Souvenir trente-septième ~ La vie après la vie

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Quand iel venait, Mœ parlait. Iel parlait énormément, plus encore qu’avant. Iel avait certainement beaucoup de choses sur le cœur, mais… je n’étais pas la personne qui lui fallait. Je n’avais rien à lui répondre. Ses paroles ne faisaient que me traverser, elles ne m’atteignaient pas. Iel était bien plus fort que moi, qu’est-ce que j’aurais bien pu lui apporter, de toute façon ?

Pour piquer mon intérêt, iel m’amena divers objets qu’iel avait volés chez les jeunes. Ces derniers continuaient à vivre à l’extérieur de mon écosphère. Iels avaient inventé un tas de belles choses, c’était vrai. Mais à quoi bon ? C’était bien vain. Si c’était ça leur nouvel objectif de vie, ce pour quoi iels avaient gâché la mienne, c’était minable. Je n’en voulais pas.

Parfois, j’acceptai de l’accompagner quelque part et ça me sortait. On eut été un peu partout. Même parfois assez près des nouveaux lieux de vie des jeunes que nous évitions à tout prix. On repartait immédiatement dans la direction opposée si un avait l’audace de nous adresser la parole. Mœ était comme moi dans ce sens. Iel ne pourrait jamais leur pardonner. Pourtant, contrairement à moi, iel continuait à vivre sa vie. Moi j’avais la clairière, iel avait la Tour-Bibliothèque.

Comme de nombreux bâtiments depuis le Grand Bannissement, Ñitœi était tombé en désuétude. Mais mon ami refusait de voir sa maison en ruines et continuait de s’en occuper. Les jeunes avaient même voulu détruire la tour, puisqu’iels n’en avaient plus besoin et avaient, en revanche, besoin de matériaux depuis la disparition de le Kwo atmosphérique. Mœ avait dû se battre pour la défendre et iels avaient finalement abandonné l’idée. Iels ne voulaient plus de guerre, disaient-iels… Ou bien avaient-iels eu pitié d'ellui ?

Quand nous nettoyions les rayonnages remplis de livres ensemble, c’était presque comme si les anciens temps étaient revenus. Moi aussi j’aimais la tour, mais… ce n’était plus comme avant. Je n’étais pas comme Mœ, ce n’était pas la connaissance en elle-même que je chérissais. Sans le référent Dzwotœ, sans Joukwo et sans tous ces sathœs qui riaient et grimpaient sur les étagères, sans cette ambiance… la Tour-Bibliothèque avait perdu son âme. Ça me rendait triste de venir ici, alors iel ne m’emmena plus.

Où qu’on aille, de toute façon, je finissais toujours par revenir à la clairière. Depuis la disparition de le Kwo, il n’était plus possible de dépenser de l’énergie insouciamment, les longs trajets sans repos étaient épuisants. Et encore, Mœ et moi avions la chance d’avoir des stigmates plus rouges que bleus et avions donc moins besoin de Kwo que de Thœ pour nous maintenir…

La nature avait énormément souffert de cette catastrophe. Le monde n’était plus aussi beau qu’avant et je me demandai pourquoi Mœ s’obstinait à me le faire visiter… Voir les plantes décrépir sous un soleil brûlant et les animaux lutter pour occuper les meilleurs territoires, tout cela ne me donnait aucun réconfort, au contraire. Si je passais trop de temps loin de la clairière, je me flétrissais. Le manque d’énergie était non seulement nocif pour mon petit corps, mais également pour mon esprit, avec lequel il ne faisait qu’un. Moins j’en contenais, moins j’étais capable de penser. C’était comme disparaître à petit feu…

Alors Mœ finit par ne plus m’emmener nulle part.

Les cycles passèrent et les visites de Mœ furent de plus en plus espacées. Iel sembla abattu, renfermé et taciturne. Nous n’avions plus de sujets de conversation, plus de contact physique. Je le sentais s’éloigner peu à peu… Iel s’était bien battu jusque-là, iel s’était accroché de toutes ses forces. Pourtant, il sembla qu’à la fin la tristesse l’eut finalement emporté.

Après le jour du nouveau cycle où nous restâmes l’un à côté de l’autre en silence, iel ne vint plus.

Je compris. Je ne lui en voulus pas. À sa place, j’aurais sans doute fait pareil. Mais j’étais tout de même triste. J’aurais bien aimé lui dire au revoir et m’excuser. M’excuser de lui avoir causé autant de soucis, de chagrin, d’être une cause désespérée…

Je ne partis pas à sa recherche. Je savais que c’était vain, que je ne le trouverais plus, même à la Tour-Bibliothèque. Mœ avait rejoint les autres dans la disparition éternelle…

Mais je refusai de laisser ses efforts être vains. Iel avait tout essayé pour me donner envie de vivre et, bien que ça n’ait pas fonctionné, je me devais d’honorer sa tentative. Je pris alors la décision de ne pas dormir, de ne pas me laisser aller à cette extrémité et de ne plus jamais reculer. Je devais accepter la réalité et aller de l’avant ! C’était la seule possibilité. Je ne pouvais rester coincé ici éternellement avec mes amis animaux et la mémoire de Joukwo, Ñajii, Kawoutsè et de tous les autres disparus autour de mon cou… Ce poids devait certes voyager avec moi jusqu’au bout, mais sans qu’il ne me mette à genoux.

