Souvenir trente-huitième ~ Troisième ère, ma tâche
Cette nuit-là, nous profitâmes de l’attroupement des jeunes sur la place principale pour faire le tour de la ville. Tamiaki me présenta les différentes infrastructures qu’iels avaient créées pour s’occuper des enfants humains, loger les adultes ou encore leur permettre de vivre en autonomie après leur « départ ». Puis iel m’expliqua la totalité du processus de procréation et iel le fit avec une précision et une concision inégalées pour ellui. Certains détails restèrent trop complexes pour moi, alors je lui demandai de les éluder.
Iel me raconta qu’avant même le Grand Bannissement, les jeunes avaient déjà songé à créer les humains, car iels pensaient que ce qui manquait à leurs vies, ce qui pourrait leur donner du sens, serait d’offrir ces terres à une nouvelle génération d’êtres pensants capables d’y vivre, de les transformer et de les faire prospérer. Iels voulaient en quelque sorte marcher dans les pas de nos parents.
Pour justifier ce choix, Tamiaki avança qu’iels pensaient que l’habitabilisation n’était pas utile pour nous, car nous pouvions survivre dans tout type d’environnement, ne disparaissions pas naturellement, n’avions pas besoin de boire, de dormir, de manger… Et que donc, inconsciemment, cet objectif primaire que les Dix avait choisi nous avait menés vers cette fin, qui était celle de créer l’humanité. Les humains étaient destinés à être des animaux bien supérieurs à la moyenne : intelligents, forts et surtout dotés de conscience, comme nous. Ainsi donc ils posséderaient une personnalité, des sentiments, des désirs et même le Ji.
À la différence que les humains pourraient se reproduire, et donc perpétuer leur patrimoine, alors que celui des sathœs se perdait dans la disparition définitive. Enfin, les humains étaient mortels. Leur esprit disparaissait avec elleux et leur corps retournait à la nature. Il n’y avait ni réapparition, ni réincarnation comme pour les animaux dont l’esprit était vidé de souvenirs et réutilisé à la naissance d’un nouvel individu.
Je trouvais cela absurde. Tamiaki pensait que nous étions « destinés » à donner vie à une nouvelle génération, comme nos parents. Mais cela n’avait tout simplement aucun sens, c’était une justification stupide. Je détestais le principe du destin qui fut de nous ôter tout choix ou toute responsabilité de nos actes en raison d’un schéma qui serait plus grand que nous et que nous ne pourrions comprendre…
Nos parents étaient bien différents de nous, ni inférieurs ni supérieurs. Mais il fallait reconnaître que nous étions moins puissants. Nous n’étions pas capables de comprendre et encore moins de reproduire le cycle, nous ne pouvions créer d’êtres vivants éternels. C’était, selon moi, la véritable raison qui avait contraint les jeunes à créer la mortalité. Mais cela restait tout de même très questionnable moralement. Ces pauvres créatures étaient conscientes et intelligentes, elles pouvaient comprendre qu’elles étaient vouées à mourir. Et comment supporteraient-elles ce choc alors que moi-même je n’y étais pas préparé ? Je ne supportais qu’à peine l’idée de ne pas revoir mes proches, alors comment eussent fait les humains ?
Si les jeunes avaient été capables de morale, iels ne leur auraient pas donné la vie ou l’intelligence. L’amour qu’iels donnaient à Kshwoja n’était qu’une technique pour compenser – ou bien masquer – le fait qu’il soit fragile et temporaire… Ces créatures étaient misérables et je les avais en pitié avant même leur naissance.
Mais l’ineptie ne s’arrêtait pas ici : la disparition de le Kwo lors du Grand Bannissement les avait pris de court et avait chamboulé leurs plans. Iels avaient dû mettre en place un nouveau processus de procréation en trouvant une source de Kwo suffisamment grande. D’abord, iels s’étaient installés près de l’Arbre-Père en raison de la forte énergie qui y régnait. Ensuite, iels avaient commencé les expérimentations sur leurs propres corps… Ça, les jeunes n’en avaient pas peur ni honte. En effet, c’était ce qu’iels avaient fait pour trouver un moyen de faire disparaître définitivement nos aînés, et cela avait déjà coûté l’éternité de plusieurs d’entre elleux. Les jeunes n’avaient pas peur de la disparition et cette expérience ne leur avait pas servi de leçon. Iels s’étaient choisi cet objectif en toute connaissance de cause, de leur plein gré et, au bout de plusieurs cycles, iels étaient parvenus à créer un spécimen viable : Kshwoja.
