Kuvalzum (Partie 3)
Le souffle l'avait rendue sourde. La chute de la barrique l'avait blessée à la jambe droite. Elle clopinait douloureusement sous le couvert des ombres, s'aidant d'une planche de bois brisée comme d'une béquille. Une seule chose lui importait désormais : livrer la marchandise. Plus jamais elle n'accepterait ce genre de boulot. Bien que la paye était alléchante, à chaque fois elle y laissait des poils. Mais dans son for intérieur, Kalaar savait qu'elle ne pourrait s'empêcher de recommencer. Elle était trop orgueilleuse pour laisser passer ce genre d'occasion, toujours dans ce besoin de sans cesse défier la mort. Elle adorait se confronter au danger, même si elle pestait une fois dans la tourmente.
Kalaar se dirigea vers son nouvel objectif : le marché des épices. Les épices... encore une chose qu'elle ne comprenait pas. Quel besoin avaient les hommes d'arroser outrageusement leur nourriture avec ces poudres d'herbes et ces parfums capiteux ? Cela en devenait immangeable. La dernière fois qu'elle avait partagé le repas d'un humain, elle en avait perdu l'odorat pendant plusieurs jours.
Les ruelles se succédaient, les curieux sortaient de leur maison, attirés par le bruit de l'explosion. Enroulée dans son manteau déchiré, courbée en avant, elle rasait les murs. Ceux qu'elle croisa la considérait comme une sans-abri ou une infirme. Le marché était loin, elle n'avait pas le temps de se reposer. Il fallait avancer. Chaque instant passé à découvert était un risque supplémentaire d'être découverte.
Ses oreilles bourdonnaient encore. Sa tête la faisait souffrir. Elle s'appuya un long moment dans l'ombre d'une ruelle et haleta, le souffle court. Autour d'elle, la basse-cité s'éveillait bruyamment. Les discussions résonnaient entre les façades et chacun vaquait à ses occupations quotidiennes. Des marchands de pains de blé rouge, des épiciers improvisés, et des vendeurs de breloques de bois et de cuir. Tous avaient leurs produits étalés sur des volets de bois posés sur leur rebord de fenêtre.
La foule grossissait peu à peu et elle avait de plus en plus de mal à rester discrète, avec son odeur d'eau croupie, sa cape trempée en lambeaux et son allure de vaurien éclopé. Elle arriva finalement sur le marché, où le monde grouillant lui conféra un anonymat bienvenu. Après de nombreux détours, Kalaar trouva l'échoppe convoitée : un huilier. De nombreuses jarres étaient disposée à l'entrée, ainsi que des barriques, tonnelets et autres récipients exhalant des fragrances mêlées d'olive et d'arachide.
- Ah non ! s'indigna le commerçant. Pas de vagabond chez moi ! Dégage de là !
Elle s'immobilisa et traça un cercle rayé sur le dallage avec son orteil. Le vendeur fronça les sourcils, puis, reconnaissant ce que le symbole signifiait, montra l'arrière-boutique dans son dos. Il accueillit une autre cliente qui pénétra dans son magasin et ignora celle qui boîta jusqu'à la réserve.
Un murmure de vieille femme l'accueillit une fois qu'elle franchit le rideau épais qui fermait la remise.
- Kalaar ? C'est toi ?
L'escamoteuse chancela. Ôtant sa pelisse trouée et découvrant son visage ensanglanté, elle s'appuya lourdement sur le mur.
- Dans quel état tu t'es mise... Viens un peu par-là.
La petite taille de Mada, ses cheveux gris et crépus trahissaient son origine majaghane. Son visage était maculé de tâches noirâtres, stigmates évidents d'une consommation excessive de qifa. D'une maigreur squelettique, les joues creuses, les pommettes saillantes et les yeux voilés, elle invita à s'assoir Kalaar, qui choisit de s'affaler sur un tas de sacs vides.
- Oumim t'a encore à la bonne, on dirait. Tu as ce que je t'ai demandé ?
Kalaar fouilla dans sa besace. La vieille la détailla avec attention. Son corps était couvert d'ecchymoses. Il était rare de croiser une Ligresse en ville. Au mieux, cette race était reléguée aux tâches ingrates et au pire à l'esclavage. Kalaar arborait les traits typiques des Ligres : une fourrure couleur sable tachetée d'ocre, des moustaches courtes et fournies dansant dans les airs, des oreilles triangulaires ornées de pinceaux de poils noirs. Son épaisse crinière ornée de tresses perlées ainsi que la petite étoile à quatre branches lovée au milieu de son front la distingaient véritablement. Sa présence dégageait une beauté aussi magnifique qu'indomptée, en parfaite harmonie avec les vastes plaines et les soleils ardents qui l'avaient façonnée.