La première chose que je décidai de faire fut de quitter cette clairière et d’aller à la rencontre des autres sathœs.

~

La forêt était effroyablement lumineuse par rapport à la clairière. C’était le printemps, l’air était empli de senteurs vivifiantes et les animaux sortaient de leur longue hibernation. Chaque pas entraînait une cascade de sons et de réactions aux alentours. Marcher ainsi parmi les arbres m’avait manqué, en quelque sorte. Cela me rappela les cycles où j’avais été libre, il y a bien longtemps, et où j’avais souvent traversé ces bois pour aller retrouver Joukwo à Fapfœ.

Cette fois, cependant, je n’étais pas tout à fait seul. Il y avait en effet une biche, un porc-épic et une ribambelle d’oiseaux qui me suivaient. Ils devaient être particulièrement attirés par mon énergie pour agir ainsi…

Arrivé à la rivière, j’étais sur le point de poursuivre à pied dans l’eau, comme à mon habitude, quand je constatai la présence d’un nouveau pont un peu plus loin. Il n’avait rien de bien extraordinaire, il était simplement fait de pierres assemblées grossièrement, mais c’était son existence qui me surprit. Il n’était pas bien difficile de traverser à cet endroit, alors pourquoi gâcher de la matière première pour faire un pont ?

Plus loin, même constat : les jeunes avaient pris la peine de déblayer pour créer un chemin et avaient sécurisé les rebords avec des bouts de bois. Quelle étrange petite construction ! Cela devait faire vraiment longtemps que je n’étais pas sorti, car la dernière fois tout cela n’existait pas.

Le chemin se dirigeait vers Skwojka, l’Arbre-Père, qui était ma destination. Je l’empruntai donc, suivi de mes compagnons.

Mon anxiété augmenta à mesure que j’approchais de ma destination. Comment allaient se passer les retrouvailles ? Allais-je être submergé par la haine et tout détruire ? Ou bien allais-je m’effondrer sur le sol… ? Ou, encore, allaient-iels m’ignorer comme si je n’existais pas ? Après tout, cela faisait des cycles qu’iels essayaient de me contacter sans que je ne réponde présent.

Mais non, je ne devais pas croire cela. Les jeunes étaient bien plus persistants que leurs aînés – iels l’avaient bien démontré – et iels avaient sans doute continué à me considérer comme leur « maître ». Bien que ce titre ne m’apporte aucun statut particulier ni aucune autorité que ce soit sur elleux…

J’étais si bien plongé dans mes pensées que je les sentis à peine approcher. Deux personnes se dirigeaient vers moi. Je ne les voyais pas, elles étaient cachées par les arbres à l’angle du chemin, mais je les entendais parfaitement bien. Je m’arrêtai. Les animaux, soudain pris de panique, s’enfuirent en tous sens. Ils m’avaient abandonné, les lâches… Je n’étais pas encore prêt mentalement à faire face aux jeunes et je n’avais personne pour me soutenir ! Je ne voulais pas… Il fallait d’abord que j’aprenne à me contrôler ! Sinon je… Je…

Je fis un pas en arrière, sur le point de repartir en courant, quand l’une des voix me surprit. Elle était très fluette et bégayante, mais surtout ses formulations étaient extrêmement basiques voire erronées, comme si la personne venait tout juste d’apprendre notre langue… La surprise me figea sur place.

– On va pouvoir rentrer ensemble ? demanda-t-elle.

– Peut-être, on verra. C’est à ellui de décider.

L’autre voix était clairement celle de Tamiaki.

Je me sentis mal. Les souvenirs du Grand Bannissement me frappèrent comme un coup de foudre. Tamiaki… Iel les avait tous fait disparaître… J’avais été impuissant… Iel avait transpercé Kawoutsè avec un harpon, iel l’avait frappé au sol, iel m’avait dit que je ne reverrais jamais Joukwo…

Je sentis que j’étais sur le point de faire un malaise.

– Ohhh, mais j’ai trop envie qu’iel vienne ! Comme ça je pour- Je pourrai lui montrer tous mes jouets ! poursuivit la petite voix.

– Ahah, oui. Je suis sûr qu’iel adorerait tes jouets !

Avant que je n’aie pu m’enfuir, iels surgirent à l’angle du chemin. Tamiaki accompagnait par la main un sathœ de petite taille qui se dandinait au bout de son bras. En vérité, il était si petit que je doutais qu’il s’agisse bien de l’un des nôtres. Ses cheveux étaient courts et blonds, iel portait un manteau de feutre, une culotte blanche toute simple et tenait un bouquet de fleurs fraîchement coupées. Iel avait la peau claire, aucun stigmate sur le visage et… ses yeux étaient, comment dire… étranges ?

– Ah ! s’exclama le petit sathœ en tendant le doigt vers moi.

Tamiaki releva la tête et me sourit :

– Thoujou ! Quelle surprise de te trouver ici !

Je ne lui avais pas reparlé depuis le jour du Grand Bannissement, pourtant iel avait finalement abandonné le vouvoiement et le titre…

– Ça tombe bien. On venait justement te voir…

Mais je ne l’écoutais pas, j’avais les yeux fixés sur le petit.

– Iel est trop beau ! s’écrira-t-iel.

