Souvenir dernier ~ Ma disparition
J’étais mentalement préparé au pire. Car chaque jour un sathœ supplémentaire pouvait s’éteindre et je serais bientôt seul. Je le savais, même si j’avais du mal à me figurer l’effet que cela ferait.
Ce jour arriva en hiver. Je sortais chercher du papier à la réserve quand je remarquai des traces de pas dans la neige sur mon porche. La piste déviait à quelques pieds de la porte vers le flan du bâtiment. La personne devait avoir renoncé au dernier moment à venir me voir.
Je suivis ce chemin et il me mena à Tamiaki, plus avachi qu’assis sur un banc de pierre. Iel fermait les yeux, était pâle et je vis très peu d’énergie cherchant à pénétrer sa peau.
– Tamia… murmurai-je pensant que…
– Mh ?
Iel souleva une paupière et un faible sourire vint étirer sa peau.
– Oh, c’est toi, fit-iel.
Puis iel toussa.
Quand les sathœs donnaient vie, iels dépérissaient très vite et ça ressemblait presque aux humains lorsqu’ils étaient malades, à la différence que l’énergie ambiante fut beaucoup plus réticente à les aider, comme si elle les abandonnait volontairement. Mais cette idée était grotesque.
– Tu as quelque chose de particulier à me dire ? demandai-je froidement.
Iel eut un rire silencieux, on pouvait seulement en voir les spasmes.
– Je n’ai plus grand-chose à dire, en vérité.
Tamiaki regarda le ciel et la neige qui commençait à tomber. Iel s’imprégna de ce paysage.
– Les humains sont formidables, n’est-ce pas ? Ils dépassent toutes nos espérances. Parfois, j’ai peur pour elleux. Mais dans ces moments, je me rassure en me disant qu’il faut que nous ayons confiance, confessa-t-iel d’une voix lente.
Je le laissai parler. Je ne voulais pas entacher ses derniers instants. Je m’assis simplement à côté d'ellui. De dessous la vieille étoffe qui lui servait de cape, je vis qu’iel tremblait.
– Et puis… tu seras là pour elleux, pas vrai, Thoujou ?
Je ne répondis pas. Je ne savais pas quoi répondre. Un oui serait une promesse, un non une blessure.
– Thoujou… insista Tamiaki après un moment.
Iel posa sa main sur ma jambe et s’agrippa à mes vêtements. Je tressaillis et me tournai vers ellui. Iel s’était mis à pleurer et son visage arborait une expression lamentable. Iel continua à fixer droit devant lui et dit d’une voix tremblante :
– Je ne veux pas partir…
Une bouffée de sentiments surprenants s’empara de moi. Était-ce de la pitié, de l’appréhension ? Ou bien de la compassion ? Sans doute tout cela à la fois. Le fait est que je ne pus m’empêcher de saisir sa main et de la serrer en retour.
Son corps commença néanmoins à perdre de sa consistance… Tamiaki le sentit et ça devait être désagréable, car iel se crispa sur le banc. Dans un dernier effort pour paraître digne face à l’inévitable imminent, iel sourit. Non pas à moi, mais à tout ce que ce monde fut et à tout ce qu’il était devenu de par son existence et ses actes. À sa vie et à ses proches, à la neige et à son fils, iel sourit… dans un dernier adieu.
Lentement, comme un flocon tombant sur le sol, ses yeux se fermèrent et iel cessa de respirer et son cœur de battre. L’étoffe glissa de ses épaules au fur et à mesure que son corps se dissipa en gouttelettes pourpres.
Iel disparut. Comme nos aînés avaient disparu, mais en silence et sans douleur. Sans peine, sinon celle de laisser le bonheur derrière ellui. Iel partit heureux, mais à regret.
Ma main se referma sur le vide et ses vêtements tombèrent en un petit tas sur le sol humide.
La disparition éternelle, la mort… De l’extérieur, c’était un peu comme le sommeil. On fermait les yeux et le monde cessait d’exister. Pourtant, autour de moi la neige continuait de tomber, les enfants dans la maison voisine continuaient de jouer en riant et mes ongles continuaient de s’enfoncer dans la paume de ma main…
Je ne versai aucune larme, mais une impression de vide s’empara de moi.
Cent cycles après le Grand Bannissement, j’étais le dernier sathœ.
