Lil Ahtur (Partie 1)

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Paroles du cœur, vont au cœur ; paroles de la langue, aux oreilles tout au plus.

Proverbe majaghan

Retour sur une dahabeya. C'était le comble, pour elle qui n'avait pas le pied marin. Vraiment une affaire de sans-griffe ces bateaux. Les Ligres préféraient la pêche dans les eaux peu profondes des oasis ou des oueds printaniers. Et même là, ils rechignaient à le faire, préférant de loin la chasse et la culture.

Au moins nous avançons vite, soupira Kalaar.

Un puissant vent du sud gonflait la voile unique de l'embarcation. Combinée aux cinq paires d'avirons, ils longeaient la côte est de l'Akh Qidyis à une allure soutenue. Au bout d'un jour et demi, ils naviguaient au large la cité portuaire d'Edsai. Un bateau en patrouille resta à distance raisonnable lorsque le pavillon de Kuvalzum fut hissé. L'armée souveraine avait droit de passage sur les terres et dans les eaux vassales, et tant que le Padishah asseyait son autorité sur les seigneurs de Menmerun, bafouer ce droit équivalait à une déclaration de guerre. Le Shah d'Edsai ne souhaitait visiblement pas en découdre.

S'il savait... il profiterait de l'opportunité pour prendre le pouvoir.

Kalaar était appuyée à la poupe du navire, à l'instar de la nuit où elle fut capturée. Aujourd'hui, elle faisait route vers le désert, son Ori perchée sur l'épaule. Sa lueur lancinante reflétait l'humeur éternellement maussade de sa propriétaire. Attirée comme une mouche par du sucre, Ashka s'approcha, le talon de ses bottes claquaient contre le bois du pont.

  • Aussi discrète qu'un aveugle dans une verrerie ! railla Kalaar sans se donner la peine de se retourner.
  • Garde tes piques, nous ne sommes pas ennemies, répliqua Ashka. Nous ne l'avons jamais été, d'ailleurs.
  • Les Jahads sont mes ennemis. Tu sers les Jahads. Qu'ai-je à ajouter ? D'ailleurs, tu étais pirate, non ? Tu as choisi la servitude plutôt que la liberté. Tu es encore plus méprisable que tes maîtres.

Ashka encaissa les insultes avec difficulté. Elle se contint et se rasséréna, se mordant douloureusement la lèvre.

  • J'ai choisi une autre vie. Je ne regrette pas la piraterie. Vivre de pillages et de traîtrises au service des grands seigneurs de la mer, ou vivre dans un palais à conseiller un roi dont les actions sont discutables... le confort est différent, c'est sûr. Et j'ai l'impression d'être plus utile, en amenant le Padishah à prendre de meilleures décisions, grâce à moi et aux autres conseillers.

Kalaar se retourna vers elle et leva un sourcil de gêne quant à sa confession. Ses vibrisses en frémirent.

  • Bref, écourta Ashka. Il paraît que tu connais bien le désert. Qu'est-ce qui t'as poussé à y aller ?
  • Pour fuir les Jahads.

Elle se retourna vers le large. Les oreilles de la Ligresse s'étaient couchées en arrière alors que son visage se peignait de douleur.

  • Je connais un peu le peuple majaghan. "Ceux-qui-courent-sur-les-Dunes" comme vous les appellez avec mépris. Ils pourront nous aider, nous guider dans le Dhazzem. De toute manière, s'y aventurer sans eux, c'est la mort assurée.
  • Nous irons les rencontrer à Touz, la dernière oasis avant le Dhazzem, déclara l'Evaylienne.
  • Je connais assez bien Touz.
  • Alors voilà le programme ! lança Izmeer qui arrivait dans leur dos. Heureusement que j'ai la bonne idée de m'immiscer dans votre conversation, je ne suis pas certain que l'une d'entre vous m'aurait tenu informé.
  • Pardon, Izmeer, s'excusa Ashka. Nous ne faisons que discuter.
  • Tout va bien, conseillère. Je vous taquine ! fit-il d'un ton malicieux.
  • Appelons-nous par nos prénoms, ce sera plus commode, proposa Ashka.
  • Oui, d'ailleurs, en parlant de cela, dame féline, j'ai ouïe dire que votre clan était le fameux clan Bir'Talis, c'est bien cela ?

En un éclair, Kalaar porta la main à l'une de ses dagues, mais Ashka l'arrêta dans son geste. Izmeer eut un mouvement de recul, les yeux agrandis par la peur. Il leva les mains brusquement en signe d'apaisement.

  • Je... je ne voulais pas vous froisser. J'ai eu ma réponse, hein ? tenta-t-il en souriant nerveusement. Je m'en veux terriblement, je suis trop curieux que voulez-vous.

Sa voix variait erratiquement dans les graves et les aigus. Il n'avait visiblement pas prévu une telle réaction. Kalaar se dégagea d'Ashka et reprit :

  • À l'avenir, ne parle pas de mon clan en ma présence, ou je t'étripe, mission ou pas. Je me suis bien faite comprendre ?
  • Tout à fait ! reprit Izmeer d'un ton jovial mais tremblotant. Mais... changeons de sujet. D'après le capitaine de la dahabeya, nous arriverons dans deux jours à Lil Ahtur. Je n'ai pas le plaisir de connaître cette cité. Et vous ?
  • Non plus, répondit la Ligresse. Je l'ai toujours évitée. On ne me propose que des sales boulots là-bas.
  • Nous n'avons pas besoin de la visiter. Elle est aux mains d'un Shah vassal. Même si nous ne sommes pas recherchés, nous allons jouer la carte de la discrétion et de la rapidité. Nous débarquerons la veille sur la côte, puis remonterons le long de la plage le jour suivant jusqu'à la cité. Ensuite nous achèterons ce dont nous avons besoin et ne resterons que le temps nécessaire. Des questions ?
  • Pas de questions, conseil.... Ashka ! se reprit-il. Nous avons un peu de temps pour nous détendre, alors ! Pas de couteaux tirés d'ici-là, hein ?

Izmeer fit un clin d'œil à Kalaar, qui leva les yeux au ciel. Il s'éloigna sur le pont et engagea la discussion avec les membres de l'équipage.

  • Il est... enthousiaste, dit Ashka en le regardant.
  • Pénible, surtout, ajouta Kalaar. Donc Lil Ahtur, ensuite Touz. Je garderai caché mon Ori dans la cité. En revanche, l'oasis est revendiquée par les Jahads. Cela m'étonnerait qu'on en croise là-bas, mais on ne sait jamais. Ils ont accepté d'en laisser la gérance aux bédouins, car ils n'aiment pas quitter leur petit confort du bord de mer.

À l'est apparaissaient les pics les plus proches du Tjeb Klimazhad, chaîne de montagnes immense s'étendant d'après les explorateurs jusqu'à la lointaine Karshai. Les versants nord du massif, ses paysages verdoyants et ses torrents secret, qu'en restait-il aujourd'hui ? se demanda Kalaar. Y avait-il encore des Ligres là-bas, qui seraient revenus après la destruction des Bir'Talis ?

  • Tout va bien ? demanda Ashka. Tu sembles ailleurs, et ...
  • Tout va bien, merci. Je n'ai pas besoin d'une épaule pour m'épancher. Je souhaite rester seule. On se retrouve autour du prochain repas.

Une peine fugitive traversa le visage d'Ashka, puis elle hocha la tête. Elle rejoignit Izmeer pour coordonner ses plans avec l'équipage.

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