Tamiaki eut un petit rire. L’autre sathœ lui lâcha la main, s’avança en courant avec ses jambes dodues et me proposa le bouquet à bout de bras. Même de mon point de vue de personne de petite taille, il était vraiment chétif.

– Te- Tenez, c’est pour vous ! déclara-t-iel d’une voix aiguë.

Je pris les fleurs, hésitant.

– Oh, Kshwoja, que t’ai-je dit sur la politesse ? soupira Tamiaki.

– Oups, pardon !

Iel me tendit une toute petite main aux courts doigts potelés.

– Bonjour, maître Thou- Thoujou. Je m’appelle Kshwoja et je suis le… le… heuuu…

– Le premier… Ça commence par un « h », puis un « u »… l’aida Tamiaki.

– Ah oui ! Je suis le premier humain !

« Humain » ? Mais qu’est-ce qu’iel racontait ? Ce mot n’existait même pas.

Iel continua à tendre sa main avec un grand sourire. Il lui manquait une dent… Je parvins finalement à lever les yeux un bref instant vers Tamiaki qui m’encouragea à le saluer. Ce que je fis. le petit parut satisfait et sautilla sur place en me dévisageant. Je m’accroupis pour mieux le voir et commençai à examiner son corps plus en détails. Iel avait bel et bien des stigmates et ils étaient d’un rouge très pur, mais ses globes oculaires n’étaient pas d’une seule couleur comme les nôtres. À l’image des animaux, iel avait un blanc de l’œil et une pupille bleue bien distincts. Ses flux aussi étaient différents, iel n’attirait pas beaucoup le Thœ à ellui et n’expirait aucune énergie. Je me mis à tâter son pouls, à chercher l’emplacement de ses vaisseaux vitaux à travers sa peau…

– Arrête, ça chatouille ! protesta-t-iel en rigolant.

– Tu n’es pas un sathœ… constatai-je avec stupéfaction.

– Nan, je suis un hum- Un humain ! Je te l’ai dit !

– Si je peux me permettre… interrompit Tamiaki. Kshwoja est le premier test réussi d’une suite d’expérimentations que nous avons menées dans le but de créer une nouvelle espèce animale dotée d’une intelligence supérieure. Cette espèce s’appelle les « êtres humains », ou juste « humains ». Ils sont semblables à nous à de nombreux points de vue. Mais, comme tu peux le constater, ils ont aussi des points communs avec les animaux. Leurs yeux, par exemple, ou encore leur nécessité de se nourrir pour survivre.

– Alors il n’emploie pas le pronom « iel » ?

– Non, Thoujou. Kshwoja préfère qu’on emploie le pronom « il », car il s’est identifié comme un garçon, précisa-t-iel.

– Un gar-quoi ?

Iel eut un sourire compatissant.

– C’est un nouveau mot que nous avons inventé pour signifier un humain de sexe mâle. Pour les femelles, c’est « fille ». Évidemment, le pronom n’a rien à voir avec le sexe de l’enfant. Il peut se le choisir indépendamment.

Je le regardai avec stupeur. Kshwoja me tira les cheveux pour que je « le » prenne dans mes bras, apparemment.

Alors c’était donc cela la tâche que les jeunes s’étaient trouvée : créer une nouvelle espèce animale dotée d’une intelligence supérieure… ? Mais dans quel but et comment ? Ce petit être avait l’air si frêle, si naïf et même un peu gauche. Comment était-il censé survivre seul dans la nature avec les autres animaux ? Ou bien était-il fait pour tenir compagnie aux sathœs en les servant pour qu’ils puissent réinstaurer une forme de Conseil ? Non, ça m’aurais étonné des jeunes…

À mon avis, leur raison était plutôt de se sentir moins seuls, car les animaux et les plantes ne pouvaient nous remercier de les avoir créés et, d’un point de vue prosaïque, ne nous rapportaient rien. Dans ce cas, c’était extrêmement égoïste de leur part… Une créature pensante finirait toujours par avoir des désirs qu’elle souhaiterait suivre. La condamner à répondre aux besoins de ses créateurs… c’était une erreur que nous n’aurions pas dû reproduire.

En même temps, c’était un prodige. Je ne savais pas encore quels sacrifices les jeunes avaient dû faire pour arriver à un résultat aussi stable et parfait, mais c’était magnifique. Une prouesse. Je ne pouvais que m’incliner devant tant de beauté.

Son petit visage rond et lisse qui me souriait m’attendrit. Ce sathœ miniature était adorable. Je lui caressai les cheveux et une larme coula sur ma joue.

– Ahhh ! s’écria l’enfant humain, horrifié. Pourquoi tu pleures ?

Je m’excusai en essuyant mes yeux d’un revers de la main. Iel me tapota la tête.

– Là, là, la tristesse s’en va !

– Je ne suis pas triste, rétorquai-je en l’étreignant. Je suis… ému.

L’enfant se dégagea immédiatement.

– Ahhhh, tu pues ! s’exclama-t-il en se bouchant le nez.

Je levai les sourcils.

– Kshwoja ! s’offusqua Tamiaki en rougissant de honte. Excuse-toi immédiatement !

– Quoiii ?! C’est vrai ! geignit-il en réponse.

– Excuse-le ! Il ne comprend pas encore qu’il y a certaines choses qui ne se disent pas !