~
De prime abord, j’avais été outré par l’imperfection des humains. Leur mortalité était, selon moi, leur grand défaut – en plus de leur manque de capacité de régénération qui les rendait très vulnérables. Mais au contact de Kshwoja et de Jètou, j’avais appris que cette faiblesse pouvait être leur force. La mort avait en effet bien des utilités cachées, notamment celles de les libérer de la douleur ou de les motiver à être de meilleures personnes pendant le temps qui leur était accordé…
Mais cela ne suffit pas à me mettre à mon aise avec ce concept car, en plus de leur inéluctable fin, les humains – à l’instar des animaux – étaient affaiblis par le temps. Ils vieillissaient. La vue de leurs faces ridées m’emplissait d’une pitié sans nom. À chaque creux, chaque marque que les années laissaient, la mort se rapprochait. Parfois, j’eus l’impression qu’elle venait pour moi et je m’étais surpris à lui ouvrir les bras, sans qu’elle ne me prenne.
Les humains avec qui je partageais la ville l’avaient côtoyée de près à plus d’une occasion et ils semblaient s’en être accommodés. Grâce aux différentes générations qui se suivaient à une vitesse effarante, j’avais désormais un indice me permettant de quantifier mon propre âge. Soudain, mon millénaire d’existence et de souvenirs me parut une éternité. J’avais plus à raconter que tous les humains réunis et je me sentis bien seul.
Loin de moi, sur toute la Terre des Dieux, les humains continuèrent à prospérer, à s’étendre et à se reproduire. Ils amassèrent les connaissances par elleux-mêmes et, bientôt, ce fut comme s’ils n’avaient plus besoin de moi… Je n’eus plus d’élèves et on ne me demanda plus de conseils. Ce fut tout juste si on me saluait au matin. Je faisais partie du paysage, splendide, mais muet.
Tamiaki s’était inquiété pour rien. Je n’avais plus de promesse ou de parole à tenir. Il n’y avait plus de sathœs dans ce monde, ni de but à atteindre.
La fatalité s’empara de moi et j’entrai dans une forme de sommeil. Je ressentais, voyais et entendais encore. Mais toutes ces sensations étaient lointaines et floues. Ma conscience se concentra sur des souvenirs dans lesquels je me replongeai. Je fus en paix.
~
Le bras de Joukwo était contre le mien. On observait le coucher de soleil. C’était beau, c’était chaud. L’odeur de l’iode emplit mes narines. J’observai mon ami, tandis qu’iel était subjugué par le paysage, et admirai la douceur de ses cheveux. Je sentis une faible pression sur ma main, mais n’y prêtai pas attention. Joukwo me dit qu’iel était fatigué et posa sa tête sur mon épaule. Iel me félicita pour mon travail et s’assoupit. Puis iel susurra qu’iel avait besoin de mon aide.
Je relevai la tête. Je ne me souvenais pas qu’iel me vouvoyait encore à cette époque. Iel ajouta, pressant : « s’il vous plaît, maître ! ».
La main appuya plus fort et je perçus une autre présence près de moi. Le voile qui obscurcissait ma vision disparut peu à peu. Je vis de nouveau les arbres autour et sentis de nouveau le banc sous mes fesses. Un visage se pencha alors sur moi tandis que je me redressais et frottais mes yeux.
– Hein ? Qu- Qu’est-ce qu’il se passe ? bredouillai-je, troublé.
Ma bouche était pâteuse et ma tête tournait légèrement. Mais vêtements trempés par la bruine me collaient à la peau. Curieusement, ils ne convenaient pas du tout à la saison.
– Oh, maître, vous êtes en vie ! Je vous ai cru mort, un instant. J’ai eu peur !
– Qu-… Qui êtes-vous ?
Une belle personne blonde l’accompagnait. Iel s’accroupit à mon niveau pour me parler.
– Je suis Ñajè, un lointain descendant de Kshwoja. Enchanté.
– Ravie de vous rencontrer, je suis Wèiña, ajouta l’autre dans un dialecte étrange.
Je me souvenais… Ces deux-là devaient être des humains. Un mâle et une femelle, précisément.
