Souvenir # ?% ~ ???
J’errais sans but dans les rayonnages de la Tour-Bibliothèque. Malgré tous mes efforts, les livres étaient ouverts de poussière. En quelques dizaines de cycles, j’avais eu le temps de réarranger l’intégralité des ouvrages au moins une centaine de fois. Je m’étais vite lassé. Je les avais tous lus, ces rapports, ces compilations, ces retranscriptions de débats publics… J’avais déjà découvert toutes les perles rares, notamment des récits fictifs cachés dont je m’étais largement régalé… Tantôt avais-je placé mes préférés au plus haut de la tour, pour les protéger de l’humidité de l’océan, tantôt les avais-je archivés au sous-sol, pour les relire encore et encore dans l’ombre froide des quartiers de repos.
Avec les cycles, j’étais devenu plus réticent à sortir, plus frileux et plus faible… Je n’aimais pas cette sensation.
Quand nous avions enfin pu quitter le repaire des insurgés, j’avais été très heureux de pouvoir à nouveau parcourir la Terre des Dieux. Quand bien même étais-je reparti m’enfermer dans la Tour – comme un rat, auraient dit certaines mauvaises langues – j’avais pu me rendre où bon me semblait sur mon temps libre et avais été engagé à me présenter une fois par cycle au Temple pour participer à l’Assemblée. Par ailleurs, j’avais suivi les conseils de Thoujou de profiter de la vue depuis le toit de la tour, et je lui fus reconnaissant de m’avoir enseigné le secret pour y monter sans risque.
Ainsi, comme je le disais, – depuis la disparition de nos adelphes – sortais-je de moins en moins de ma tour, et cela me faisait peur. Thoujou était en grande détresse psychologique et, en tant qu’ami et aîné, je me sentais le devoir de l’aider, ou au moins d’essayer.
Mais j’avais beau rester avec ellui et essayer de lui parler pour le faire me répondre, de le faire se déplacer pour lui donner envie d’agir et de lui montrer de nouvelles choses pour réveiller en ellui la flamme d’autrefois, je n’obtins aucun résultat probant… Thoujou n’était plus. Iel ne chantait plus et ne parlait quasiment pas… Ce n’était plus le brillant sathœ qui avait mené la Révolution et avait ranimé mon cœur.
Je ne l’avais pas abandonné, non. Je n’avais pas cessé de l’aider… Du moins, n’était-ce pas mon intention. Mais… Thoujou n’avait pas envie qu’on l’aide. Avec le temps, je compris que ce n’était en rien un devoir pour moi de l’aider. Je pouvais le faire par désir, certes, par amitié même, mais jamais ne devais-je le faire au détriment de ma propre santé. Car j’avais, en revanche, un devoir envers moi-même : celui de vivre et de prendre soin de moi. J’étais en effet le seul à pouvoir le faire.
Hélas… je sentais que ma fin approchait. Je n’avais pas voulu accabler Thoujou avec mes propres problèmes et l’avais laissé pour quelques jours afin de me ressourcer, quand je l’avais senti… Je l’avais entendu… L’appel de la disparition.
C’était donc à cela que ça ressemblait ? C’était donc cela qui avait poussé certains insurgés à s’endormir… ?
Je me rendis alors compte que l’intégralité des endormis avaient été des insurgés à un moment de leur existence. Était-ce inscrit dans notre énergie ? Étions-nous liés à ce destin par le choix originel de Thœ et Kwo ? Qu’était-il advenu de mes amis, de Thœji, de Wèthwo et de Dzaè… ?
Je l’ignorais. Mais en cet instant, je sentais que ma place n’était plus dans ce monde.
Je l’entendais dans le vent, dans l’eau et dans la terre. Les énergies que j’avais bien connues autrefois s’étaient taries et avaient changé. Elles ne raisonnaient plus de la même manière avec moi. Je n’étais plus leur maître, je ne pouvais plus les manipuler à ma guise, elles étaient mon égal et elles m’appelaient… Plus rien ne me retenait.
Il était temps.
D’ordinaire me fus-je rappelé que la disparition éternelle n’existait pas, que ce n’était qu’un mythe. Plus maintenant. J’avais la profonde conviction que je devais partir. Mais pas pour toujours – pas entièrement, du moins… Je ne compris pas vraiment cette intuition, mais je la suivis néanmoins.
Mes pas me menèrent à l’extérieur de ma tour. Le soleil réchauffa agréablement mon visage. Je marchai jusqu’aux collines et jusqu’au plus haut point de l’île, là où l’herbe était nue et le paysage sans fin.
C’était un peu absurde, je le savais. Rien ne me contraignait à faire cela. J’aurais pu rester encore un peu… Essayer encore d’aider Thoujou, pourquoi pas l’emmener avec moi… Cependant, puisqu’iel ne semblait pas m’entendre et que même les livres de la tour ne m’intéressaient plus, je ne vis pas d’intérêt à m’éterniser ici.
Un coup de vent fit voler les longs pans de mon blouson et m’arracha un frisson. Instinctivement, j’avais levé mon bras. Et, comme une brise légère, avec la délicatesse d’un pétale de fleur, un majestueux aigle était venu s’y poser. L’animal me toisa de ses grands yeux jaunes. Il ne ressemblait à aucun autre aigle que j’avais vu jusque-là. Il n’avait aucun poids… Il paraissait presque irréel. Plus grand, des plumes claires et un regard mélancolique… Il n’avait pas son pareil.
Comment un animal de si faible énergie pouvait-il transmettre une telle émotion ? Comment une de nos créations pouvait-elle m’émouvoir à ce point ?
C’est en observant ce magnifique spécimen – qui semblait voir à travers moi – que l’idée me vint. Je n’avais pas à abandonner ce monde que j’avais tant chéri. Je n’avais pas à le laisser à son triste sort. Au contraire, je pouvais m’incarner dans une nouvelle forme de vie, atteindre un nouveau plan d’existence et de conscience, afin de drastiquement changer ma manière d’être et de faire émerger un nouvel objectif.
Il y avait encore une manière pour moi d’aider les gens, de donner un sens à tout cela.
Oui, c’est ce que je désirais le plus ardemment…
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