Khamkhedet-maz-Kuvalzum (Partie 1)
Comme les étoiles tracent les constellations, les rencontres façonnent les histoires.
Proverbe jahad
- C'est laquelle cette fois ?
- La trameuse Saadaa.
- Combien de temps ?
- Quelques heures, tout au plus.
- La cause ?
- Nuque brisée. Crâne enfoncé. Bassin et jambes fracturés en... cinq endroits. Compte tenu de la hauteur de sa fenêtre, rien d'étonnant.
- Suicide ?
- Peut-être bien. C'était une grande consommatrice de qanfasa. Encore plus depuis le décès de son fils, l'année dernière. Ses prédictions étaient devenues délirantes.
- Vraiment ?
- Enfin, vous savez... c'est ce qu'on dit.
Ashka n'aimait pas les racontards. Les rumeurs de fond de cour et les messes basses ne l'intéressaient pas. Intégrité et intransigeance était l'acier dont son mental était forgé. Elle avait pressenti que cette affaire était plus louche que les autres et son intuition ne se laissait pas distraire par les avis extérieurs.
- Combien on en a, maintenant ? reprit-elle.
- Eh bien... la trameuse Olabisi retrouvée noyée dans les thermes, le haut-trameur Amkhu tué par un fauve, plus aujourd'hui Saadaa.
- Que d'accidents, n'est-ce pas ? Il me paraît pourtant évident que quelqu'un est derrière tout ça.
L'enquêteur la considéra d'un œil placide. Il s'était habitué au franc-parler de cette étrangère, à ses mots découpés par son accent prononcé et à son tempérament inhabituel. Son flair et ses méthodes singulières avaient fait leurs preuves et avaient amenée Ashka à devenir l'une des membres du Haut-Conseil. Étant née loin d'Harkara, dans les contrées d'Evayle, il s'agissait là d'une insigne marque d'honneur.
- Qu'est-ce qu'on a sur les trois ? continua-t-elle. Qu'est-ce qui les rassemble ?
- Mis à part qu'il s'agit de membres de l'Oraculaire du Padishah, rien de bien concluant. Ils ne sont pas amis, ne partagent pas les mêmes méthodes de travail, ni les mêmes interprétations. Ils se connaissaient et séjournaient dans...
Elle ne l'écoutait plus. Kobi lui racontait ce qu'elle savait déjà. Trois trameurs retrouvés morts en trois octaves. Des accidents rapprochés, trop rapprochés. Quelque chose leur échappait. Qui pouvait en vouloir aux devins royaux ? Pourquoi assassiner ces diseurs de bonne aventure ? Le Padishah allait finir par découvrir leur absence et craindre pour sa sécurité. La garde serait renforcée en conséquence et cela risquait de faire fuir le tueur. Ashka devait gagner du temps. Elle coupa Kobi dans sa logorrhée.
- Quand reçoit-il sa prochaine visite d'un membre de l'Oraculaire ?
- Je ne sais pas. D'ordinaire, il consulte au moins une fois par octave. Mais depuis quelque temps, il espace les visites.
- Pour quelle raison ?
- Il ne me l'a pas dite personnellement, répondit Kobi en haussant les épaules.
Ashka s'enfonça dans son profond fauteuil. Son bureau sentait le cade et le jasmin. L'air qui y circulait restait frais malgré l'heure avancée de la journée. L'aile ouest du palais de Kuvalzum était à l'ombre une bonne partie de la matinée et bénéficiait de ce fait d'une température plus agréable durant les étés caniculaires d'Harkara, car la proximité de l'Akh Qidyis ne parvenait pas à atténuer la touffeur qui y régnait.
- Autre chose, reprit l'enquêteur, la consommation de qanfasa du Padishah s'est accrue considérablement, surtout depuis la disparition de la princesse Saifa et du prince Morwa. Les gardes ont remarqué que les encensoirs brûlaient parfois jour et nuit.
La conseillère leva un sourcil. Cette drogue servait principalement aux nobles en besoin de s'encanailler. Elle était également nécessaire aux rituels divinatoires de l'Oraculaire. Ces cérémonies n'avaient normalement pas lieu dans le palais.