Je me rappelai le plaisir que j’avais eu à côtoyer Kshwoja, Pwœ et leur enfant Jètou et me mis soudainement à pleurer et rire simultanément, au grand désarroi de mes interlocuteurs. Ce petit humain qui avait illuminé mes journées et était si vite devenu adulte, il devait être mort depuis bien longtemps.
– Kshwoja… Eh eh, c’était un très mignon petit garçon.
– Alors c’était donc vrai ? Vous êtes un sathœ ? questionna la femme, stupéfaite.
– Oui, le dernier qui existe.
– Que vous ayez connu le premier humain, c’est incroyable ! commenta l’homme.
Leur langage était étrange. Je ne connaissais pas un mot sur cinq, mais je ne leur fis pas de remarque du moment que je puisse les comprendre.
– Pas si incroyable que cela, rétorquai-je pour nuancer leur enthousiasme. Après tout, je suis éternel.
– Attendez… Vous voulez dire que vous êtes immortel ?
–… Oui ? J’imagine ? Je suis désolé que vous ne le soyez pas. Les jeunes, enfin je veux dire les autres sathœs vous ont conçus ainsi. Mais je regrette que vous ne soyez pas au moins capables de réincarnation. C’est du gâchis, honnêtement.
– Du gâchis ? Oh non, non, non, protesta Ñajè. Non, la mort est une chose naturelle. Jusqu’à ce que nous vous rencontrions, nous ne savions même pas qu’il était possible de ne pas vieillir ou de ne pas mourir. Nous n’aurions jamais pu envisager une telle chose. Mais j’imagine que pour vous c’est l’inverse qui est étrange, du coup…
– C’est vrai, confirmai-je. J’ai toujours eu du mal à comprendre comment vous pouviez être si… tolérants envers cette idée.
– La mort est plus dure pour ceux qui restent que pour ceux qui partent, expliqua Wèiña.
Elle baissa la tête et son époux serra sa main pour exprimer son soutien.
– D’accord, ça je peux le comprendre. Mais comment, durant votre vie, vous parvenez à éluder le fait que vous puissiez mourir à tout instant ?
– Euh, ça dépend des gens. Mais moi, par exemple, je crois en une vie après la mort. Même si ce n’est pas rationnel et que je n’aurai jamais de preuve, ça me rassure d’y croire…
– Il y a aussi le fait que si on pensait à la mort en permanence nous n’aurions plus le temps de vivre… Et comme de toute façon c’est imprévisible, autant ne pas trop y penser.
– Oui, je suis d’accord, poursuivit Ñajè. Pour vous, la mort est sans doute une aberration. Mais comme pour nous elle n’est pas évitable, on n’y songe pas trop. Ça ne veut pas dire qu’elle ne nous fait pas peur…
Mais ce n’était pas juste ! Les humains étaient formidables, pacifistes et intelligents. Ils méritaient mieux que ça, ils méritaient mieux que la peur et la fatalité !
– Malgré tout, je ne peux m’empêcher de penser qu’iels ont eu tort de faire cela, leur confiai-je.
Ils réfléchirent un instant et me dirent :
– Nous pensons qu’il y a un but à ce que nous soyons comme ça. Que vous, les sathœs, avez prévu quelque chose pour nous. Quand bien même nous aurions tort, nous sommes tout de même le fruit de votre volonté. Et nous vous serons éternellement reconnaissants de nous avoir créés. À vous aussi, maître Thoujou, même si nous savons que vous n’avez fait naître personne. Dans notre culture, vous êtes connu comme une déité protectrice. Merci à vous de veiller sur nous.
Les humains m’avaient remercié ! Ils avaient élaboré une nouvelle culture dans laquelle j’avais un rôle. J’étais devenu un symbole ! C’était tellement émouvant qu’une larme coula sur ma joue.
Après un long silence gêné, Ñajè m’avoua qu’ils avaient une faveur à me demander. Je souris et leur dis que ça serait avec plaisir.
– Nous avons essayé de nombreuses fois, dit-elle tout bas. Mais… nous n’arrivons pas à avoir d’enfant.
C’était surprenant.
– Avez-vous cherché conseil auprès d’autres humains ?
– Naturellement. Nous avons pris toutes les remarques en compte, mais rien n’a fonctionné… Nous sommes désespérés.
– Et… qu’attendez-vous de moi, exactement ?