Les sacrifices furent lourds, très lourds pour en arriver là. Un quart déjà de leur communauté avait été rayé de la liste. C’était à ces « braves » sathœs qu’iels avaient rendu hommage durant la cérémonie. Braves ou stupides, et fous, pensais-je. Nos vies valaient-elles si peu dans le regard de Tamiaki ?
Dans la version finale du processus, deux personnes devaient extraire la moitié de leur Kwo et Thœ internes et habilement les mêler pour donner naissance à un embryon viable. Le but d’une telle manœuvre était de permettre à l’enfant humain de posséder une partie des caractéristiques parentales et, ainsi, une partie de leur pouvoir de sathœs. Le Ji, pour ainsi dire.
La répercussion négative fut que les parents eurent abandonné leur éternité. C’est-à-dire qu’iels perdraient peu à peu leurs souvenirs et leur vitalité, et disparaitraient définitivement au bout de quelques cycles…
Je trouvais cela scandaleux. Avoir sacrifié tant de vies pour aboutir à la naissance de Kshwoja était une chose, mais considérer que le processus avait été perfectionné alors que les deux parents en disparaissaient ?! C’était honteux.
Mais Tamiaki ne semblait pas le réaliser. Iel avait accepté si facilement la notion de finalité dans notre existence d’éternels que je ne sus pas si je devais le mépriser ou l’admirer pour cela. Iel considérait que, loin d’être un problème, cet « effet secondaire » était en fait dans l’ordre des choses. Iel alla même jusqu’à dire que cela complétait le schéma, car nous allions pouvoir rejoindre Kwo et Thœ dans la disparition éternelle…
Je ne fis pas de commentaire quant à l’extraordinaire naïveté ou espérance qu’il fallait avoir pour croire que les disparus se réunissaient après leur départ de ce monde… Peut-être que ce fut ce faible filin qui leur permit de poursuivre sur leur lancée et de ne pas tomber dans la folie en réalisant ce qui les attendait… Ou peut-être avaient-iels raison. Après tout, qui étais-je pour détenir la vérité sur une phase de l’existence – ou de la non-existence – que je n’avais pas encore atteinte ?
Enfin… Le fait fut que Tamiaki soutenait que la finitude était une motivation supplémentaire à l’acte. Ce que je pouvais comprendre – moi qui avais si ardemment désiré mettre fin à mon existence – mais qu’en même temps je n’acceptais pas.
S’iels avaient poussé le concept jusqu’au bout, iels auraient décidé de rester auprès de leurs créations pour les guider, les aimer… Comme Kwo et Thœ l’avaient si longtemps fait pour nous. Alors que dans leur plan actuel, iels comptaient tous disparaître à terme…
Abandonner ces créatures à leur sort était une chose cruelle et insensée. S’iels devaient les créer à tout prix, iels avaient la responsabilité de les guider vers le droit chemin, loin de celui du Conseil, de ses déboires et de son tragique destin, loin du désir de vengeance qui nous avait menéxs au Grand Bannissement… Iels auraient dû leur indiquer le chemin de la paix et de la prospérité ! Or, iels en étaient – nous en étions – selon moi incapables. Nous étions seulement capables des pires atrocités entre nous… Comment pourrions-nous protéger nos piteuses progénitures avec une mentalité pareille… ?
Mais Tamiaki m’assura que ce n’était absolument pas leur intention, au contraire. Iel m’expliqua que les cinq cycles de Kshwoja marquaient le passage à l’étape suivante qui était de faire migrer des colonies de sathœs aux quatre coins de la Terre des Dieux, afin d’y donner naissance à des communautés d’humains. Ainsi, les individus auraient des caractéristiques natalement adaptées à leur milieu de vie. Par exemple, le corps de Kshwoja était adapté à la vie dans la forêt.
Chaque micro-communauté aurait droit à son instructeur personnel dont le rôle serait d’éduquer les jeunes enfants humains jusqu’à l’âge de maturité de dix cycles. C’était l’âge estimé auquel un humain avec une bonne éducation serait capable de se débrouiller seul dans la nature, bien que son éducation secondaire se poursuiverait grâce au contact social.
