Kuvalzum (Partie 2)
Une eau tiède et crasseuse l'accueillit loin en contrebas. Le plongeon l'emmena dans une obscure canalisation, dans laquelle elle se faufila. Le siphon était encombré de détritus, mais elle parvint à s'y frayer un passage. L'air lui manqua rapidement. Kalaar était bien meilleure grimpeuse que nageuse. Encombrée par son manteau, elle était d'autant plus gênée. Néanmoins, elle émergea de l'autre côté de la conduite, dans un air saturé d'humidité.
Elle avait bien calculé son coup, pour une fois. Les pluies avaient été plus importantes à la fin de l'hiver, et, malgré la sécheresse précoce de cette année, les réservoirs recelaient encore suffisamment d'eau pour amortir son évasion. Sans cela, la chute eût été douloureuse. Au moins ici, personne ne viendrait la poursuivre. Kalaar s'extraya de l'eau et entreprit d'essorer son manteau.
L'endroit était plongé dans le noir, mais cela ne la gênait pas le moins du monde. Elle distinguait malgré tout les contours des obstacles et son ouïe orientait ses pas. Jambes fléchies et bras tendus en avant, elle avança dans la galerie, détrempée et puante.
Rencontrant du bout des doigts la surface lisse du bâti maçonné, elle chercha à tâtons puis sourit. De subtils affleurements glissaient sous ses doigts, inscriptions invisibles pour les profanes, mais indications précieuses pour les contrebandiers et les voleurs. En ce qui la concernait, elle préférait le terme "escamoteuse". Un voleur n'en était un qu'à partir du moment où il se faisait prendre. Si l'objet disparaissait, pouvait-on encore parler de vol ?
Kalaar arriva à une intersection et s'orienta vers la gauche. Une pente douce confirma son choix. L'eau ruisselait calmement et ses pas y clapotaient. Encore un embranchement. Elle se dirigea vers l'écoulement le plus rapide. L'obscurité baissa imperceptiblement. Les détails environnant se dévoilèrent peu à peu. Elle allongea le pas. Un autre carrefour et un point lumineux apparut au loin. À grandes enjambées, elle se pressa vers la lueur. Cinquante, soixante mètres à parcourir peut-être. Une grille barrait l'issue.
Les fuyards n'aiment pas les impasses. Ce ne peut pas en être une.
Les deux barreaux descellés lui donnèrent raison. Elle se hissa au travers et tomba dans un canal de récupération, en contrebas du port. Un chantier naval s'ouvrit à elle, deux nefs en construction y emplissaient l'espace, entre les échafaudages et les grues, poulies et cordages suspendus. Les ouvriers n'étaient pas encore à la tâche et elle put traverser l'endroit sans être repérée. Sa cible se découvrait sur sa gauche : un entrepôt banal, à ceci près qu'il était gardé par deux colosses armés et aux aguets.
En s'approchant à couvert des auvents, Kalaar s'aperçut de la fatigue des deux hommes : ils bâillaient tous les deux à s'en décrocher la mâchoire. La relève n'avait pas encore eu lieu.
Je suis en avance, ou eux sont en retard.
La deuxième possibilité lui parut de mauvais augure. Un retard impliquait un contretemps et elle avait déjà eu suffisamment d'imprévus pour la journée. Des gardes fraîchement remplacés seraient plus difficiles à affronter et la livraison devait se faire avant la fin de la matinée. Elle devait faire vite. Toujours plus vite.
Pas d'accès possible depuis le toit trop épais, ni par le sous-sol. Les murs trop solides ne permettaient en fin de compte qu'une approche directe, peu subtile mais efficace. Elle n'avait pas l'avantage du nombre. En outre, la situation risquait d'empirer avec les renforts.
Elle reprit son souffle devant le bâtiment précédent son objectif. Son employeur lui avait dit que ce contrat était risqué mais payait bien, mais de là à risquer sa vie à chaque pas... Frapper vite et fort, il n'y aurait probablement pas de seconde chance. Elle prit une longue inspiration, puis s'élança.
Kalaar saisit un dard logé dans son brassard de cuir et le lança. Il atteignit un des hommes d'armes en plein visage. Laissant tomber sa lance, celui-ci porta les mains à sa joue en criant, le sang coula entre ses doigts. L'autre pointa son épieu face à l'assaillante, qui avait dégainé un poignard dissimulé dans sa cuissarde. De sa main libre, elle décocha un deuxième projectile qui cette fois perça un œil au garde déjà blessé. Il s'écroula, mort. L'avantage du nombre était rétabli.
Kalaar esquiva une série d'estocs. Tentant de séparer le fer de la hampe d'un coup de tranchant, elle ne fit qu'une entaille dans le bois et fut repoussée d'un violent coup de pied. Elle roula dans la poussière, se rétablit sur ses jambes et poussa un feulement menaçant.
- Oh, tu miaules ! Recommence, c'est mignon ! railla l'homme en pointant son arme vers elle.