– Non, c’est bien, fis-je en lui ébouriffant les cheveux. Il est honnête ! Je n’ai pas pris le temps de me laver et de me parfumer avant de venir…

L’enfant humain rit aux éclats, mais j’étais tout de même un peu vexé. Tamiaki l’invita à revenir vers ellui et le prit dans ses bras.

– Son esprit est encore jeune, mais avec une bonne éducation il deviendra adulte en un rien de temps, précisa-t-iel, gêné. Kshwoja n’a que cinq cycles, c’est peu pour son espèce, mais c’est le stade que nous attendions pour commencer à donner naissance à plus d’humains.

– Je suis un grand ! protesta l’enfant en s’agitant.

– Vous voulez en faire d’autres ?! Combien ?

– Ouais !! Iels vont en faire plein des comme moi et j’aurai plein de copains pour jouer iels ont dit ! se réjouit le petit.

– Eh bien, cela fait partie des nombreuses choses dont je voulais discuter avec toi. En privé et entre adultes, précisa Tamia. Ce petit bonhomme n’a pas à savoir tous les détails compliqués.

– Oh, mais non ! Je veux rester avec vous ! grogna Kshwoja, déçu.

Tamiaki ignora ses protestations et le remit par terre.

– Si tu es sage, Thoujou te chantera une chanson pour dormir ce soir, concéda-t-iel en me faisant un clin d’œil.

« Quoi ?! Je n’ai pas dit oui à ça ! » pensai-je, contrarié.

– C’est vrai ? Trop bien !

J’étais sur le point de confronter Tamiaki, mais la mine réjouie de l’enfant et ses yeux tout brillants me ravisèrent.

– Thoujou, poursuivit-iel sur un ton plus sérieux, je sais que ça fait une éternité qu’on ne s’était pas vus et qu’on n’avait pas discuté. Donc c’est un peu délicat pour moi de te demander ça, mais… on fait une fête ce soir pour l’anniversaire de Kshwoja. Comme il a cinq cycles, ça signifie que nous allons pouvoir poursuivre nos projets et… on avait pensé que peut-être tu voudrais en faire partie… Je sais que tu ne voulais plus entendre parler de nous, mais ça nous rend tristes de savoir que tu es tout seul dans la forêt alors que nous sommes tous ensemble à faire la fête. On voulait te présenter le petit aussi, parce que ce projet est important pour nous. Mais également parce que tu avais le droit de savoir qu’il existait à présent et que d’autres allaient bientôt arriver… Cependant, nous comprendrions si tu ne voulais pas venir et tu n’aurais aucune justification à nous donner…

Quand est-ce que Tamiaki avait tant changé ? Quand est-ce qu’iel était devenu si aimable et considérant ? À présent que je l’observais, j’avais l’impression de ne plus avoir la même personne en face de moi. Iel n’avait plus sa frange si dérangeante, on pouvait parfaitement voir ses yeux et je ne décelais rien de malicieux en elleux… Et son sourire avait l’air plus sincère qu’autrefois. Comme si toute sa vie jusqu’à maintenant iel avait dû faire semblant et qu’enfin iel souriait pour de vrai. Qu’enfin iel était heureux.

Honnêtement, il y avait quelques cycles encore j’aurais été dégoutté par un tel comportement et j’avais encore du mal à le supporter… car je pensais que les jeunes n’avaient pas le droit au bonheur auquel iels aspiraient en raison de leurs crimes envers leurs aînés, envers moi, envers Mœ… Mais, avec le temps, si j’avais bien réalisé quelque chose, c’était que nous étions tous coupables de divers faits et que cela n’entamait pas nos aspirations pour autant.

J’avais du mal à l’admettre, mais… leur seule motivation, aussi égoïste soit-elle, avait été d’atteindre le bonheur, ce que je pouvais comprendre. Même l’acte de vengeance avait eu pour but de les libérer d’un poids, quand bien même je le condamnais et savais par ailleurs qu’il était vain et que la libération était illusoire… Parfois, certaines personnes butées devaient apprendre par l’expérience… Et quelle expérience, dans notre cas !

Oui, les jeunes avaient commis un terrible crime que rien n’pourrait effacer. Même un noble but n’effaçait pas d’outrageux moyens. En avaient-iels honte, regrettaient-iels ? Je ne le savais pas. Avaient-iels le droit au pardon… ? Je ne le savais pas. Et au bonheur… ? Ça, c’était la plus grande question du lot. N’y avait-il pas des crimes si graves qu’ils vous ôtaient des droits ? Ce droit en faisait-il partie ?

La notion même de droit était à définir. Le bonheur était-il vraiment un droit, ou bien un mérite ? Ou encore autre chose ? L’avait-on d’apparition ou pouvait-on simplement le gagner ou le perdre selon nos actes ? En fait… le bonheur pouvait-il même être défini tant était-il abstrait et subjectif ?! J’allais devoir y réfléchir plus posément pour pouvoir trouver une réponse.

Dans l’immédiat, étais-je capable de partager mon existence avec de telles personnes ?

Oui, sans doute. Je l’avais déjà fait dans d’autres temps avec d’autres personnes. Je devais être capable de résister une nouvelle fois. Et peut-être qu’ainsi j’eusse obtenu des réponses quant à savoir si la disparition de mes amis avait été vaine.