Après la première génération, les humains adultes seraient chargés de se reproduire et d’éduquer leurs propres enfants. Enfin, une fois que toutes ces communautés eurent atteint une taille convenable, les sathœs auraient entièrement disparu…
– Enfin, conclut Tamiaki tandis que nous étions assis sur une haute branche pour observer l’extinction de la fête, ce que tu dois savoir, c’est que nous comptons léguer diverses connaissances essentielles aux humains pour assurer leur survie. Ce qui implique la désignation d’instructeurs parmi nous qui devront rester à leurs côtés un certain temps… Et nous aurions aimé te faire cette proposition de tâche pour la présente ville, Thoujou.
J’eus du mal à intégrer l’information avec calme et sérénité.
– Quoi…?!
– Nous pensons que ta personnalité pourrait convenir… Et que tu aimerais avoir le choix de procréer ou non, ce que ce poste permet. Par contre, je me dois d’être honnête avec toi : ce ne sera pas de tout repos ! Nous ignorons encore beaucoup de choses sur le fonctionnement de leur esprit, donc il faudra apprendre avec le temps, innover, découvrir par toi-même la meilleure méthode, et cætera. Sache également que tu auras la liberté pédagogique ! Outre quelques lignes directrices, tu pourras leur enseigner ce que tu souhaites. La musique par exemple, si ça te fait plaisir. Ce qui compte c’est qu’ils soient capables à terme de vivre en autonomie.
– Vous aviez tout prévu, hein… Vous aviez prévu que je serais seul à la fin et vous étiez convaincus que j’allais revenir, c’était même dans vos plans depuis le début… Comment osez-vous m’intégrer à votre société sans mon consentement… Comment osez-vous me donner une place dans votre objectif ridicule ? le fustigeai-je.
– Thoujou, calme-toi… Ce n’était pas du tout notre intention de te forcer la main…
– Non. Non, ça l’était, protestai-je en me relevant. Vous avez même été jusqu’à essayer de m’attirer avec cet enfant.
Je commençai à redescendre de la branche.
– Vous l’avez utilisé comme appât, c’est dégueulasse.
Tamiaki me suivit à bonne distance.
– Déjà, vous m’imposez votre but absurde ! m’énervai-je. Alors que moi aussi j’habite dans ce monde. Il se passera quoi si je ne suis pas d’accord pour être envahi d’humains, hein ?! Moi je ne compte pas procréer, alors quoi ? Je dois me taire et accepter leur existence ?!
Ah… Non, ce n’était pas ce que j’avais voulu dire. Cette mentalité, c’était exactement celle que les Dix avaient adoptée quand iels avaient dû accueillir une nouvelle génération de sathœs…
Non. Je chassai cette pensée de la main. Ce n’était pas pareil.
– Désolé que tu ressentes les choses ainsi, Thoujou, s’excusa-t-iel en se tordant les mains. Qu’est-ce que je pourrais faire pour t’aider ?
J’explosai. J’attrapai Tamiaki par la gorge et la serrai de toutes mes forces.
– Toi ?! Toi, tu ne peux rien faire, Tamiaki ! lui hurlai-je au visage. Devrais-je te rappeler encore une fois que c’est de ta faute si je suis dans cet état ?! Alors de quel droit exiges-tu quoi que ce soit de ma part à présent ?!
Je le projetai en arrière, Tamiaki trébucha contre une souche et s’étala dans l’herbe humide.
– C’est de ta faute si le Kwo ambiant a disparu et que vous êtes incapables de créer la vie sans donner la vôtre. C’est donc de ta faute si tous ces gens ont disparu ! C’étaient les tiens et tu les as sacrifiés. Tu n’as aucune considération pour la vie d’autrui, ni aucune sensibilité. Tu es égoïste, menteur, hypocrite et calculateur, et pour finir, tu n’as aucune morale ! À ta place j’aurais honte, tellement honte que je voudrais en disparaître !
Tout était sorti d’une traite. J’avais attendu si longtemps de pouvoir lui dire ça, et ô Thœ que ça faisait du bien ! En revanche, je n’avais pas envisagé les effets d’une telle profusion d’insultes.
Des sathœs qui s’étaient retirés dans leur demeure nous observaient à travers leurs portes entrouvertes, mais personne n’osa approcher. Personne, encore, ne vint l’assister ou le défendre.
