Souvenir # ?% ~ ???

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Mon partenaire était d’une génération après moi. Iel avait les cheveux longs et roux, lisses jusqu’aux épaules, puis frisés au bout. Iel avait de grands yeux bleu foncé et des stigmates en forme de rectangles, presque comme les miens. J’appréciais sa manière de se mouvoir et sa sollicitude. Iel était du genre toujours calme, posé… Sa voix était apaisante. Je trouvais sa présence réconfortante, bien qu’iel m’admire plus que de raison depuis le tout début.

Naturellement, quand fut venue l’heure de créer un enfant, mon choix se porta sur ellui. Iel m’avait attendu avec impatience pendant tous ses cycles… Et je ne pus m’empêcher de penser à la tristesse qu’iel avait pu ressentir en voyant tous les autres disparaître et nous laisser derrière. Mais c’était son choix, et je le respectais pour ce qu’il était et les bénéfices qu’il m’apportait.

Nous nous unîmes un soir d’été dans la chaleur de sa demeure au cœur de la cité de l’Arbre-Père. La sensation fut d’abord douce. Toucher son corps pour la première fois me procura beaucoup de joie. Cependant, j’eus beau tenter de me concentrer sur ce sentiment, la douleur de la chaire me rattrapa. Ce fut comme si mon énergie m’était arrachée de force, bien que je l’aie donnée volontairement. Pire qu’une disparition…

Mais, comme pour récompenser notre effort, sous nos yeux ébahis et fatigués se déroula alors le phénomène le plus beau et enchanteur. Notre Kwo sculpta la forme d’un corps minuscule, rose et recroquevillé, tandis que le Thœ lui donna vie et lui fit ouvrir la bouche. Une bouffée de dioxygène plus tard, et l’enfant était en vie !

Je sentis qu’il n’y avait pas que de cet autre sathœ et de moi en cet enfant, il y avait aussi une conscience propre, une nouvelle vie née de toutes pièces… Un être intelligent.

Mon – notre ! – Souhiti.

Sous mes doigts et ceux de mon partenaire, nous sentîmes son petit cœur battre, et tandis qu’iel l’enveloppa d’un linge et le pris dans ses bras, je caressai sa peau douce, fragile… Souhiti bougea et un faible sourire s’imprima sur sa bouche. Un sentiment incroyable s’empara alors de moi. Je sentis que je devais protéger mon bébé à tout prix. Que je devais être là pour lui, que si je devais être à la hauteur une fois dans mon existence, ce fut là.

Mais le destin est parfois cruel, et ainsi fut le nôtre.

Notre enfant fut élevé par d’autres que nous. Il rentra à la maison tous les jours après l’école, et tous les soirs et matins nous le chérîmes. Nous savions que notre bonheur ne durerait, que nous allions disparaître – car nous le sentions bien et lui, le malheureux, l’ignorait. Mais la raison n’avait pas de place dans cet amour. Nous aurions dû nous retenir d’être une part de sa vie, nous aurions dû profiter du temps qu’il nous restait et non pas nous attacher à lui… Mais ce fut juste plus fort que nous. Son visage était en partie le nôtre, son énergie était semblable et sa personnalité était pourtant… si unique.

Nous avions accompli un chef-d’œuvre, une prouesse, en le créant. Cependant, nous n’étions pas des déités et, un jour calme de printemps, mon partenaire s’en alla rejoindre nos adelphes dans la disparition éternelle.

Oh, notre enfant le pleura pendant des heures… des jours, des mois – que dis-je ! – des cycles ! Je n’avais pas les mots pour le consoler, car j’étais moi aussi peiné par son départ. Alors nous partageâmes notre deuil. Pour la première fois, je lui montrai mes larmes. Et, étrangement, cela sembla presque l’apaiser.

Mon enfant grandit. Il atteint ses dix cycles quand mon corps commença à se détériorer, trois cycles plus tard que mon partenaire. J’étais l’avant-dernier sathœ. À part moi, il n’y avait que Thoujou…

Iel serait seul, le pauvre, une fois que j’aurais disparu. C’était dommage qu’iel n’ait pas accepté de partager notre vœu, mais je le savais apaisé par ce travail, et c’était tout ce qui comptait. Travailler avec nos enfants lui faisait visiblement plaisir. Égoïstement, je me dis que ce n’était pas si mal qu’iel reste en arrière. Au moins, il pourrait prendre soin des humains… et de Souhiti.

Mon amour… mon petit Souhiti…

Un froid jour d’hiver et de neige, je dus l’abandonner. Je ne voulais pas qu’il me voie disparaître, comme il avait vu son autre parent… Il savait à présent que j’étais le suivant, mais l’idée de me perdre aussi lui brisait le cœur. Il n’imaginait pas à quel point c’était dur pour moi aussi !

Comment un parent aurait pu volontairement abandonner un enfant qu’iel avait tant désiré et avec qui iel avait partagé tant de cycles ?! Dix cycles, ça ne semblait rien, mais ces dix cycles avec lui avaient sans aucun doute rattrapé mon millier de cycles de détresse et de malheur. Un de ses regards suffisait à me rendre complet…

C’est pourquoi je n’eus pas la force de lui dire au revoir. Je ne voulais pas le voir pleurer.

Quand je sentis ma fin arriver, je ne dis rien. Le soir, je le bordai comme les autres fois, lui racontai une histoire – sa préférée – l’embrassai et éteignis la lumière. Sa petite voix m’interpella avant que je ne ferme la porte :

– Baba ?

– … Oui, mon amour ?

– Je t’aime.

La main serrée sur la poignée, je me mordis la lèvre. Après avoir dégluti pour calmer mes tremblements, je répondis :

– Moi aussi je t’aime, mon grand.

Je n’eus pas le courage de rester dans la maison plus longtemps.

Je me rendis près du bâtiment d’enseignement qui fut la demeure de mon ami. Mon dernier ami. Si tant était qu’iel me considère comme autre chose qu’un bourreau…

Je sentis que j’étais à ma limite quand mes jambes cessèrent de répondre à ma commande. Je m’affalai donc mollement sur le banc et entamai ma dernière veillée.

Je pleurai toutes les larmes de mon corps sous la pleine lune. Je devais dire au revoir à ce monde. Mais c’était si difficile… Mon enfant serait seul au petit matin, et moi j’étais là, à repenser ma vie à l’envers, à regretter, à tout refaire…

Mais même dans mes scénarios les plus improbables, tu naissais à la fin, mon amour. Tout me menait à toi, inévitablement. Et c’est ainsi que je sus que, au final, j’avais fait les bons choix.

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