– Je vais venir, Tamia. Mais je ne veux pas être au cœur de la fête, OK ? répondis-je enfin. Je veux une nuit tranquille, une entrée discrète. Je ne suis pas encore prêt à me confronter à une foule…

Tamiaki sourit et Kshwoja explosa de joie.

– Bien sûr, je te promets de faire de mon mieux !

~

Malgré mon « problème d’odeur », Kshwoja me tint par la main pendant tout le trajet. C’était étrange d’avoir une si petite main dans la mienne. La sensation était bien différente d’avec un sathœ, la chaleur qui s’en dégageait paraissait plus… naturelle. C’était logique puisqu’il s’agissait d’un animal. La chaleur ou la froideur de notre peau à nous étaient totalement artificielles. En effet, notre métabolisme ne produisait ni l’une ni l’autre, nous pouvions contrôler notre température si nous le souhaitions en fonction de ce que l’on voulait déclencher comme résultat au contact. Par exemple, une fois, Kawoutsè avait fait fondre de la glace en se réchauffant… En revanche, nous ne contrôlions pas l’influence des températures extérieures sur nos cellules sensorielles. D’où l’utilisation de vêtements. Le fait que cet être vivant ait la main tiède était le signe qu’il était en bonne santé. Si elle avait été froide ou chaude, je me serais inquiété.

J’admirais Tamiaki et ses collaborateurs pour cette prouesse d’équilibre. Ce corps devait être une machinerie très complexe par rapport à nous.

Pendant tout le trajet, Kshwoja me décrivit comment c’était de vivre avec les sathœs près de l’Arbre-Père. Il me parla de ses jouets un à un, m’expliqua qui les lui avait confectionnés et quand les lui avaient-iels donnés. Il me parla particulièrement de deux personnes qu’il aimait beaucoup et qu’il appelait toutes les deux « baba ». Enfin, il me raconta comment une fois il avait voulu adopter un bébé renard blessé, mais que Tamia lui avait expliqué qu’il fallait le nourrir de viande fraîche et que ça l’avait dégoûté.

Il semblait tout content de m’avoir finalement rencontré, parce que « à la maison » tout le monde ne parlait que de Mœ et de moi, comme si nous étions des sortes de sages en exil volontaire ou je ne savais quoi… Il me demanda d’ailleurs où iel était parce qu’il espérait pouvoir avoir deux nouveaux amis d’un seul coup. Je n’eus pas le courage de lui annoncer que c’était déjà trop tard, alors je lui dis qu’iel était parti en voyage et qu’iel reviendrait bientôt, même si ça me fit mal au cœur. Je sentis Tamiaki tressaillir quand je mentis. Apparemment, iel était parfaitement au courant, mais ne lui avait rien dit. L’avait-iel seulement dit à qui que ce soit ?

De fait, iel ne pouvait s’empêcher de jeter un œil en arrière toutes les minutes. De quoi avait-iel peur ? Le chemin était tout tracé, que pouvions-nous bien faire à part le suivre ?

Nous arrivâmes à l’Arbre-Père quelques heures après, au coucher du soleil. Nous n’étions pas encore dans la ville à proprement parler, mais l’atmosphère du lieu était déjà féerique. Près du massif roi de la forêt, il n’y avait que de petits spécimens d’arbres généralement peu gourmands en soleil, car sa ramure ombrait le sol tout autour de lui. Des feuilles de forme palmatifide de la taille d’un membre commençaient à orner ses énormes branches. Pour éclairer le chemin, il y avait une rangée de poteaux gravés et creusés contenant de petites Feux Bleus de chaque côté. Au bout, l’entrée était marquée par une arche formée de deux arbres fleuris entrelacés. Pour l’occasion ils avaient été décorés de guirlandes de petits triangles en tissu rouge.

Les effluves de la fête nous atteignaient déjà quand nous nous éloignâmes du chemin pour que je puisse rester hors de vue. Là, Tamiaki expliqua la marche à suivre à Kshwoja. Iel insista bien sur les raisons qui le poussaient à mentir aux autres, et lui assura qu’il serait récompensé s’il faisait ce qu’iel disait. Puis iels me laissèrent là.

De derrière les fourrés, je pouvais entendre des éclats de voix et de la musique. Les jeunes n’avaient donc pas abandonné cette forme d’art. Iels avaient encore une once de bon goût, pensai-je. Cela faisait si longtemps que je n’avais pas joué ni chanté… Je n’y avais plus eu cœur depuis un bon moment. Autrefois, la musique fut pour moi une manière de m’exprimer tout en faisant plaisir aux autres. Mais, non seulement j’avais perdu mon instrument pendant le Grand Bannissement, mais je n’avais plus personne à qui faire plaisir. Seulement… Kshwoja s’attendait à ce que je lui chante quelque chose avant d’aller au lit. C’était un animal, il devait dormir plusieurs heures chaque jour, j’imaginais. Mais chanter avant de dormir ? À quoi cela aurait servi, exactement ?

Maintenant que j’y songeais, c’était intéressant de fêter l’apparition – enfin, la « naissance » – de quelqu’un et j’avais… plutôt hâte de voir en quoi cela consistait.

Tamiaki revint vers moi au bout de vingt minutes avec un sac rempli de vêtements. Iel avait visiblement pris le temps de se changer ellui-même.