Tamiaki était prostré à mes pieds, les yeux embués. Iel voulut parler et les larmes débordèrent, le réduisant au silence. Je ne m’attendais pas à cette réaction, mais je n’en fus que plus dégoutté. Ce n’était que maintenant qu’iel se rendait compte de ce qu’iel avait fait, de ce qu’iel était devenu ? Qu’à présent qu’iel regrettait ? À quoi bon, il était bien trop tard !
– Je-… Je sais que tout est de ma faute. Et je sais aussi que je suis irrécupérable, mais je t’assure que je fais de mon mieux… J’ai essayé de changer…
– Que des mots creux ! grognai-je.
– Oui, c’est vrai, admit-iel. Tu n’as aucun moyen de savoir si je mens ou pas, puisque j’ai passé mon existence à le faire…
Iel étira ses lèvres en un sourire tremblant à travers ses larmes.
– Ma personne entière est fausse. Je ne suis qu’une misérable pile de défauts qui s’accumulent avec le temps. J’avais trop peur pour y faire face alors j’ai tout fait pour aller de l’avant en me fichant des conséquences. J’ai fui, en fait. C’est ça, c’est ce que je suis : un lâche.
Non. Il était hors de question que je le prenne en pitié. Iel était encore en train d’essayer de me manipuler et je ne devais pas me laisser faire, pas après tout ce qu’iel avait fait. Le bourreau n’était jamais plus misérable que sa victime, car c’était lui qui avait l’ascendant, c’était lui qui avait l’arme. Il n’y avait pas d’hésitation à avoir. Iel était coupable !
Je tournai les talons et me dirigeai vers la sortie de la ville.
– A- Attends… Thoujou… supplia Tamiaki.
Que pouvais-je y faire ? Je n’allais pas rester là à l’écouter m’embuer ni continuer à le frapper. Je valais mieux que ça et iel n’en valait pas la peine.
Mais ses deux mains s’agrippèrent à mon bras.
– Je t’en prie, ne pars pas.
– Lâche-moi, ordonnai-je.
Je me dégageai d’un geste, mais Tamiaki me barra de nouveau la route deux pas plus loin. Iel se prosterna à mes pieds.
– S’il te plaît. Reconsidère notre proposition.
– Pourquoi devrais-je ?
– Ce poste c’est peut-être l’occasion pour toi de découvrir quelque chose, bredouilla-t-iel. Tu n’as pas encore trouvé de but à ta vie, n’est-ce pas ? Quelque chose qui te pousse de l’avant et te donnes envie d’exister un jour de plus ? Alors, si tu enseign-
Je lui collai un bon coup de poing dans les dents en hurlant :
– Comment oses-tu ?! C’est vous qui m’avez ôté ma raison d’être !
Puis je me mis à califourchon sur ellui et le passai à tabac. Iel ne se défendit pas.
– Tu m’as tout pris !
Essoufflé, je surplombais son visage maculé de sang et de larmes. Tamiaki me regardait avec supplication entre ses paupières enflées. Mais je n’éprouvais toujours aucune pitié. Seulement… de la haine. Encore ce sentiment exécrable qui me brûlait la poitrine !
Notre altercation fit dépasser quelques têtes supplémentaires des embrasures des maisons proches. Mais personne ne vint à la rescousse de Tamiaki. Pourquoi ?! Leurs regards étaient sombres, presque haineux. Est-ce qu’iels le détestaient en secret ?
Non ! Pourquoi ?! Je croyais que tout le monde l’aimait et que c’était pour cela qu’iels disaient tous oui à ses plans génocidaires ?!
Malgré toute ma haine envers ellui, Tamiaki existait bel et bien. Malgré tout ce que j’aurais pu lui faire subir en cet instant, ce fait était immuable. Rien ne pourrait les faire revenir, aucun d’entre elleux. Rien ne pourrait calmer ma colère. Rien ne pourrait…
Je n’en pouvais plus.
… C’était vain. Tout ça. La haine, la violence.
Ça suffisait.
J’en avais marre.
Je voulais juste que la douleur s’arrête. Je ne voulais plus être comme ça.
Je serrai les poings et m’avachit sur son corps immobile. Je sentis son faible souffle dans mon cou. Il était irrégulier, iel avait peur. Ses vêtements dégageaient de fortes effluves de lavande. C’était presque irrespirable… Mais c’était ellui, c’était sa façon d’être.