– Nous ne savons pas si c’est possible, mais nous pensons que vous pourriez donner vie à notre enfant pour nous ? Vos frères ont créé nos ancêtres, peut-être maîtrisez-vous la magie à l’origine de cet exploit… ?
– C’est sans doute une idée un peu folle, s’excusa Wèiña. Mais c’est la seule qui nous soit venue. J’implore votre aide, maître Thoujou ! Vous êtes notre dernier espoir !
Alors que leurs visages suppliants attendaient ma réponse, l’idée fit son chemin dans mon esprit et une faible lueur vint percer la noirceur de mon cœur. Je me levai soudain.
– Mais oui, bien sûr, murmurai-je pour moi-même.
J’eus été en colère contre les jeunes, car la mortalité était pour moi une erreur. Et je pensais que la capacité des humains à transmettre leur patrimoine énergétique à leur descendance était dérisoire. Mais, après tout, peut-être pouvais-je améliorer cette capacité ?! Ce n’était pas une idée aberrante du tout !
Si je mêlais mon énergie à celle de cette femme, je pourrais peut-être créer un embryon mi-humain, mi-sathœ, un enfant capable d’utiliser le Kwo et apte à transmettre cette compétence aux générations futures ! Ma vie n'aurait alors pas été vaine, car par ce don j’eus offert aux humains la possibilité de s’élever au rang de sathœs ! Et ainsi, la mort de mes amis non plus n’aurait pas été vaine, car tous ces évènements nous avaient bel et bien menés jusqu’à cet instant crucial.
Oh, je jubilais d’excitation !
– J’accepte, leur dis-je. Je vais donner vie à votre enfant.
– Vraiment ?! s’exclama Ñajè.
– Oui ! Vraiment !
– D’accord ! Que doit-on faire ? s’enquit Wèiña, aux anges.
– Concluons un marché : je vais faire naître la vie en vous et j’offrirai à votre enfant le don de manipuler le Kwo. Appelons ce don unique les « Yeux Divins », une paire d’iris en partie semblables aux nôtres. Grâce à elleux et à mes cellules présentes dans son corps, elle sera forte, plus forte que vous, elle vivra longtemps et sera en parfaite santé.
– Avec ces yeux, il pourra quand même vivre normalement ? s’inquiéta son père.
– « Elle », rectifiai-je. Elle aura une apparence parfaitement normale. Je lui offre cette capacité pour qu’elle puisse comprendre le monde. La vision des flux énergétiques est indispensable pour l’avenir. Je la lui donne. Vous aurez sans doute du mal à la comprendre au début, car elle percevra le monde différemment. Mais je suis sûr que vous l’aiderez à vivre avec et à en être fière.
– Bien entendu, assura Wèiña. Ce sera un grand honneur ! Que désirez-vous en échange ? Nous ferons tout ce que vous voulez.
– Je souhaite simplement que vous vous installiez ici, dans cette maison qui tient plutôt de l’infrastructure, et que vous deveniez les nouveaux instructeurs de la ville. Tout ce dont vous avez besoin se trouve dans les livres que vous y trouverez. Par ailleurs, vous devez me promettre de vivre selon les coutumes humaines. Faites comme si votre enfant était née de manière naturelle et élevez-la comme une humaine normale, parce qu’elle le sera.
– Vous êtes sûr ? questionna Ñajè. Ce marché a l’air de nous être bien plus favorable qu’à vous.
Son ton n’était pas suspicieux, simplement sincère. Je lui souris pour le rassurer.
– Non, c’est tout ce que j’ai à vous demander. J’ai besoin que vous fassiez cela, car il faut à tout prix que l’histoire des sathœs perdure au travers des âges. C’est aussi important pour moi qu’avoir un enfant l’est pour vous.
– Mais, et vous ? Que deviendrez-vous si nous prenons votre poste ?
« Ah, ça… Moi-même je n’en sais rien »
– Ne vous inquiétez pas. En tant que dernier sathœ, on aura toujours besoin de moi quelque part.
Je lui fis un clin d’œil et la jeune femme rougit. En vérité, cela faisait bien longtemps que je n’avais plus eu la sensation d’être utile. Entre le jour du Grand Bannissement et celui où j’étais devenu instructeur des humains, il s’était bien écoulé cent cycles. Après quoi j’avais dormi jusqu’à ce que ces deux humains n’arrivent et ne m’offrent l’occasion parfaite d’aider. Et peut-être même… une échappatoire.