- Tiens, voilà, fit Kalaar d'une voix rauque.
Elle avait la gorge asséchée par l'explosion et la course poursuite. Elle tendit le paquet. Un contrat était un contrat. Et puis, Mada payait bien. C'était elle qui lui proposait la plupart des casses à la capitale. Tous n'étaient pas aussi risqués que celui-ci, toutefois.
- Bien, reprit l'ancienne. Prends donc un peu d'eau. Vas-y doucement.
Elle saisit l'outre tendue avec avidité et but à grandes gorgées. La bédouine plaça l'enveloppe dans un repli de sa modeste tunique.
- Tu ne vérifies pas ? demanda Kalaar.
La Ligresse possédait un phrasé dont le ton feutré glissait entre ses crocs et dont les sonorités roulaient comme un ronronnement camouflé.
- Non. Je sais que tu es loyale.
- Tu as peut-être tort.
Elle prit une inspiration dans laquelle Kalaar sentit une pointe de contrariété, mais ses traits ne trahirent rien de tel.
- Peut-être, reprit Mada. Peut-être pas. Je connaissais bien les tiens. Les Bir'Talis étaient honnêtes avec nous. Ils....
- Encore un mot et je te tranche la langue.
La Ligresse était toujours allongée et affaiblie, mais sa voix ne laissait transparaître aucune équivoque à ses intentions.
- Donne-moi l'argent et je pars.
Mada porta la main à sa ceinture et tendit une bourse de cuir noir tintante. La Ligresse l'ouvrit et fit le compte.
- Je ne t'en veux pas de ne pas me faire confiance, confia la vieille femme. Mais permets-moi au moins de te demander de ne pas partir tout de suite.
- Pourquoi ?
Mada s'était retournée et s'attarda sur son établi. Elle y prit une petite jatte en cuivre et une bande de tissu et s'approcha de Kalaar en disant :
- Parce que vu ton état, tu devrais te reposer un peu et profiter de la prochaine livraison pour quitter la ville. Ton coup d'éclat a été remarqué par beaucoup, on dirait.
Elle grimaça. Mada avait probablement raison et c'était bien ce qui la contrariait. Mieux valait que tout ça se tasse, afin qu'elle pût partir le plus discrètement possible. Sans attendre son approbation, la vieille femme appliqua le contenu du récipient sur sa jambe endolorie. La mixture bleue était fraîche et engourdissante ;la sensation lui détendit les muscles. Kalaar frissonna au point de se hérisser le poil. De l'onguent d'indigotier. Sa jambe fut bandée avec application.
- Combien de temps ?
- En milieu de matinée, si tout va bien. N'aie crainte. Je ne bouge pas d'ici, tu pourras ainsi me surveiller.
- De l'eau, encore.
Elle entreprit de se débarrasser sommairement de sa crasse à l'aide d'une bassine d'eau claire que lui désigna la vieille femme. Kalaar sortit son propre savon de sa besace et fit sa toilette alors que Mada s'en retournait à son établi.
- Tu ne sors jamais ton Ori ? demanda cette dernière. Ce ne doit pas être facile de sentir son âme dans une cage. Ça, et le fait de devoir se cacher en permanence.
La Ligresse ne répondit pas. Sa fourrure reprenait un aspect normal, mais ses habits devraient être changés tant ils étaient abîmés. En outre, elle se rendit compte qu'elle avait perdu sa dague dans l'explosion. Elle ne pourrait se défendre en cas d'affrontement, la fuite devenant la seule option.
- Tu peux le sortir si tu le souhaites, insista Mada.
- Non. Trop risqué. Il s'habitue trop vite à la liberté. Après, difficile de l'enfermer.
Malgré tout, Kalaar savait que la vieille avait raison. Rangé dans un flacon de verre épais au fond de sa besace, son Ori, la forme physique de son âme, était enfermé pour plus de prudence parmi les hommes. Cette petite lueur avait une présence envahissante lorsqu'elle était libre, mais enchaînée, elle devenait une sensation constante d'enfermement. Malgré cela, la féline était prête à endurer cette douleur, car elle savait que la discrétion qu'elle devait endosser était plus précieuse que la contrainte qui l'oppressait.
Elle se sentit mieux lorsqu'elle acheva sa toilette. L'odeur et la crasse avaient disparu, mais sa céphalée ne l'avait pas quittée. L'eau fraîche lui avait fait du bien, mais les efforts fournis avaient ankylosé ses muscles. Elle lutta contre la torpeur qui l'envahit, mais sa conscience s'abîma sous le poids de la fatigue.
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