Dans ce corps dont la simple vue provoquait chez moi toutes sortes d’émotions négatives, il y avait un esprit. Celui d’une personne capable de décisions immorales et cruelles. Mais aussi celui d’une personne influençable victime de sa condition qui la condamnait à la faillibilité. À la faiblesse. À la peur.
Dans ce cœur sombre, quelque part, tout au fond, il y avait le sathœ timide et incertain que j’avais rencontré la première fois à Dzwoha. Et ce sathœ attendait qu’on lui donne sa chance de ressurgir. J’avais entendu son cri de désespoir, je ne pouvais y rester insensible.
J’abandonnai alors. J’avais compris. Il n’y avait rien d’autre à faire.
– Je te pardonne, soufflai-je contre sa joue.
Sans oser le regarder, je le libérai de mon poids et m’en allai en direction du tronc de l’Arbre-Père et de la paix.
~
Après Kshwoja, il y en eut bien d’autres. Des dizaines d’enfants humains virent le jour. Ils naissaient dans l’intimité des maisons comme aurait germé une graine oubliée dans la terre, cachée au regard de tous et qui, du jour au lendemain, aurait exhibé une adorable petite feuille verte.
Parfois cela arrivait la nuit, parfois le jour. Après s’être inscrits sur la liste, les parents pouvaient décider du moment idéal. Il leur fallait un calme parfait et un environnement propice. Puis le nouveau-né était emmené dans l’infrastructure commune pour vérifier qu’il soit en parfaite santé pendant les délicats premiers jours. Enfin, iels pouvaient récupérer leur progéniture et la chérir jusqu’à leur dernier souffle. Même après l’avoir vu arriver tant de fois, j’avais encore du mal à m’y faire.
En un instant, les occupants d’une maison disparaissaient et leur existence devenait souvenir. L’enfant hurlait et se débattait dans les bras de celui qui était tristement chargé de l’amener au Foyer. Il comprenait parfaitement ce qu’il se passait et était déchiré par la tristesse. Je trouvais cela ignoble. Faire subir le poids du deuil à des esprits si jeunes…
Mais j’étais encore naïf. Car les enfants étaient bien plus forts que ce à quoi je m’attendais et s’en remettaient. Ils avaient chacun leur propre manière de supporter la douleur, mais ils y parvenaient très bien et quand ils revenaient avec moi en cours, ils souriaient de nouveau.
Tamiaki n’avait pas menti, iel m’avait donné la liberté pédagogique. Je décidai donc qu’il était primordial pour leur survie qu’ils connaissent notre histoire et nos erreurs pour ne pas les répéter. Pour qu’ils intègrent bien tout ce que je leur disais, je divisai les enseignements en plusieurs catégories que j’enseignai à différentes heures de la journée. Un jour sur deux j’enseignai tantôt aux plus de cinq cycles, tantôt aux moins. Ainsi, je m’assurai qu’ils apprenaient des choses adaptées à leurs capacités et à leur sensibilité.
Les enfants étaient très perméables aux idées, ils apprenaient vite, mais échouaient également beaucoup. En grandissant, ils avaient tendances à perdre la notion du danger et à faire n’importe quoi, parfois juste pour voir comment j’eusse réagi. Au début, j’avais été très impatient, car j’avais eu peur de mal faire. Mais avec l’expérience, je pris confiance en moi et m’adaptai très bien au rôle d’enseignant. Je fus connu comme la personne la plus gentille en ville !
Gentille, certes, mais pas laxiste. Je tenais à ce que mes élèves retiennent bien mes leçons et je ne les laissai jamais atteindre l’âge de maturité en ayant des lacunes dans une quelconque discipline que ce fût.
Lorsque la première génération fut achevée, la ville de l’Arbre-Père se para d’une ambiance festive pour chaque jour que Thœ fit. Les enfants grandirent bien et vite. Ils étaient très turbulents et toute cette agitation, toute cette vie, combla le silence de mes journées.
Avant que je n’aie le temps de souffler et de faire le bilan, Kshwoja quitta l’école et devint un adulte. Mais nous gardâmes de bonnes relations. Deux jours par semaine nous passions du temps ensemble. Nous apprîmes l’un de l’autre. Il fut de bonne compagnie alors que je limitais mon contact avec les autres sathœs. Je lui racontai mes aventures – bien plus que ce que j’avais expliqué en cours – et il me confia ses idées pour l’avenir.
