Akh Qidyis (Partie 1)
Le rêve était doux. Le soleil sur son visage était si bon. Les herbes hautes de la savanes fouettaient ses jambes pendant sa course. Libre, heureuse. La fête autour d'elle parmi les siens. Sa main dans celle de Sarian, son époux si beau et si doux. Les rires de leurs quatre enfants. Leur odeur suave. Les gâteaux sucrés qu'ils dévoraient. Les champs à perte de vue. Le clan autour d'eux, paisible et prospère.
Un rayon de soleil effleurait son visage, pointant au travers une persienne branlante. Kalaar se réveilla. La vieille bédouine était toujours là et la regardait avec une tendre attention, à moins qu'elle ne soit complètement abrutie par une prise de qifa.
Mada cligna des yeux, paraissant lire ses pensées, et murmura :
- Une cargaison va partir au port à destination de Besme, de l'autre côté de l'Akh Qidyis. Est-ce que ça te convient ?
- Besme ? releva Kalaar en s'étirant. Ça ira.
- Tu voyageras dans une barrique d'huile d'olive. Ça ne devrait pas trop te changer.
Elle leva un sourcil. L'odeur des amphores de l'entrepôt du port imprégnait encore ses vêtements.
- Essaie de ne pas faire exploser le bateau, cette fois-ci, reprit l'ancienne.
- Combien ça va me coûter ?
Mada ne répondit pas, se contentant d'ouvrir le couvercle d'un grand tonneau près de la sortie. D'un geste, elle l'invita à rentrer dedans. Kalaar comprit et ne se fit pas prier. Elle remplit rapidement une petite outre d'eau, sauta avec souplesse dans le conteneur et le couvrit elle-même. Quelques instants plus tard, des voix s'élevaient à l'intérieur de l'échoppe. On venait chercher la marchandise. La bonde n'était pas bouchée, ce qui lui permit de voir arriver deux grands gaillards. La vieille les salua et ils transportèrent le fût jusqu'à un chariot tiré par des dromadaires. Kalaar ne vit pas les bêtes, mais leur odeur épaisse et leur blatèrement ne laissèrent aucun doute.
Le cahot de la route au pavé irrégulier la ballota, mais ses pensées étaient focalisées sur sa destination. Besme. De l'autre côté de la mer, l'Akh Qidyis comme l'appelle les Jahads, les règles étaient plus souples pour les Ligres comme elle. D'autres clans que le sien avaient rejoint ce royaume vassal.
Lors de ses précédents contrats à la capitale, elle avait pour habitude de rejoindre le nord de la province de Menmerun, flirtant avec les premiers sables du Dhazzem. La tranquillité de ce petit bout de région lui rappelait sa région natale. Elle ne la quittait finalement que pour tromper l'ennui, ou par nécessité, quand l'or venait à manquer. La récompense de son travail du jour lui permettrait de tenir trois ou quatre octaves. De Besme aux frontières du désert, il lui faudra alors cheminer vers le nord, jusqu'à ce que les dunes touchent l'horizon.
Le fil de ses pensées ne fut même pas interrompu lorsqu'on hissa la barrique à l'aide d'un palan sur une embarcation. Trimballée au milieu d'autres tonneaux sur le fond plat, elle entendit au travers du bois la voix des marins diriger la manœuvre.
Quelques instants plus tard, l'odeur puissante du sel et de l'iode envahit l'air de ses poumons. Ils avaient quitté le chenal et naviguaient désormais en mer. Le navire tanguait légèrement. En cet instant, la mer la berçait, et – maudite soit sa tristesse – elle sentit au creux de ses bras l'absence de ses petits, comme une morsure infectée qui jamais ne guérirait. Combien d'années s'étaient passées depuis qu'après la mort des siens elle avait fuit sur les routes, sans jamais pouvoir porter le deuil ?
Son enfer était là. Dans leur absence. Dans cette vie qu'elle ne partageait plus avec eux. Dans cette vie que des assassins lui avaient arrachée. Cette existence dans laquelle la survie n'existait paradoxalement que grâce à leur souvenir. Kalaar n'éprouvait plus le goût de vivre. Mais dans son esprit subsistaient encore les siens. Même si la tentation était parfois extrême, s'abandonner à la mort serait les tuer une deuxième fois. Elle ne devait pas, elle ne pouvait pas, faire subir à sa famille, le clan Bir'Talis, la même tragédie à nouveau. Quelque chose la retenait ici-bas. Une raison d'exister, sans en être réellement une.
Des embruns vinrent humidifier l'air. Elle n'aimait pas vraiment l'eau de la mer. En plus de coller à la fourrure, elle desséchait la gorge. Elle sentit son sac sursauter. Elle farfouilla dedans et tomba sur le flacon. Elle obstrua le trou de la bonde d'un bout de tissu, et regarda au travers le verre épais. Comme à l'accoutumée, elle ressentit plus qu'elle ne vit son Ori. La petite créature lumineuse était terne, boudeuse, triste et impatiente. Comme un enfant têtu à qui l'on refuse une gâterie. Kalaar en était navrée, mais elle était obligée d'en arriver là.
Combien de temps avant d'arriver à Besme ? Elle n'avait pas eu le temps de demander à la vieille bédouine. Probablement moins que pour arriver tout au fond du golfe nord, mais combien de temps ? Elle mourrait de faim. Le temps et les privations avaient sculpté son corps, mais son estomac n'avait jamais pu être dompté. Toujours cette nécessité de rassasier son estomac, une faim qui répondait à son désir de vivre, sans jamais vraiment goûter aux délices de l'existence.
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