Kalaar fondit sur lui. Le pic acéré venu la cueillir ne rencontra que du vide. Sa glissade souleva la poussière du sol et vint faucher les jambes du colosse. Comme une tortue se débattant sur le dos, le soldat s'agrippa à son arme, mais un fer froid plaqué sur sa gorge le dissuada du moindre mouvement. Elle était au-dessus de lui, le visage froncé en une grimace féroce.
L'espace d'un instant, elle hésita. Cet homme lui inspirait plus de pitié qu'autre chose. Et puis l'image de son époux vint troubler son regard. Elle se reprit et d'un geste sec, trancha la carotide. Le sang éclaboussa la porte de l'entrepôt, paillettes écarlates luisant au soleil du jour. Sous son œil impitoyable, sa victime s'éteignit, s'agrippant désespérément la gorge pour retenir la vie qui s'enfuyait.
Sans plus d'atermoiement, elle se releva et fouilla une poche dissimulée sous sa cuissarde. Des outils de crochetage. Elle s'affaira sur la serrure de la porte. Son adresse ne la trahit pas : en un tournemain, elle entendit le loquet cliqueter et le battant s'entrebâilla. Elle ouvrit l'abri et y traîna les cadavres. Recouvrant de la poussière du trottoir les traces de sang, elle masqua du mieux qu'elle put ses victimes.
Elle inspecta l'intérieur. Barriques, caisses, coffres, malles, paniers, sacs... Des marchandises à profusion. En apparence banales. Elle savait exactement ce qu'elle cherchait. Elle jeta son dévolu sur un grand sac de farine. Le seul au milieu des sacs de grains. Visible comme une verrue au milieu du front. Du fil de sa dague, elle l'ouvrit et le répandit sur le sol. Un autre sachet se dissimulait dans la poudre épaisse, à peine plus petit que sa besace. Elle l'ouvrit et confirma son objectif : de l'amalgame. L'ingrédient le plus coûteux dans le processus de fabrication du qifa, la drogue dure des bas-fonds. De quoi en faire pour plusieurs centaines de couronnes.
Les bruits au-dehors ne laissèrent soudain aucun doute. Plusieurs personnes venaient vers l'entrepôt. Quatre, d'après elle. Et lourdement harnachés, en témoignait le tintement métallique de leurs mailles et du raclement de leur lame. Elle se précipita sur la fermeture du verrou et le condamna en y brisant l'un de ses crochets.
On frappa à la porte.
- Hohé ! héla une voix. Des témoins nous ont rapporté des affrontements sur les quais. Nous savons que vous êtes à l'intérieur. Sortez et nous serons cléments !
Hors de question de sortir. Ils lui tomberaient dessus. Ils la prendraient pour une esclave en fuite et la lyncheraient. Il fallait qu'elle s'en tire. Les acheter ? Ces crétins la tueraient et empocheraient le pot-de-vin. Les éliminer ? Trop nombreux. Elle réfléchit. La fourrure de ses mains était encore couverte de farine, cette farine dans laquelle elle avait trouvé le paquet à livrer.
- Rendez-vous immédiatement ! cria un autre garde. Vous n'avez aucune issue !
Farine... Elle tâta sa besace. Ce bon vieux briquet à amadou. Elle en démonta le silex alors que les gardes commençaient à enfoncer la porte. Avec l'aide de son dernier dard, elle le fixa sur le haut du battant et mis à son contact le percuteur d'acier. Les gonds gémissaient sous les impacts répétés. Renversant une barrique, elle en vida le contenu au sol : des jarres d'huile d'olive se brisèrent et répandirent l'odeur doucereuse de leur contenu. Une des planches de la porte se descella, la lumière pénétra dans l'entrepôt. L'escamoteuse secoua le sac de farine, inondant d'une fumée blanchâtre l'intérieur. Elle toussa bruyamment, tentant d'éviter d'en respirer les effluves étouffants. La porte craquait. Elle allait se briser d'un instant à l'autre.
Kalaar se réfugia dans la barrique vidée, et en referma le couvercle sur elle. Les coups continuaient de pleuvoir sur la porte.
En un craquement sinistre, le bois et le métal cédèrent et le battant s'ouvrit avec fracas. Le silex frotta le bout d'acier, laissant s'échapper une gerbe d'étincelles. Les soldats n'eurent pas le temps de réaliser ce qu'il se passa. La poussière en suspension s'embrasa en une puissante déflagration qui souffla tout sur son passage. La structure de l'entrepôt explosa, projetant des débris incandescents sur un large périmètre. Les marchandises brulèrent et furent éjectées à plusieurs dizaines de mètres, s'encastrant dans les hangars avoisinants. Les soldats valsèrent si loin que l'un d'eux tomba à la mer, en contrebas des docks.
Bien que la barrique fût solide, l'explosion la fit rebondir tout au bas d'une ruelle, où elle s'éventra sur un muret. Kalaar en sortit, groggy, les oreilles en sang et les yeux rougis. Elle s'assura de la possession de son colis et reprit tant bien que mal la fuite, profitant du chaos engendré par son acte de destruction.
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