Ñajè s’approcha de moi et serra mes épaules.
– Je vous remercie, mille fois. Vous êtes… bien plus abordable que ce à quoi je m’attendais. Je n’aurais jamais imaginé que vous disiez oui, je ne sais pas comment assez vous remercier.
– Faites ainsi que je vous ai demandé et je serai amplement remboursé de mon don. C’est un marché suffisamment équitable. À présent, si vous le voulez bien, allons à l’intérieur.
Nous nous installâmes dans une salle dite de bain pourvue d’eau et de linges propres, au cas où la mère se sentirait mal durant le processus.
J’appliquai doucement mes mains sur son ventre nu et pris une grande inspiration. Je ne savais pas exactement ce que je faisais. Tamiaki n’avait fait que me décrire le processus général et j’avais lu les détails dans un rapport, mais ça ne suffisait certainement pas pour parvenir à le reproduire. D’autant plus que je comptais le faire seul alors que d’ordinaire il fallut être deux. La femme que j’allais fertiliser ne pouvait pas compter comme ma partenaire, elle ne ferait que subir.
Dans tous les cas, cela risquait d’être un peu désagréable pour nous deux. En quelques minutes elle allait être enceinte de plusieurs mois. Son organisme n’allait pas apprécier.
– Prête ?
– Oui…
Son mari lui serra la main.
Je bandai ma volonté et me concentrai sur la sensation de l’énergie navigant dans mon corps. Je sentis chaque cellule, chaque particule de Thœ et de Kwo dans mon sang, affluer sous ma peau. Je les redirigeai vers mes mains. Chaque pouce qu’elles parcoururent engourdit mes membres, je ne pouvais déjà plus les bouger. Le surplus de puissance endommagea mes muscles et mes tissus. Mes bras se lézardèrent de cicatrices sanguinolentes. Sans m’en préoccuper, usant d’un Ji hybride, je forçai l’énergie à traverser le ventre de Wèiña. Elle gémit de douleur, mais tint bon.
Je projetai alors ma conscience en elle pour modeler la vie. Je ne pouvais stopper le flux provenant de mon corps, risquant de briser la connexion. Avec le temps, je perdis peu à peu ma lucidité et ma force. Je devais faire vite.
Habituellement, nous devions nous mouvoir pour modeler la matière et, à quelques exceptions près, il nous fallait être en contact avec elle. Ceci étant impossible, je dus me concentrer davantage afin de contrôler parfaitement la forme que j’allais donner au fœtus. Je me remémorai tout ce que je savais sur l’anatomie humaine, je n’avais pas le droit à l’erreur.
De l’intérieur vers l’extérieur, je formai d’abord la moelle épinière, les os, puis le système neuronal, les muscles, la peau…
Je commençai par le tronc et le visage, poupon et lisse, avec des stigmates semblables aux miens et à ceux de sa mère. J’y insérai des cellules de Kwo, lui offrant un don unique parmi les humains. Je lui fis des yeux rouges capables de percevoir le Thœ et, un jour peut-être, le Kwo.
Mes tempes me brûlèrent alors que les veinules de ma face menacèrent d’imploser.
Je formai ses bras couverts de marques allongées et rondes aux extrémités. Puis ses jambes, semblables.
Mes paupières closes laissèrent échapper des larmes de sang et je pus percevoir le monde se teinter de violet.
Enfin, j’ajoutai les organes vitaux, le cœur, les poumons, l’appareil reproducteur féminin, et…
Un goût âpre emplit ma bouche.
… Éveillai le cerveau.
Le bébé ouvrit ses deux yeux d’un rouge vif dans le placenta et une brève, mais vive connexion s’établit entre nous. Je sentis ma vie se faire aspirer par cet être pas encore né avide, paradoxalement, de mon amour et de mon énergie vitale.
Je rompis soudain le lien. Au même instant, mon corps bascula en arrière, comme un poids mort.
Je repris conscience de mes sensations corporelles. Le sang coulait sur mon visage et mes paupières étaient lourdes. Tous mes membres semblaient vouloir se détacher et fuir mon tronc. Ma peau me piquait terriblement et elle devenait peu à peu blanche et flasque, comme lorsque l’on passe trop de temps dans l’eau. Mes connexions neuronales se brisèrent une à une et la conscience de mon corps s’estompa. Mon énergie continua à se déverser hors de moi, s’échappant par mes stigmates et par mes yeux…
Étais-je en train de mourir ?
