éteintes.
Je ne ressentais plus rien que la tristesse. Je ne faisais qu’alterner entre le néant émotionnel et les pleurs incessants, et je n’avais envie de rien. Je restais seul dans la clairière en permanence. Et, bien que les animaux aient décidé de me tenir compagnie et d’essayer de me redonner le moral, je me sentais bien seul.
Depuis que Mœ m’avait retrouvé sur la plage, d’autres avaient été mis au courant de mon « retour ». Iels avaient découvert où je vivais et tentaient régulièrement de venir me parler. Mais je ne voulais rien entendre d’elleux. Leur présence m’était insupportable, elle réveillait en moi des souvenirs atroces qui me paralysaient sur place. Elle me ramenait à ma propre faillibilité, à ma faiblesse. Bien que l’idée de détruire nos aînés soit venue d’elleux et de leurs esprits malades, la naissance même d’une telle idée était de mon fait. J’avais été leur parler en premier alors qu’iels n’avaient rien demandé. J’avais mené la Révolution. J’avais anéanti le Conseil et permis leur ascension au pouvoir. Je les avais amenés à la découverte et à l’excavation de la Pierre Noire. J’avais accordé le projet des Piliers Noirs… J’étais donc, par conséquent, responsable de ce qu’avait fait Tamiaki, j’étais l’auteur de la disparition de nos aînés…
Heureusement, Mœ venait très souvent me visiter. Sans ellui, j’aurais croulé sous le poids des remords… Iel me répétait sans cesse que ça n’était pas de ma faute et que les choses allaient s’arranger… Bien que je ne le croie pas, sa présence seule était réconfortante. Iel parvenait à percer ma bulle d’idées noires et à me permettre de m’en évader temporairement. C’était mon ancre à la réalité et le seul sathœ que je laissais m’approcher.
À part ellui, il n’y avait personne d’autre. Je me demandais d’ailleurs pourquoi fut-iel le seul, alors que j’avais bien des amis en dehors des conseillers… Et puis, un jour, iel me donna solennellement la liste de tous celleux qui étaient partis, de quelque manière que ce soit, ce jour et depuis… Car, oui, d’autres personnes avaient disparu… le référent Dzwotœ était parti lors de l’évènement que les jeunes appelaient le « Grand Bannissement ». Thœji et Wèthwo avaient déserté ce monde peu après par dépit et Mœ ne les avait jamais revus. Par honte et culpabilité, Dzaè aussi était parti. Pas mal d’insurgés avaient fait le même choix. Iels en avaient assez vu, iels ne voulaient plus de cette existence, et même retourner à un mode de vie caché, comme à l’époque de l’Insurrection, ne les intéressait plus. Iels avaient suivi le même chemin que mes amis… pour ne jamais réapparaître. Certains s’étaient sans doute endormis quelque part où on ne pourrait jamais les retrouver, ou je ne savais quoi d’autre… Dire qu’à une époque nous étions persuadés d’être éternels, que cela nous avait convenu, et qu’à présent nous pouvions volontairement faire le choix de mettre fin à nos vies…
Je réalisai avec cruauté que tous celleux que j’avais connus et appréciés à un moment de ma vie étaient partis. J’étais tout seul, si seul et si coupable. J’aurais tout donné pour les revoir un seul instant, mais la vie en avait décidé autrement. Même les rejoindre m’était refusé. Je n’arrivais pas à m’endormir. Pourtant, j’essayais ! J’étais au fond de la fosse et n’imaginais pas d’avenir sans elleux. Qu’est-ce qui pouvait bien m’empêcher de sombrer dans le désespoir ?
Peut-être la présence de Mœ, qui m’était resté fidèle envers et contre tout ? Malgré mon humeur maussade et mon absence de volonté, iel semblait déterminé à m’aider à « reprendre ma vie en main », comme iel disait.
Iel m’aida à aménager un petit chez moi confortable dans la clairière. Nous ajoutâmes deux grands magnolias pour mieux mesurer le passage du temps et des saisons. Nous mîmes un peu d’odeurs et de couleurs pour stimuler mes sens et élaguâmes les feuillages pour que je puisse admirer les étoiles la nuit et voir le soleil le jour. Nous transformâmes la mare en bassin, y ajoutâmes une fontaine et lui redonnâmes vie avec deux nouveaux splendides poissons. Ils avaient chacun leur personnalité : l’un aimait les grattouilles et pas l’autre, par exemple. C’était fascinant… Je pouvais passer des heures à les observer et à les nourrir. Heureusement pour elleux, les autres animaux qui visitaient notre clairière étaient très respectueux et n’auraient jamais essayé de les croquer.
Les nourrissèves, en revanche, refusèrent obstinément de s’allumer. Nous avions tout essayé, en vain. Les arbres qu’elles parasitaient étaient pourtant en pleine santé et n’avaient pas encore atteint leur taille ou leur âge maximaux. Je voulus tout de même les laisser, car c’était la contribution de Joukwo.
C’était étrange de se dire que même si nous voulions croire que cette clairière soit à nous et que nous l’avions créée, elle nous échappait. Après tout, si Joukwo et Ñajii l’avait imaginée en premiers, les arbres qui l’entouraient, l’herbe qui la couvrait… tout était différent du premier jour. Tout devait être ravivé, replanté ou reconstruit de zéro régulièrement. Cela devait bien faire deux milliers de cycles, même les arbres ne pouvaient vivre si vieux. Contrairement à nous, ils étaient mortels… Et pourtant, pour nous, la clairière restait la clairière. Notre esprit était ainsi fait, notre cœur aussi. Nous avions besoin de croire.
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