- Je veux savoir pourquoi ce changement dans ses habitudes. S'il ne s'agit que de sa consommation personnelle, je veux savoir si le Vizir est au courant et si les achats de qanfasa sont réguliers et légaux. Si ce sont des devins qui sont avec lui, je veux savoir qui ils sont, ce qu'ils font en sa présence et pourquoi il ne va plus à ses consultations habituelles. Fais jouer tes espions et tes contacts, il nous faut agir vite et discrètement.
- Bien, Conseillère.
- Je veux du nouveau dès ce soir, compris ?
Kobi hocha nerveusement la tête et s'effaça dans l'embrasure de la porte. À peine eut-il passé le seuil qu'une autre silhouette s'y découpa. Ashka soupira en la voyant approcher.
- Oui, soldat ?
- Capitaine Farhi, garde maritime, au rapport, clama l'homme d'un ton grave.
- Je sais qui vous êtes, soldat. Parlez.
Le conformisme militaire exaspérait Ashka. Elle le foudroya de ses yeux verts émeraude.
- Je viens à la requête de notre seigneur Padishah Melki In Malhoufi. Conformément à ses ordres, nous avons intercepté et capturé une fuyarde ligre sur l'Akh Qidys. Toumim soit louée, elle s'est rendue sans se battre.
L'Evaylienne n'en revenait pas. Elle resta un instant interdite, laissant son agacement de côté. Elle n'avait pas été mise au courant, ni du pourquoi, ni du comment de cette affaire.
- Vous n'avez pas reçu ces ordres de moi, lui répondit-elle, pourquoi venez-vous m'en tenir informée maintenant ?
- Pardonnez-moi, Conseillère. Ce sont aussi les ordres du Padishah. Il souhaitait que vous rejoigniez le Grand Palais pour en discuter.
- Quand ? lança Ashka.
- Dès maintenant.
- Maintenant ? J'ai des affaires en cours.
- C'est que... vous êtes attendue, Conseillère.
Son enquête devrait attendre. La stupéfaction qu'elle éprouva se mêlait désormais à l'impatience de découvrir le fin mot de l'histoire. Sa nervosité peu habituelle était si visible qu'elle en embarrassa le capitaine. Elle espérait avoir des explications. En dix années de service, cela ne s'était jamais produit.
Ashka rassembla ses longs cheveux blonds et les lia en une épaisse queue de cheval, soucieuse de se conformer davantage à l'étiquette. Elle se leva en gardant un semblant de dignité et emboîta le pas de Farhi comme une simple subordonnée. Quittant l'aile occidentale, ils se dirigèrent vers les jardins suspendus, passage obligatoire vers l'enceinte très surveillée du Grand Palais.
Khamkhedet-maz-Kuvalzum, "le Cercle Doré des Grands Rois", était la résidence des padishahs de Menmerun depuis l'Unification des provinces du Rajahai. Il ne s'agissait ni de la plus fastueuse ni de la plus exubérante des demeures souveraines, mais le luxe dont elle débordait dépassait de loin le confort du commun des mortels. Dans le jardin étaient parsemés essences d'arbres exotiques et vergers en fleurs aux fruits parfumés, entourés de massifs aux mille couleurs. Ombragée par un épais bosquet de palmiers, une volière raffinée trônait en son centre et résonnait d'innombrables chants d'oiseaux. Des fauves et autres animaux exotiques menés par des dompteurs et des dresseurs déambulaient au milieu des nobles et des riches commerçants composant la Cour.
Discutant à part, les membres du Haut-Conseil des Six patientaient sous une tonnelle de vigne vierge. À l'arrivée d'Ashka, tous hochèrent la tête.
- Conseillère Ashka, nous vous attendions, lança un homme au teint buriné et à l'embonpoint prononcé.
- Conseiller Rezmi, vous pouvez m'en dire plus au sujet de ce qui requiert notre présence au palais ?
Son ton se voulait placide, mais son attitude trahissait une nervosité grandissante. Les Six échangèrent des regards interrogatifs.
- Vous n'avez pas été informée ? demanda une femme aux yeux et au teint d'ébène.
- Non, Conseillère Malduka. Et j'en déduis que vous non plus.
Fahri se racla la gorge bruyamment. Ashka fronça les sourcils devant cette impudence.
- Le Padishah nous attend, trancha l'Evaylienne. Les réponses aussi. Autant suivre ce... soldat.
Le capitaine tancé feignit l'indifférence en raidissant son pas. Il prit la tête du groupe et le guida jusqu'aux imposantes portes de la salle du trône.
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