Kuvalzum (Partie 1)

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Le voleur peut prendre des trésors, mais il laisse derrière lui un cœur appauvri.

Proverbe ligre

C’était un de ces matins d’été. La fraîcheur se lovait encore dans les recoins ombreux des ruelles étroites. À cette période de l’année, l’air se faisait sec. Malgré cela, la rosée récalcitrante embuait le verre des bouteilles brisées sur le sol. Kalaar fit un écart pour éviter les éclats.

Effluves de sueur et de crasse. Senteurs d’excréments et d’eau croupie. La puanteur du quartier agressait son odorat aiguisé. Des humains vivaient ici sans aucune dignité, entassés par familles dans ces bouges envahis par la vermine.

Presser le pas risquerait d'attirer l'attention. Elle ne souhaitait pas réveiller qui que ce soit si tôt le matin. Sa présence devait rester discrète, même dans ce cul-de-basse-fosse. Le soleil n’était pas encore levé et le voile d'ombre de l'aube lui procurait une couverture appréciable. Néanmoins, les revendeurs de qifa trouvaient leurs clients à n’importe quelle heure et elle devait être prudente. Sa présence auprès de la populace serait tout au plus qualifiée de déplaisante. En revanche, l'acier des trafiquants et de leurs patrons la cueillerait sans autre procès.

Elle emprunta un dédale d’allées étroites. Les murs de pisé ou de pierres des montagnes étaient parfois crevés par les vents descendants du Tjeb Klimazhad. Kalaar marqua une pause, puis se reprit et ajusta sa cape. Elle rabattit sa capuche et se plaqua contre un mur. Deux hommes se soutenant mutuellement passèrent, titubant d'un pas lourd. Le bruit de leurs pas finit par disparaître dans la rumeur montante de la cité. Elle soupira de soulagement.

Des drogués, des ivrognes, et des esclaves, voilà ce dont est fait ce peuple. Pendant que leurs maîtres s’empiffrent et baisent dans des draps de soie…

Elle parcourut une ruelle qu'elle espérait peu habitée. Alors qu'elle franchissait l'angle d'un édifice à la façade décrépie, le visage d’un petit garçon humain apparut furtivement dans l’embrasure d’une porte. Elle posa son index sur sa bouche, et, de son autre main, sortit un sou de cuivre. Il retomba dans la poussière sur le seuil du foyer endormi. Elle fit un clin d’œil au garçonnet. Il ne bougea pas. Un gringalet de huit, neuf ans peut-être, et déjà ce regard empli de misère comme tous les Jahads de basse extraction. Elle le dévisagea de sa haute stature et fronça les sourcils. Il disparut, effrayé.

Elle ramassa la pièce et pressa le pas. Le jour montait vite. Une bonne partie du quartier devait encore être traversée avant de pouvoir bifurquer vers des lieux un peu moins déplaisants. Kalaar pensa à ces Ligres qui avaient réussi à s’intégrer dans ces sociétés inégales et ces villes contrastées. Elle ne s’y était jamais faite. Accepter de devoir courber l’échine face à ces paons enfarinés qu’ils appellent Shahs ? Accepter de devoir vivre dans ces cloaques ? Privée de liberté ? Privée des siens ? Considérée à jamais comme une marginale à la simple évocation de sa race ?

Elle pesta contre elle-même. Il fallait faire vite. L'aurore pointait et il lui fallait rejoindre l'entrepôt avant la relève. Elle aurait tout le temps de se lamenter sur elle-même une fois le boulot accompli.

Kalaar avait choisi son itinéraire avec attention. D'abord les venelles des bas-quartiers, ensuite les toits pour filer droit vers son objectif. Si d'aventure quelqu'un la suivait, il aurait bien des difficultés à retrouver sa trace.

Elle prit son élan et bondit, prenant appui avec souplesse sur la paroi d'un mur effrité. Les prises étaient nombreuses et assurées.

Kalaar grimpa la façade à vive allure, escaladant le bord des fenêtres et les volets ouverts à la fraîcheur de l'aube. Accroupie sur un balcon étroit, elle décrocha une corde à laquelle pendaient des guenilles. De sa besace, elle tira un crochet qu'elle fixa à l'extrémité du filin. Elle releva la tête pour surprendre une famille endormie dans la même chambre, à travers une fenêtre. Une femme, un homme, quatre enfants. Les deux aînés, deux grands gaillards à peine adolescents, lui ravivèrent des souvenirs qu'elle aurait préféré taire à ce moment précis. Secouant la tête en se maudissant elle-même, elle balança le grappin vers le toit et fit mouche. La corde entourant son poignet, elle se hissa à bout de bras, jusqu'à la corniche débouchant sur la terrasse.

Là-haut, des appentis de toile déchirés dansaient lentement dans le vent, alors que le soleil dardait paresseusement ses premiers rayons et embrasait le ciel. Même après toutes ces années, la vue lui était toujours aussi saisissante : les toitures s'étendaient en myriade devant elle, jusqu'à la mer scintillante des lumières du matin. Dans son dos, les quartiers nobles entouraient l'opulent palais du Padishah, luisant avec indécence tel un magot au milieu d'un tas d'ordures.

Elle s'élança vers le port et courut, enjambant les ruelles dans une succession de bonds gracieux. Alors qu'elle jaillit d'une plateforme inondée de lumière, ses griffes délogèrent une pierre du rebord. Celle-ci vint s'écraser au sol, une dizaine de mètres en contrebas. Une clameur s'éleva. Elle fulmina contre elle-même.

Trois pâtés de maisons plus loin et elle y arriverait. Elle sentit sur elle des yeux hostiles. Elle s'engouffra sur un échafaudage, faisant claquer sa cape dans sa fuite, le descendit en chute libre, rebondissant à chaque étage avec autant d'adresse que ses réflexes lui permettaient. Elle atterrit lourdement dans la poussière de la rue alors que des visages contrariés apparaissaient aux fenêtres. Des mains se tendirent pour l'attraper, mais elle détala comme une étoile filante fuyant le soleil naissant.

Elle bifurqua avant la fin de l'allée. Même si elle détestait cette cité, elle en connaissait bien les petits secrets.

L'ancienne citerne du réseau d'égouts.

Les autres réservoirs avaient été détruits, mais celui-là avait été laissé à l'abandon. Recouvert au fil des années par des détritus et des abris précaires, il permettait encore l'accès à l'ancien système d'évacuation des eaux pluviales. Désaffecté aujourd'hui, c'était un haut-lieu de contrebande et de trafics en tout genre.

Elle fonça dans le labyrinthe de maisons délabrées, se frayant un passage au milieu des immondices, entre les vagabonds et les pestiférés. Sortant d'une habitation pour faire irruption dans une autre, elle fit naître un courant de protestation qui s'éleva derrière son passage. Arrivée à une impasse, elle se plaqua contre le mur. Le tumulte l'entourait, il lui fallait se hâter. Tant pis pour l'odeur, sa fourrure mettrait probablement plusieurs jours à reprendre un aspect correct, sans toilette adéquate. Dégageant un accès vers les profondeurs, Kalaar souleva une grille d'évacuation au sol et plongea dans l'abîme.

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