– Tiens, j’ai pu te subtiliser tout ce qu’il faut. Bon, sauf les chaussures…

Je le remerciai et troquai mes vêtements au style de l’après-Révolution contre une robe de cérémonie blanche brodée de motifs bleu ciel, une ceinture de cuir claire et une longue cape en fibres végétales. Je gardai sur moi le sac contenant mon ancienne tenue à laquelle je tenais trop. J’enfonçai bien la capuche sur ma tête.

– Les autres étaient déçus quand je leur ai dit que je n’avais pas réussi à te ramener, fit remarquer Tamiaki.

– Tant pis pour elleux, grommelai-je.

– Au moins tu es là, ça me fait plaisir.

Iel posa sa main sur mon épaule et me sourit. Je me dégageai d’un geste nerveux.

– Tu vas trop loin, Tamiaki, l’avertis-je. N’oublie pas ce que tu m’as fait et garde tes distances. Je suis venu par devoir et pour le petit, pas pour te faire plaisir.

– Oui, bien sûr… désolé.

Iel parut réellement blessé. Mais je n’en avais pas grand-chose à faire.

– Je… Je t’ai aussi emmené ça, si tu veux.

Iel sortit une petite flasque en terre de sa poche et me la tendit. Elle semblait contenir de l’essence de lavande. Je m’en appliquai une dose raisonnable sur le cou et dans le creux des coudes et la lui rendit en silence. J’avais bien assez dit merci pour tout un cycle !

– Allons-y. Nous avons rendez-vous sur la place principale Sud…

Nous passâmes l’arche fleurie et tout un nouvel univers d’odeurs et de couleurs s’offrit à moi. De tous côtés, on trouvait des fleurs rares préférant l’ombre à la lumière plantées dans le sol, dans de vieilles souches ou sur les toitures, des puits de senteurs qui s’élevaient sous forme de vapeur d’eau depuis des petits bols de pierre grise et des guirlandes de feuillage verdoyantes.

La ville était agencée autour des racines gigantesques de l’Arbre-Père qui en formaient les rues et culs-de-sac. Les maisonnettes étaient de bois et de tissu, chauffées au Feu Bleu et décorées de motifs colorés. Elles reposaient contre l’arbre et s’adaptaient aux formes de l’environnement, ressemblant à de gros champignons. Il était difficile de voir à l’intérieur tant il y avait de verdure sur les murs. Au sol, il n’y avait pas de canaux à eau ni de chemin pavé. La terre était laissée au naturel et l’herbe y prospérait.

Des pavillons sortaient parfois des retardataires ayant eu besoin de plus de temps pour s’apprêter et qui passaient en trottinant devant nous, saluant Tamia d’un geste de la main.

J’avais peur. Malgré mon déguisement, je craignais qu’on me trouve suspicieux et qu’on me démadémasque… Pire : j’avais peur d’être tombé dans un piège. Que se fût-il produit si, en réalité, cette fête n’avait rien à voir avec l’enfant et qu’on l’avait organisée pour ma disparition ? C’était déjà arrivé une fois par ma faute, pourquoi pas deux ?

La raison me disait bien que ce raisonnement était absurde, qu’il n’y avait plus assez de Pierre Noire en stock et que les piliers s’étaient écroulés, mais c’était malgré moi. Quand je vis le dos des sathœs du dernier rang de la foule, je commençai à paniquer. Par réflexe, je m’accrochai au bras de Tamiaki qui sursauta de surprise. Compréhensif, iel me permit de m’accrocher à ellui.

– Respire. Tout va bien… me chuchota-t-iel.

– La ferme, maugréai-je en m’éloignant. Je n’ai pas besoin de toi.

– Très bien… Je vais présider la cérémonie, je te laisse.

Tamiaki traversa l’assemblée jusqu’à un promontoire au centre, juste devant l’immense feu qui crépitait farouchement dans son socle. La musique se calma et tout le monde se tourna vers ellui.

– Bonsoir à tous ! Merci de vous êtes rassemblés pour ce jour si unique ! Comme vous le savez, aujourd’hui est l’anniversaire des cinq cycles de notre cher petit Kshwoja ! Nous y sommes enfin parvenus, le terme choisi a été atteint et vous serez ravis d’apprendre que l’enfant est en parfaite condition physique et mentale !

La foule était extatique, criait, sifflait et se bousculait avec des exclamations de joie.

– Merci infiniment à ses parents pour leur volontariat et leur bravoure.

Deux personnes au premier rang s’inclinèrent légèrement. Kshwoja était avec elles et s’accrochait à leurs vêtements. Ce devait être les « babas » dont il m’avait tant parlé.

– J’aimerais bien entendu aussi remercier tous celleux qui nous ont aidés, et malheureusement quittés pour certains, dans cette quête. Iels ont dû sacrifier leur longévité et leur corps. Sans leur tragique disparition, nous n’aurions jamais pu parvenir jusque-là. Je pense également à tous ces tests infructueux, qui pour certains avaient bien atteint l’état de pleine conscience, et qui ne sont pas parvenus à survivre au terme. Pour elleux, s’il vous plaît, rendons un hommage.

Les sathœs fermèrent les yeux et joignirent leurs mains pour former d’immenses cercles concentriques. Puis le chœur entonna une mélodie lancinante, à l’image des chants de deuil des insurgés. Ça aussi, ils le leur avaient volé…

Le silence retomba tel un léger voile blanc et les esprits de celleux qui avaient pleuré leur perte semblèrent apaisés.