Mon heure était sans doute venue. Je venais d’accomplir mon but ultime. Cependant, alors que mes sens s’affaiblissaient et que mon cœur ralentissait, je vis un filet de lumière violette passer devant mes yeux. Surpris, je les rouvris.
« Du… violet… ? »
À part les sathœs, aucune forme de vie n’émettait une telle énergie. Et ce que je venais de voir n’était pas le fait de mon propre sang coulant sur mes globes oculaires. Je me levai avec peine et me traînai à la poursuite de ce fantôme. J’hallucinais peut-être, mais j’avais une envie irrépressible, un besoin inexplicable de le suivre.
En quittant la pièce, je ne fis même pas attention aux deux humains que je venais d’aider. Je savais, de toute façon, que l’enfant était en vie.
Mes pas me menèrent de plus en plus profondément dans la forêt. Je ne sentais plus rien, mais je poursuivis tout de même. Les bras ballants, le dos courbé, la respiration presque inexistante, je marchai sur un fil au bord du précipice de la mort.
Je perdis la notion de la distance et du temps. Quand je m’écroulai finalement sur le sol, vidé, je levai les yeux et je la vis.
La clairière. Mon subconscient – ou bien le fantôme – m’avait mené ici. Ma dernière demeure… J’étais rentré à la maison.
Je voulais mourir près de votre souvenir, à toi, à Mœ, mais aussi à Ñajii et à tous celleux qui n’étaient jamais venus en ce lieu, mais que je portais autour du cou. Depuis ma rencontre avec Kshwoja, depuis que je m’étais remis debout, votre mémoire m’avait accompagné. Vos vies, ma vie, nos vies partagées, j’en avais apprécié chaque instant encore et encore dans ma tête. Ces doux moments en boucle m’avaient maintenu jusqu’à aujourd’hui, jusqu’à ce que je trouve mon but.
Je me traînai jusqu’à la petite bassine de pierre scintillante. Elle était vide. Comme la mort allait venir sous peu, j’utilisai une dernière fois mon Ji pour l’immortaliser telle qu’elle aurait dû être. Ignorant les cris de mon corps au bord de la décomposition, je recréai deux poissons et refis fleurir les parterres et les magnolias. Évidemment, ce n’était pas les mêmes poissons. Ils étaient moins joueurs que les précédents et ils ne me reconnurent pas. Mais les prochains visiteurs de ma maison en prendraient soin, je le savais.
Puis, j’ajoutai le dernier coup de pinceau à l’œuvre marquant la fin de cette ère.
Sculptant lentement la fontaine à l’aide de mes doigts rêches, je reformai ton visage, tes yeux et tes stigmates. Je formai, à tes côtés, mon humble et fine silhouette te tenant la main. Enfin, j’ajoutai nos anneaux. Le mien était encore noué à mes cheveux. Je l’emprisonnai dans la roche.
Autour de ton cou j’accrochai le collier d’améthyste. La mémoire de tous les sathœs reposait dans cette unique pierre bleue. Mais, à présent, je n’en aurais plus besoin. Je ne pourrais plus porter le poids de votre mémoire, désolé.
Je m’appuyai sur ton idole, la prenant dans mes bras comme si ce fut toi, caressant ton visage, revisitant ses courbes, m’imaginant la froideur de tes mains et ton odeur d’épines de pin fraîches sur cette statue.
Mon bras s’affaissa et mes yeux fixèrent le vide alors que ma vue s’obscurcit doucement.
Derrière mes paupières, je vis un éclair blanc et une main se tendit vers moi.
Un sourire illumina mon visage.
Je n’avais plus peur.
Je n’avais plus mal.
J’accueillis ma fin avec sérénité.
Ma vie fut longue et accomplie. J’avais parfois fauté. Je m’étais parfois perdu. Mais j’avais rencontré ton chemin. Nous deux, c’était une des choses que j’avais réussies. Tu avais été ma lumière.
Et, alors que je m’éteignais paisiblement, je pensai que peut-être le bonheur n’était pas une récompense au bout du chemin de la vie, mais un compagnon de voyage.
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