Je ne savais pas si Kshwoja me pensait plus éternel que ses malheureux parents, mais je ne voyais pas une once de pitié ou de peur de me perdre dans ses yeux ou sa voix lorsque nous parlions. Et je lui en étais très reconnaissant. Parfois, les enfants me disaient des choses méchantes lorsque je les contrariais. Des choses comme « de toute façon tu vas mourir avant moi ». Bien qu’ils sachent très bien que je n’étais pas de la même espèce qu’elleux et que ce concept ne s’appliquait pas à moi, ils espéraient me blesser en me disant cela.
Kshwoja, lui, ne m’avait jamais rien dit de tel. Il était très reconnaissant aux jeunes pour sa naissance. C’était un humain très actif et optimiste. Il voulait faire de grandes choses avec la chance qui lui avait été donnée. Ce qui me fit penser que les sathœs n’avaient peut-être pas gâché le don des Dieux, finalement. Peut-être que ces créatures n’étaient pas une si mauvaise idée que cela. Peut-être étaient-elles meilleures et furent-elles notre salut…
Sans que je n’aie le temps de m’ennuyer après le départ de mes petits élèves, Kshwoja se trouva une partenaire et ils s’accouplèrent. Je n’avais jamais douté du fait qu’il parvienne à trouver sa moité tant il était aimable, mais cela me fit tout de même bizarre de voir un petit être blond naître de cette union entre deux humains. Bien que ce bébé fut en tous points semblable à un enfant né de deux sathœs, je sentais qu’une toute autre magie avait opéré. L’amour que sa mère lui portait était tout aussi intense que le nôtre, mais prenait des formes bien différentes et surprenantes.
Ainsi naquit la deuxième génération composée d’enfants de parents humains et sathœs. La Terre des Dieux connut une nouvelle ère. Les bambins encore trop jeunes pour aller à l’école couraient de partout, ils apportaient une vague de fraîcheur sur mon humeur. Le petit de Kshwoja et de sa femme Pwœ, nommé Jètou, m’appréciait beaucoup.
Comme ses géniteurs, c’était un être adorable. Il me suivait partout où j’allais, il était très gai et familier avec moi, me prenant par la main et me tirait à droite, à gauche. Il venait souvent taper à la porte de l’infrastructure qui me servait de maison les jours de repos, pour que je lui raconte ce qu’il y avait à l’autre bout du monde. Je n’avais jamais côtoyé ce genre de personne candide et optimiste. C’était l’un des tous premiers enfants du monde, après tout ! Je le choyai de mon mieux, car sa présence illuminait ma vie.
Il m’appelait « tata » et j’ignorais alors que c’était un terme pour désigner la sœur d’un de ses parents. Son père m’expliqua que, dans leur société naissante, ce titre s’attribuait affectueusement à des femmes proches de la famille, même sans lien du sang. Pour ne pas l’embêter, je ne lui fis pas de reproche quant au fait de m’attribuer un genre et un lien familial avec lui. Et je fus même secrètement touché par l’attention, car la famille signifiait beaucoup pour les humains.
Malheureusement pour moi, Kshwoja, Pwoe et leur fils partirent peupler une nouvelle partie de la forêt et je dus leur dire au revoir, à mon plus grand regret.
Mes relations sociales en ville furent un peu différentes après leur départ. J’étais non plus considéré comme un membre de la famille, mais plutôt comme un maître, comme on avait recommencé à m’appeler. Je détestais toujours autant cette appellation tendancieuse, mais je m’en accommodai. Tous les adultes humains présents m’avaient elleux comme enseignant et comme je fus presque le dernier sathœ, je faisais office de figure parentale et d’autorité pour elleux… Ils me demandèrent toutes sortes de conseils, qu’ils soient médicaux, culinaires ou architecturaux. Plus rarement, ils firent appel à ma sagesse. Ce fut très compliqué de leur répondre sachant que ma vision du monde et ma sensibilité au passage du temps étaient totalement différentes des leurs. Je fus donc plus scrupuleux à distribuer des conseils de vie que des consignes techniques.
Le temps passa, je vis les humains s’organiser en société, les enfants grandir, les bébés naître à foison et les miens disparaître…
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