– À présent que le processus a été perfectionné, l’opportunité de procréer nous est offerte à tous. Alors n’hésitez pas à trouver votre partenaire et à proposer votre candidature pour la migration dès demain ! Grâce au projet « humanité », nous allons enfin pouvoir accomplir notre destinée et nous retirer en paix. Réjouissons-nous, profitons de cette soirée !

Des cris de joie s’élevèrent de la foule. Le petit fut invité à rejoindre Tamiaki sur la scène. Il avait l’air tout excité et pas du tout nerveux.

– Enfin, intéressons-nous au principal sujet de cette cérémonie. Kshwoja, tu as aujourd’hui cinq cycles. Né de l’union de Sèñou et de Wastwo, tu es le premier humain à atteindre l’âge de vie. Tu es un enfant sage, curieux, et plein de vitalité. Pour ces faits et pour ton entrée dans la communauté, Kshwoja, nous te félicitons.

Tamiaki déposa une couronne de fleurs bleues sur la tête du petit garçon agenouillé devant ellui. Tout fier, Kshwoja leva ses deux mains vers l’assemblée qui rit et claqua des doigts.

Pendant le discours, j’avais fait le tour de la petite place et avais observé l’architecture des maisons et leur disposition. Quelques personnes s’étaient tournées vers moi et avaient chuchoté entre elles. Je n’avais pas aimé cela et m’étais déplacé chaque fois que cela était arrivé. Cependant, au bout d’un moment, alors que la musique recommençait à s’élever, deux d’entre elles s’osèrent à m’approcher :

– Dites… commença cellui de gauche. Vous êtes… ?

Je ne lui laissai pas le temps de finir et tournai les talons. Mais l’autre me rattrapa par le bras et ma capuche glissa sur mes épaules.

– Je le savais ! Je savais que c’était vous ! s’écria-t-iel toute contente.

Quelques têtes se tournèrent dans la foule.

– Lâche-moi ! ordonnai-je en me couvrant.

Alarmées par le chahut, d’autres personnes se détournèrent de l’action principale. J’étais découvert ! Les chuchotis devinrent des cris d’exclamation et, bien vite, je fus propulsé par une marée de mains jusqu’au premier rang.

– maître Thoujou, vous êtes revenu ! s’exclamèrent-iels.

Tamiaki tenta de calmer le jeu, mais la masse était trop excitée par la nouvelle. Kshwoja ne sembla pas comprendre la situation et frappa joyeusement dans ses mains en me tournant autour, comme une sorte de danse. Les gens s’avancèrent pour me toucher, me saluer, me parler… Trop de contacts, trop de bruit, trop de visages ! Par flashs, je revis chacune de ces personnes le jour du Grand Bannissement, je vis le sang sur leurs visages, les armes dans leurs mains et j’explosai.

– Ne me touchez pas, sales traîtres ! hurlai-je en les repoussant violemment avec un jet d’air.

Les jeunes, Tamiaki et Kshwoja furent projetés à terre. Je courus au travers de l’assemblée en agressant tous celleux qui me barraient la route. Je courus loin. Le plus loin possible des cris, du sang et de l’horreur en me bouchant les oreilles de toutes mes forces.

Je me réfugiai au creux de l’embranchement de deux des gigantesques racines et me pris la tête entre les mains.

« Faites que ça s’arrête ! »

Joukwo… Mœ… Kajiki… Kawoutsè… Les noms et les visages défilèrent sans pitié dans mon esprit blessé. Encore et encore.

Une main se posa sur ma tête et la vision se brisa.

– Monestre ? s’enquit une petite voix.

Je sortis brusquement la tête de mes bras. Le visage rondelet de Kshwoja m’apparut. Il était tout maculé de larmes qu’il tentait de cacher.

– Vous êtes en colère ? J’ai fait quelque chose de mal ?

Spontanément, je démentis :

– Non ! Non, tu n’as rien fait de mal.

– J’ai cru que vous alliez repartir dans la forêt alors ça m’a rendu triste.

– Non, Kshwoja, ne t’inquiète pas. Je ne vais pas repartir. C’est juste que… il y avait un peu trop de monde pour moi, c’est tout.

Kshwoja grimpa et s’assit sur la racine derrière moi. Elle était haute et j’avais un peu peur qu’il tombe, alors je le surveillai du coin de l’œil.

Je ne savais pas depuis combien de temps j’étais parti, mais on pouvait entendre la musique et voir la lumière du grand feu jusque-là. La fête battait son plein.

– Pourquoi n’es-tu pas avec les autres ? demandai-je.

Il frotta ses petits yeux fatigués et bailla.

– C’est parce que c’est l’heure du dodo…

« Le quoi ? »

– Ah… et tu dois rentrer à la maison ? Sais-tu où tu habites ?

– Oui, bien sûr. C’est juste là !

Il montra du doigt une jolie petite battisse au bout de l’allée. La maison était la dernière au fond de l’entrelacement des racines et l’entrée était éclairée par une lanterne rougeoyante. Par hasard, je m’étais dirigé vers chez lui…

– Comme je suis un grand maintenant, baba m’a dit de rentrer tout seul.

– Super. Alors allons-y, je t’accompagne, annonçai-je en me levant.

Il n’y avait objectivement aucune nécessité à ce que je le fasse. J’en avais simplement envie.

– Tu me portes ? quémanda-t-il, malicieux.

– Ahah, OK, craquai-je.

Sa maison était humble. Elle était petite, d’abord, et basse de plafond. Il n’y avait qu’une seule pièce au centre de laquelle, dans un foyer protégé, brûlait une flamme bleue. Il y faisait une bonne température pour la saison.

La porte grinça quand je la refermai du pied. Il y avait des étoffes qui pendaient çà et là, délimitant virtuellement différentes parties. Il y avait le côté vêtements, où trônaient une bassine d’eau claire et différents bijoux. Il y avait celui de la communauté, qui possédait une table couverte d’objets, deux chaises et un tabouret. Celui de la culture contenait une étagère couverte de livres plus ou moins bien reliés et entretenus. Enfin, il y avait le coin alloué à Kshwoja, c’était le plus merveilleux.

Il possédait un petit lit couvert de tissus chauds dont la tête était gravée de diverses représentations du monde animal. Sur des étagères accrochées au mur, il y avait de petites figurines sculptées dans du bois et peintes avec attention à la main. Certaines avaient l’air d’avoir été faites par Kshwoja lui-même. Attaché à une poutre, il y avait un mobile scintillant qui tournait lentement.

Le temps du trajet avait suffi pour que Kshwoja commence à somnoler sur mon épaule. J’évitai de marcher sur les différents objets étalés par terre et le déposai sur sa couchette. Le petit ôta ses chaussures et son manteau et se glissa sous la couverture. Je pris le tabouret près de la table et m’assis devant le lit. Kshwoja serra contre lui une espèce de grossière représentation de lapin en tissu dont un des yeux semblait prêt à se décrocher. L’objet avait l’air particulièrement sale et malodorant…

– Alors, tu commences ?

Apparemment, je n’allais pas échapper à la promesse que Tamiaki avait faite à ma place…

– Euh, d’accord… Tu veux quoi comme chanson ?

– Je sais pas ! Une berceuse, quoi !

Qu’est-ce que c’était, « une berceuse » ? Je me creusai la tête pour essayer de trouver un air calme et adapté pour un jeune esprit. Quelque chose de poétique… Correspondant à ces critères, je ne voyais qu’un seul poème, mais à l’origine il n’était pas fait pour être chanté.

– Si tu veux, y a mon instrument là, proposa-t-il. Tu sais jouer ? Moi oui, j’adore jouer !

Sur une espèce de socle, il y avait un petit instrument primitif taillé dans une qualité de bois peu adaptée à cet usage. Les cordes étaient bizarrement nouées sur la tête… Mais j’imaginai que ça pouvait faire l’affaire. Je me saisis de l’instrument et commençai à l’accorder. Les mécaniques étaient très raides et grincèrent à chaque mouvement.

– T’en prends soin, hein ! prévint Kshwoja.

Je grattai quelques accords. Je n’avais pas perdu la main apparemment. Je marmonnai quelques vers du poème pour essayer de les caler sur un rythme… Mais finalement la mélodie me vint toute seule :

Sable fin,

Air marin,

Bleu azur,

Sans mesure.

Praires et coques à foison.

Mer sauvage des longs rivages.

Dunes de sable à l’horizon.

L’écume perle, sur l’eau déferle.

Nature libre

En équilibre,

Vie réelle

Au naturel.

Vent marin dans tes cheveux.

Parfum iodé s’est propagé.

Terre meuble et sol argileux :

Bases fertiles pour une idylle.

Vie d’été,

Soleil couché,

Odeur saline,

Lumière divine.

Quand je sortis de ma transe artistique, mes yeux étaient humides et Kshwoja dormait. Cela faisait longtemps que je n’avais pas ressenti de telles émotions et je constatai avec soulagement que la passion de la musique avait continué de m’habiter.

Je reposai l’instrument avec délicatesse et sortit de la maison sur la pointe des pieds. Dehors, Tamiaki m’attendait assis sur une branche.

– Kshwoja dort ? s’enquit-iel.

– Oui. Mais pourquoi est-ce que tu lui as promis que je lui chanterais quelque chose sans me demander mon avis ?! râlai-je par principe.

– Ah, euh, désolé… C’est que le petit est très difficile à endormir, surtout quand il est excité. Et là il avait tellement de raisons de l’être…

– Comment ça il est difficile à endormir ?

Iel haussa les épaules et soupira.

– Thoujou, les enfants humains ne sont pas comme les animaux ou les sathœs. Il y a plein de choses que l’on pense naturelles et qu’il faut pourtant leur apprendre. Par exemple, il faut leur apprendre à manger. Les humains au stade juvénile ont l’instinct de chercher le sein de leur génitrice et pleurent s’ils ont faim. Mais ça s’arrête là, malheureusement…

– OK, j’ai compris. C’est parti pour une nouvelle séance d’explications, alors ?

– Seulement si tu le désires…

– À vrai dire, j’ai l’intention de rester. Donc j’aimerais des précisions sur tout ce que vous avez fait en mon absence. Notamment à propos de ce que tu as dit dans ton discours.

Tamiaki ne put cacher son sourire à l’annonce de cette décision, mais iel parvint tout de même à éviter de m’imposer un contact physique.

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